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Collection Nord-Sud

Sous la direction de Gérard Verna et Yvan Conoir

Nombreux sont les problèmes concernant le Nord et le Sud, la pauvreté et la richesse, le développement et le mal-développement, la modernité occidentale et la tradition et bien d'autres oxymores encore, significatifs par nature de la dualité de notre société terrienne.

Nous sommes bien loin encore d'un monde où tous les problèmes se posent de la même façon, et où les solutions de l'un peuvent toujours aider l'autre. Nous sommes tout aussi loin de la justice, de l'équité et même de conditions de vie minimales pour tous.

La collection Nord-Sud a été créée pour aborder ces contradictions et tenter d'aider à y voir plus clair à travers des thèmes d'importance (l'action humanitaire, la consolidation de la paix, l'éthique Nord-Sud, etc.) dans des ouvrages alliant la réflexion et les études de cas concrets.

Dans la même collection

Martin Kalulambi Pongo et Tristan Landry, Terrorisme international et marchés de violence, 2005.

Intégration de la dimension genre à la lutte contre la pauvreté et objectifs du Millénaire pour le développement

Manuel à l'intention des instances de décision et d'intervention

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Intégration de la dimension genre à la lutte contre la pauvreté et objectifs du Millénaire pour le développement

Manuel à l'intention des instances de décision et d'intervention

Naila Kabeer

Traduction de l'anglais par Catherine Ego

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Table des matières

Remerciements

XII

Abréviations

XIII

Avant-propos

XV

Résumé

XIX

1. Genre, pauvreté et politiques du développement

1

Introduction

1

Rappel historique des politiques de lutte contre la pauvreté

5

Jusqu'aux années 1960 : les premières stratégies de croissance

5

Années 1970 et 1980 : crises économiques et ajustements structurels

5

Années 1990: les rapports de la Banque mondiale et du PNUD

6

2000/2001 : le Rapport sur le développement dans le monde (RDM)

8

Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) des Nations Unies

9

Le genre comme enjeu des politiques publiques

13

Les années 1970 et 1980 : établissement des corrélations entre genre et développement

13

La dimension genre dans le Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001

21

Le Rapport 2001 de la Banque mondiale

22

La dimension genre dans les objectifs du Millénaire pour le développement

24

Conclusion

26

2. L'intégration de la dimension genre à l'analyse macroéconomique

29

Introduction

29

Préjugés sexistes et distorsions sexospécifiques dans l'analyse macroéconomique

29

Les premiers modèles de la croissance économique

30

Les distorsions sexospécifiques de l'analyse macroéconomique

33

Pour des modèles intégrant la dimension genre

38

Genre et réponses microéconomiques

41

Les institutions et les acteurs dans une économie sexospécifiée

43

Résultats empiriques

45

L'impact des macropolitiques

45

Le genre et les modèles d'équilibre général calculable (MÉGC)

47

Égalité des genres et croissance économique : des conclusions divergentes

49

a. Une synergie positive?

50

b. Un arbitrage?

52

Conclusion

54

3. La géographie de l'inégalité entre les genres

57

Introduction

57

Les institutions et l'inégalité des genres

60

L'inégalité des genres selon la région du monde

62

Asie

63

Afrique subsaharienne

67

Amérique latine et Caraïbes

70

Actualisation de la géographie des genres

71

La mondialisation et l'essor des marchés du travail flexible

72

Genre et taux d'activité dans les années 1980 et 1990

76

Genre et hiérarchie du marché du travail

86

Classification des contraintes déterminées par le genre

89

Conclusion

92

4. Les méthodes d'analyse de la pauvreté et de ses dimensions sexospécifiques

97

Introduction

97

La méthode du seuil de pauvreté

97

Pauvres et non-pauvres

97

Les ménages dirigés par une femme et la féminisation de la pauvreté

100

La méthode des capacités

102

Au-delà des moyens et des fins

102

Inégalités hommes–femmes et développement humain

104

L'inégalité des genres et les paramètres de l'ISDH

107

Le désavantage masculin

115

Résumé

117

Les enquêtes participatives sur la pauvreté (EPP)

118

La pauvreté vue par les pauvres

118

Enquêtes participatives et genre

122

Les limites des enquêtes participatives

125

Conclusion

128

5. Inégalité des genres et lutte contre la pauvreté : l'amélioration des moyens d'existence des ménages

133

Introduction

133

Inégalité des genres et pauvreté des ménages en Asie du Sud

135

Travail des femmes et survie des ménages

135

La répartition sexospécifique du travail dans les régions rurales

135

Pauvreté des ménages et travail rémunéré des femmes

139

Travail et genre dans les zones urbaines

143

Pauvreté des ménages et travail des femmes dans les zones urbaines

146

Inégalité des genres et pauvreté des ménages en Afrique subsaharienne

150

Genre et activité économique dans les zones rurales

152

Pauvreté des ménages et activité économique des femmes

158

Genre et activité économique urbaine

164

Inégalité des genres et pauvreté salariale : les grandes lignes

169

Travail des femmes et survie des ménages

169

Travail des femmes et réaction des ménages en cas de crise

172

Cheffes de famille et pauvreté des ménages

174

Inégalité des genres et rendements du travail féminin

177

Conclusion

180

6. Égalité des genres et développement humain : l'accroissement des capacités

183

Introduction

183

Inégalité des genres et développement humain : les arguments d'équité

184

Inégalité des genres et qualité de vie de base

185

Inégalité des genres et taux de survie des enfants : l'exemple de l'Asie du Sud

186

Inégalité des genres et arbitrage quantité–qualité

189

Inégalité des genres, charge de travail et alimentation

192

Inégalité des genres et dangerosité des moyens d'existence

197

Inégalité des genres et qualité de vie des familles : les arguments d'efficacité

200

Genre, ressources et qualité de vie des enfants : les causalités sociales

201

Genre, ressources et qualité de vie des familles : préférences et priorités

203

Conclusion

208

7. Égalité des genres et autonomisation des femmes

211

Introduction

211

L'autonomisation : capacités réelles d'action, ressources, réalisations

212

Instruction et autonomisation des femmes

219

Les impacts positifs de l'instruction

219

Les limites de l'instruction comme moyen d'autonomisation

221

Travail rémunéré et autonomisation des femmes

226

Travail salarié dans le secteur agricole

227

Travail salarié dans le secteur non agricole

228

Participation politique, représentation et autonomisation des femmes

231

Présence des femmes dans les parlements nationaux

231

Présence des femmes dans les gouvernements locaux

236

Capacités d'action individuelles et mobilisations collectives : les bases de l'action citoyenne

238

Conclusion

242

8. L'intégration des objectifs d'équité intergenres aux politiques institutionnelles

245

Introduction

245

Égalité des genres et croissance économique : arbitrage ou synergie ?

246

Égalité des genres et croissance favorable aux pauvres : arbitrage ou synergie ?

248

Les impacts de la croissance économique sur l'égalité des genres

251

Les Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté : un bilan sexospécifique

254

Démarche et contenu des CSLP

254

Les questions sexospécifiques dans les CSLP

255

CSLP et inégalités sexospécifiquesádans la prise de parole, le pouvoir et l'influence

260

Les enseignements des CSLP

262

Les stratégies sectorielles de lutte contre la pauvreté

269

L'analyse sexospécifique des budgets (ASB)

274

Les projets nationaux d'ASB

278

Les possibilités d'action politique qui émanent de l'ASB

280

Intégration de la dimension genre à l'élaboration des politiques institutionnelles

281

Le Système de gestion sexospécifique (SGS)

283

La mobilisation en faveur des objectifs d'équité intergenres : la construction d'un militantisme citoyen

286

Conclusion

289

Bibliographie sélective

293

Glossaire

303

Tableaux

1.1 Les objectifs du Millénaire pour le développement

10

3.1 Estimation du taux d'activité économique des femmes et du pourcentage des femmes dans la population active totale

77

3.2 Répartition de l'emploi par secteur économique

80

7.1 Les femmes dans la vie politique

233

Figures

2.1 La conception « en iceberg » de l'économie

35

3.1 La hiérarchie sociale des moyens d'existence

75

Remerciements

Nous tenons à remercier de leur inestimable apport les membres du Groupe d'experts du Commonwealth qui se sont réunis à la Marlborough House le 3 décembre 2001 pour revoir la première version de cette publication :

Rudo Chitiga, Fondation du Commonwealth

Francesca Cook, Secrétariat du CAD, OCDE

Malcolm Ehrenpreis, Banque mondiale, R.-U.

Lucia Hanmer, ministère du Développement international, R.-U.

Gerd Johnsson-Latham, Ministère des Affaires étrangères, Suède

Shireen Lateef, Asian Development Bank (ADB)

Lin Lean Lim, Organisation internationale du travail (OIT)

Rachel Masika, Oxfam R.-U.

Donna St Hill, Women's Budget Group, R.-U.

John Sender, School of Oriental and African Studies (SOAS), University of London

Randy Spence, Centre de recherches pour le développement international (CRDI)

Howard White, Institute of Development Studies, University of Sussex

Anne Whitehead, Faculty of Arts, University of Sussex

Sushila Zeitlyn, ministère du Développement international, R.-U.

Tim Shaw, Institute of Commonwealth Studies, University of London

Membres du personnel des divisions du Secrétariat du Commonwealth :

Economic Affairs Division (Affaires économiques) : Indrajit Coomaraswamy Governance and Institutional Development Division (Gouvernance et développement institutionnel) : Michael Gillibrand, Jasim Jasimuddin Political Affairs Division (Affaires politiques) : Chuks Ihekaibeya Social Transformation Programmes Division (Programmes de transformation sociale) : Rawwida Baksh-Soodeen, Lucia Kiwala, Valencia Mogegeh, Maryse

Roberts, Nancy Spence Special Advisory Services Division (Services consultatifs spécialisés) : Kamala Bhoolai, Rosemary Minto

Strategic Planning and Evaluation Division (Planification et évaluation stratégiques) : Richard Longhurst

Youth Affairs Unit (Unité Jeunesse) : Jane Foster, Andrew Simmons

Abréviations

APD

Aide publique au développement

ASB

Analyse sexospécifique des budgets

BMD

Banque multilatérale de développement

CAC/SCN

Comité administratif de coordination/Sous-comité de la nutrition

CNTE

Culture non traditionnelle d'exportation

CRDI

Centre de recherches pour le développement international

CSLP

Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté

CYSD

Centre for Youth and Social Development (Centre pour la jeunesse et le développement social)

DAWN

Development Alternatives with Women for a New Era

DfID

Department for International Development (ministère du Développement international)

DHS

Demographic and Health Survey (Enquête sur la démographie et la santé)

EPP

Enquête participative sur la pauvreté

ÉPR

Évaluation participative rurale

FIDA

Fonds international pour le développement agricole

FMI

Fonds monétaire international

IDH

Indicateur du développement humain

IMC

Indice de masse corporelle

IPF

Indicateur de la participation des femmes

ISDH

Indice sexospécifique du développement

ISRF

Indicateur du statut relatif des femmes

ITS

Infection transmise sexuellement

LIFPL

Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (Women's International League for Peace and Freedom – WILPF)

MÉGC

Modèle d'équilibre général calculable

NIUA

National Institute of Urban Affairs (Institut national de recherches urbaines)

NSS

National Sample Survey (Enquête nationale)

NUDE

National Union of Domestic Employees (Syndicat national des employés domestiques)

OCDE

Organisation de coopération et de développement économiques

OID

Objectifs internationaux de développement

OIT

Organisation internationale du travail

OMD

Objectif du Millénaire pour le développement

OMS

Organisation mondiale de la santé

ONG

Organisme non gouvernemental

ONU

Organisation des Nations Unies / Nations Unies

PAS

Politique d'ajustement structurel / Programme d'ajustement structurel

PHFJ

Proportion hommes–femmes chez les jeunes

PIB

Produit intérieur brut

PMA

Pays les moins avancés

PNB

Produit national brut

PNUD

Programme des Nations Unies pour le développement

PPTE

Pays pauvres très endettés

RDM

Rapport sur le développement dans le monde

RMDH

Rapport mondial sur le développement humain

SCN

Système de comptabilité nationale

SEWA

Self-Employed Women's Association (Association des travailleuses autonomes)

SGS

Système de gestion sexospécifique (Gender Management System, GMS)

UNICEF

Fonds des Nations Unies pour l'enfance (United Nations Children's Fund)

UNIFEM

Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (United Nations Development Fund for Women)

UNRISD

Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social (United Nations Research Institute for Social Development)

VIH

Virus de l'immunodéficience humaine

WBI

Women's Budget Initiative (Projet Budget Femmes)

WIEGO

Women in Informal Employment Globalizing and Organizing (Mondialisation et syndicalisation des travailleuses du secteur informel

Avant-propos

Intégration de la dimension genre à la lutte contre la pauvreté et objectifs du Millénaire pour le développement : Manuel à l'intention des instances de décision et d'intervention constitue un apport majeur à la série d'ouvrages établie par le Secrétariat du Commonwealth sur la prise en compte des questions sexospécifiques dans différentes problématiques multisectorielles se rapportant au développement. Il est à espérer que les personnes et les instances qui élaborent les politiques de développement et qui assurent la planification et l'implantation des programmes liront cet ouvrage et l'utiliseront, en même temps que d'autres publications portant plus particulièrement sur la situation dans les différents pays.

En 1996, les ministres du Commonwealth responsables de la condition féminine et des questions sexospécifiques ont confié au Secrétariat du Commonwealth le mandat d'élaborer le concept et la méthodologie du Système de gestion sexospécifique (SGS – Gender Management System, GMS), une approche globale visant à intégrer d'une manière pleine et entière la dimension genre à toutes les politiques et à tous les plans et programmes gouvernementaux.

Pour porter ses fruits, le SGS doit s'appuyer sur un partenariat social très large. En particulier, le gouvernement doit consulter les autres intervenants majeurs et agir en collaboration avec eux, par exemple la société civile et le secteur privé. Projet de réalisation de l'égalité et de l'équité entre les hommes et les femmes en tant que partenaires dans la recherche de la justice sociale, l'intégration des questions sexospécifiques aux programmes et aux politiques comporte des volets techniques, mais elle touche aussi à la gestion et à l'encadrement ainsi qu'au politique, à l'économique et au socioculturel.

Les ministres du Commonwealth responsables de la condition féminine et des questions sexospécifiques ont demandé lors de leur Sixième Assemblée tenue en avril 2000 à New Delhi, en Inde, que soit élaborée la série SGS. Ils ont ainsi encouragé la division Genre du Secrétariat du Commonwealth à poursuivre l'élaboration de documents accessibles et adaptables aux besoins divers des pays membres. Le but du présent ouvrage est de répondre à cette requête.

Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) ont été adoptés par les chefs d'États et de gouvernements du monde lors d'un sommet spécial des Nations Unies qui s'est tenu en l'an 2000. Les OMD regroupent différentes cibles quantitatives et mesurables qui visent notamment un développement plus durable et plus juste ainsi que l'éradication de la pauvreté à horizon 2015. L'un de ces objectifs consiste à assurer l'autonomisation des femmes. Par la Déclaration de Coolum de mars 2002, les chefs de gouvernements du Commonwealth ont adopté les objectifs du Millénaire pour le développement et annoncé leur détermination à œuvrer à l'élimination de la pauvreté et à la promotion d'un développement durable centré sur l'être humain. Ils ont en outre souligné que, dans de trop nombreuses sociétés, les femmes restent soumises à la discrimination (Déclaration de Coolum, 5 mars 2002).

Les instances du Commonwealth considèrent l'égalité des genres comme une condition essentielle de l'éradication de la pauvreté. Pour concrétiser les OMD, il faut combattre la pauvreté et remédier à l'insuffisance de l'accès aux services d'instruction et de santé ainsi qu'à celle des possibilités d'action productive mais aussi, plus particulièrement, résorber l'impact disproportionné de ces freins sur les femmes. L'autonomisation féminine constitue ainsi l'un des pivots de la lutte contre la pauvreté. Les recherches montrent que l'autonomisation des femmes et les investissements dans l'amélioration de leurs conditions d'existence et de leurs capacités se traduisent par des gains considérables en développement.

Il ne fait pour nous aucun doute que la publication du présent ouvrage et son utilisation par les personnes et instances directement ou indirectement responsables de l'élaboration des politiques et de leur implantation contribueront d'une manière importante à l'éradication de la pauvreté en montrant la nécessité d'adopter une perspective sexospécifique bien plus ambitieuse que celle qui est décrite dans les OMD.

Cet ouvrage est né d'une collaboration entre la Division des programmes de transformation sociale du Secrétariat du Commonwealth et de nombreux groupes, personnes et instances. Nous les remercions très sincèrement de leur apport.

Cette publication n'aurait pas été possible sans l'appui du Centre de recherches pour le développement international (CRDI) et celui de l'Agence canadienne de développement international (ACDI).

Je tiens également à remercier nos collègues des organismes bilatéraux et multilatéraux, des centres de recherches et d'enseignement et des ONG qui ont participé au Groupe d'experts du Secrétariat du Commonwealth en décembre 2001 pour réviser la première version. En particulier, je tiens à remercier Randy Spence, du CRDI, qui a participé au Groupe de décembre 2001, et Bill Carman, également du CRDI, pour ses conseils éditoriaux. Enfin, nous remercions Diana Rivington, de l'ACDI, et Beatrice Mann, de l'Organisation internationale du travail (OIT), qui nous ont fourni la plupart des photographies reproduites dans cet ouvrage.

Ce manuel constitue l'adaptation d'un ouvrage plus long de Naila Kabeer, provisoirement intitulé Gender Equality, Poverty Eradication and the Millennium Development Goals : Maximising Synergies and Minimising Trade-offs, et devant être publié conjointement par le Secrétariat du Commonwealth et par la maison d'édition Routledge. Les lecteurs et lectrices pourront consulter les textes de l'édition Routledge dès leur publication pour approfondir certains des concepts et arguments plus complexes.

Merci à Tina Johnson, qui a réussi le tour de force d'adapter le manuscrit sous forme de manuel, ainsi qu'à Rawwida Baksh-Soodeen, qui a mis le projet sur les rails, coordonné l'équipe et les ressources et travaillé en étroite collaboration avec Naila Kabeer afin de mener cette entreprise à son terme. Un grand merci aussi à Rahul Malhotra, qui a aidé Naila Kabeer dans la compilation des statistiques utilisées dans cet ouvrage.

Enfin, et surtout, tous nos remerciements vont à l'auteure, Naila Kabeer. La profondeur de sa réflexion conceptuelle, toujours orientée vers les résultats concrets, son immense sensibilité aux réalités économiques et sociales féminines qu'elle constate sur le terrain ainsi que son talent à mettre l'analyse économique la plus rigoureuse au service de l'amélioration de la vie quotidienne des femmes constituent pour nous tous et nous toutes une source constante d'admiration et d'encouragement.

Le présent ouvrage a été lancé [dans sa version originale anglaise] aux Nations Unies lors de la 47e rencontre de la Commission de la condition de la femme à l'occasion du Jour international des femmes (le 8 mars 2003) et du Jour du Commonwealth (le 10 mars 2003). Nous espérons de tout cœur que ce manuel fera mieux comprendre les articulations entre l'autonomisation des femmes, l'éradication de la pauvreté et les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD). Et surtout, nous espérons qu'il favorisera la coordination et l'instauration de synergies nombreuses et fructueuses dans les efforts que nous déployons pour promouvoir l'égalité des genres dans les programmes de lutte contre la pauvreté et dans les initiatives de concrétisation des OMD.

Nancy Spence
Directrice, Division des programmes de transformation sociale
Secrétariat du Commonwealth

mars 2003

Résumé

En septembre 2000, lors du Sommet du Millénaire des Nations Unies, 189 gouvernements du monde se sont engagés à unir leurs efforts pour réduire la pauvreté mondiale de moitié à horizon 2015. La Déclaration du Millénaire énonçait plusieurs objectifs majeurs du développement s'inscrivant dans la droite ligne de ses valeurs fondamentales. En plus de la réduction de la pauvreté et de la faim, ces objectifs engageaient les États à promouvoir le développement humain, maintenir un environnement durable et mettre sur pied des partenariats pour le développement. En outre, ils établissaient explicitement l'égalité entre les genres comme une fin en soi : « Aucune personne, aucune nation ne doit être privée des bienfaits du développement. L'égalité des droits et des chances des femmes et des hommes doit être assurée. »

Le présent ouvrage fait le point sur les résultats des recherches théoriques et empiriques entourant les progrès réalisés par rapport aux objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) du point de vue de l'égalité des genres. Pourquoi avoir choisi cet angle d'analyse ? Premièrement, s'il existe dans certaines sociétés des formes d'inégalité socioéconomique qui dépassent le genre (par exemple, l'apartheid racial en Afrique du Sud, le système des castes en Inde ou la segmentation par classes au Brésil), l'inégalité intergenres est la plus omniprésente de toutes. Sous différents visages, elle marque les relations sociales dans toutes les sociétés ou presque. Par conséquent, toutes les sociétés du monde, les riches comme les pauvres, devraient avoir à cœur de bien comprendre les causes et les impacts de l'inégalité hommes–femmes.

Deuxièmement, l'inégalité intergenres est présente dans les différents groupes qui évoluent à l'intérieur des sociétés. Comme elle recoupe d'autres formes d'inégalité, elle touche les groupes riches aussi bien que les pauvres, les groupes raciaux dominants aussi bien que les subordonnés, les groupes privilégiés aussi bien que les castes « intouchables ». Dans une société donnée, l'inégalité des genres se manifeste de manières différentes selon la couche sociale ou le groupe considéré.

Souvent, mais pas toujours, elle est plus marquée chez les pauvres. Par conséquent, l'inégalité sexospécifique s'ajoute au dénuement économique : au total, les femmes sont touchées par des formes de pauvreté plus extrêmes que celles auxquelles les hommes sont soumis. L'inégalité des genres fait partie intégrante des mécanismes qui causent et aggravent la pauvreté dans la société. Elle doit par conséquent faire aussi partie intégrante des mesures mises en œuvre pour éradiquer la pauvreté.

Enfin, l'inégalité intergenres structure les relations de la production et de la reproduction dans les sociétés. Dans la plupart des régions du monde, les hommes assument une part importante des moyens d'existence des ménages. Par contre, ils ne jouent en général qu'un rôle négligeable dans le travail reproductif non rémunéré de la sphère domestique. À l'inverse, les femmes assument l'essentiel du travail non rémunéré se rapportant aux soins prodigués aux membres de la famille. Variable selon la région, c'est toutefois dans les ménages les plus pauvres que leur présence dans la sphère productive atteint généralement son apogée. Cependant, les hommes et les femmes sont très loin de bénéficier d'un accès égal aux ressources qui leur sont nécessaires pour s'acquitter de leurs responsabilités. La valeur que la société reconnaît à leurs apports respectifs ainsi que les capacités dont ils et elles disposent pour agir et déterminer leurs propres destinées sont aussi très inégalitaires.

Ainsi que les recherches citées dans le présent ouvrage le prouvent, plusieurs dizaines d'années de recherches et de militantisme en faveur de l'égalité des genres n'ont pas encore convaincu les instances d'élaboration et d'implantation des politiques de renoncer au concept d'homme pourvoyeur. Les projets d'accroissement de la productivité des segments les plus pauvres de la population s'adressent encore en grande partie aux hommes. Pendant ce temps, les femmes sont censées continuer de contribuer aux moyens d'existence du ménage et aux soins de la famille sans que leur travail soit soutenu ou reconnu, ou seulement d'une manière très marginale. Cette prédominance du concept d'homme pourvoyeur n'aurait pas tant d'importance si les ménages étaient ces institutions égalitaires dépeintes dans les traités d'économie conventionnelle et toujours vivaces dans l'imagination de la plupart des décideurs politiques. Dans ce cas, en effet, la redistribution des ressources et des responsabilités entre les membres de la famille empêcherait l'émergence des inégalités intrafamiliales ou leur exacerbation.

Mais les ménages ne sont pas nécessairement égalitaires. Au contraire, ils s'avèrent souvent le lieu de conflits coopératifs dans lesquels les hommes, en tant que groupe, exploitent leur accès privilégié aux ressources à l'intérieur du ménage et dans le domaine public élargi pour défendre et privilégier leurs propres intérêts, souvent aux dépens des femmes et des filles. En d'autres termes, les inégalités de la sphère familiale s'ajoutent à celles des institutions réputées sexospécifiquement neutres que sont le marché, l'État et la collectivité, étendant ainsi l'inégalité intergenres à tous les échelons et à tous les secteurs de la société. Par conséquent, les femmes et les hommes ne subissent pas la pauvreté également et ne la vivent pas de la même manière. De plus, les mécanismes qui conduisent à la pauvreté diffèrent d'un genre à l'autre, même s'ils sont apparentés. Il faut donc s'attaquer à la pauvreté ainsi qu'aux inégalités de genre au niveau de la société dans son ensemble, mais aussi par des interventions ciblées visant à éliminer les désavantages spécifiques.

Le chapitre 1 propose un rappel historique de l'évolution du discours politique et des processus qui ont graduellement augmenté la visibilité des objectifs de réduction de la pauvreté et d'égalité des genres. Cette visibilité croissante s'explique par le fait que les analystes et les décideurs s'intéressent, aujourd'hui plus qu'autrefois, aux capacités réelles d'action humaines (les possibilités d'agir et de s'autodéterminer), au capital humain et aux capacités humaines (les compétences) comme facteurs de la croissance favorable aux pauvres, mais aussi au genre comme variable fondamentale de la croissance économique et du développement humain. Le chapitre 1 note cependant que les femmes continuent d'être largement assimilées à leurs rôles reproductifs, ce qui explique que les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) n'établissent pas explicitement de lien entre l'inégalité sexospécifique et la lutte contre la pauvreté. Les OMD abordent l'égalité des genres essentiellement sous l'angle de la santé et de l'instruction. Le discours politique continue de sous-estimer, voire d'ignorer, les capacités d'action économiques des femmes en tant que moteurs possibles de la lutte contre la pauvreté. Or, les instances chargées de l'élaboration des politiques pourraient accroître l'accès des femmes aux ressources et amener la société à mieux valoriser leur apport. De telles mesures généreraient sans aucun doute des impacts positifs très importants.

Le chapitre 2 récapitule l'évolution de l'analyse macro-économique depuis ses stades premiers d'indifférence complète au genre jusqu'à ses tentatives actuelles de prise en compte de la sexospécificité. Dans certains cas, les modèles conventionnels font l'objet d'une désagrégation par genre ; dans d'autres cas, l'inégalité hommes–femmes est considérée comme une variable ; dans d'autres encore, les analystes s'efforcent de repenser l'économie en fonction des interactions sexospécifiques entre production et reproduction. Les recherches accordent maintenant plus d'attention qu'avant aux capacités d'action économiques des femmes mais aussi à leurs rôles dans la reproduction. Ce chapitre présente également différentes analyses empiriques de ces interactions, en particulier par rapport à la mondialisation. Reposant sur des données nationales et internationales, les constatations ainsi relevées en restent forcément au stade de la généralisation. Elles aident néanmoins à formuler des propositions et des hypothèses intéressantes sur les liens qui unissent le genre et la pauvreté. Ces relations orientent notre analyse détaillée des phénomènes individuels et familiaux (niveau micro) et notre analyse contextuelle dans les chapitres ultérieurs. Plusieurs études affirment ainsi l'existence d'un lien entre l'égalité des genres et la croissance économique. Toutefois, elles ne s'entendent pas sur la nature de cette relation : pour certains auteurs, elle relève de la synergie (l'accroissement de l'égalité stimule la croissance) ; pour d'autres, elle constitue un arbitrage (l'inégalité alimente la croissance). Ce débat constitue le point de départ des discussions présentées dans le reste de l'ouvrage et fait l'objet d'un bilan dans le chapitre final.

Le chapitre 3 établit un cadre institutionnel pour l'analyse de l'inégalité intergenres dans l'économie et dresse le bilan de ses variantes au niveau mondial. Dans le contexte de l'analyse économique, l'étude des institutions permet de constater que le comportement humain est en grande partie déterminé par les normes sociales, et que celles-ci ont des impacts matériels majeurs dans le quotidien des gens. Ce chapitre montre que l'inégalité intergenres, universelle ou presque, fluctue toutefois considérablement dans l'espace et dans le temps. Nous disposons maintenant d'un volume important de recherches attestant l'existence d'une « géographie du genre » qui correspond aux variations locales des inégalités sexospécifiques, dans leurs formes comme dans leur ampleur. Les relations et les idéologies entourant la famille et la parenté jouent un rôle important dans la construction de ces inégalités. Elles sont en outre accentuées, modifiées ou transformées par les interactions entre la famille, la parenté et les processus sociaux plus larges, par exemple la législation, l'action publique et l'évolution macroéconomique. Les constatations empiriques semblent indiquer jusqu'ici que les inégalités de genre dans certains domaines tels que l'instruction, les salaires et l'infrastructure juridique dépendent en partie du PNB par habitant, mais pas seulement. Elles sont aussi déterminées par le régime patriarcal en place dans la région du monde considérée, en particulier dans les pays les plus pauvres de la planète.

Ce chapitre analyse ensuite l'évolution récente de la géographie de l'inégalité des genres, en particulier sous l'effet de l'accélération de la mondialisation et de l'internationalisation de la production. Il conclut que l'inégalité sexospécifique s'est atténuée dans plusieurs domaines importants de la vie des femmes, mais certains plus que d'autres, et aussi dans certaines régions du monde plus que dans d'autres. S'il est incontestable que la main-d'œuvre du monde s'est féminisée ces dernières années, les modalités de cet accès des femmes au marché du travail et ses répercussions sur les hommes ont eu des impacts contradictoires sur l'égalité/inégalité intergenres.

Le chapitre 4 s'intéresse plus en détail à la relation entre l'inégalité des genres et la pauvreté au niveau des pays et des grandes régions du monde. Il s'inspire des résultats de recherches menées selon trois approches de l'analyse de la pauvreté : le calcul du seuil de pauvreté ; la mesure des capacités (d'après les indicateurs du développement humain) ; les enquêtes participatives sur la pauvreté. Ces trois approches sont celles que les décideurs de nombreux organismes de développement utilisent pour appréhender le phénomène de la pauvreté. Notre analyse confirme la conclusion générale du chapitre précédent, à savoir que les pratiques et les normes institutionnelles jouent un rôle majeur dans l'évolution des inégalités intergenres. Par conséquent, la relation entre la pauvreté et l'inégalité hommes–femmes fluctue selon la région du monde considérée. Dans certaines, l'inégalité se manifeste dans l'espérance de vie et les chances de survie ; dans d'autres, elle s'exprime par la surcharge de travail et la pénurie de temps.

Ce chapitre appelle plusieurs constatations. Premièrement, il conteste les modèles conventionnels qui définissent le ménage comme un lieu de coopération, et qui ont induit jusqu'à tout dernièrement un aveuglement généralisé par rapport à certaines formes critiques de l'inégalité intergenres. Deuxièmement, ce chapitre confirme que l'inégalité hommes–femmes prend des formes différentes selon la société considérée et qu'elle ne peut par conséquent pas se régler au moyen d'approches ou de solutions toutes faites. Enfin, rappelant que l'inégalité intergenres n'est pas seulement le fruit de la rareté des ressources, ce chapitre explique que la croissance économique ne peut donc pas l'éradiquer à elle seule.

Le chapitre 5 étudie le rôle des femmes en tant qu'agents économiques et souligne qu'elles assument une part importante des moyens d'existence des ménages pauvres dans toutes les régions du monde. Cependant, différentes contraintes régionales entravent leurs capacités d'action économiques et induisent ainsi différents types de relations entre le travail féminin et la pauvreté des ménages. Dans les régions qui appliquent des contraintes sexospécifiques très strictes, on constate généralement une corrélation positive entre le travail rémunéré des femmes et la pauvreté des ménages. Dans d'autres régions, les femmes étant plus présentes sur le marché de l'emploi rémunéré, c'est plutôt la nature de l'activité économique, et non l'existence en soi d'une activité économique féminine, qui détermine la relation entre la pauvreté du ménage et le taux d'emploi des femmes. Néanmoins, il apparaît clairement que le travail féminin est indispensable à la survie et à la sécurité des ménages pauvres et qu'il constitue pour eux un facteur incontournable d'accession à une certaine prospérité. Les instances chargées de l'élaboration des politiques doivent par conséquent accorder une attention plus soutenue aux contributions économiques des femmes. Le chapitre 5 explique que la croissance économique doit s'accompagner d'efforts sérieux d'élimination ou d'atténuation des contraintes qui restreignent les rendements du travail féminin, faute de quoi les femmes des ménages à faible revenu resteront incapables de tirer parti des possibilités d'action mises en œuvre. Il s'avère donc indispensable d'éliminer la discrimination dans la sphère publique et de réduire la charge de travail des femmes dans la sphère familiale.

Le chapitre 6 s'intéresse aux cibles des OMD qui concernent le développement humain. La première partie du chapitre examine les inégalités de genre sous l'angle d'indicateurs fondamentaux du développement humain. Elle les situe par rapport aux activités permises ou interdites aux filles et aux femmes dans les différentes régions du monde et par rapport aux réussites ou échecs des gouvernements dans la réalisation de l'égalité. Cette première partie analyse des facteurs tels que le taux de survie des enfants, l'état nutritionnel des femmes et la dangerosité des moyens d'existence, ainsi que l'évolution de la pandémie de VIH/sida. Elle montre que l'amélioration de l'accès des femmes aux ressources constitue l'une des voies privilégiées de la concrétisation des OMD se rapportant au développement humain, y compris ceux qui concernent les inégalités intergenres. La deuxième partie du chapitre montre que l'égalité des genres peut constituer un objectif en soi du développement, mais aussi un moyen d'atteindre d'autres objectifs de développement humain. Plusieurs liens unissent, d'une part, la qualité de vie des femmes, leurs capacités d'action et leurs ressources et, d'autre part, différentes variables démographiques et matérielles. Ainsi, on constate une relation entre le niveau d'instruction des mères et le taux de mortalité des enfants. Les analystes relèvent également un lien positif entre l'accroissement de la part du revenu qui est administrée par les femmes et l'amélioration de la qualité de vie familiale.

Le chapitre 7 réaffirme l'importance de certaines ressources pour l'accroissement des capacités réelles d'action des femmes, mais en insistant cette fois sur les capacités d'action qui favorisent les femmes elles-mêmes – c'est-à-dire leur autonomisation et la réalisation de la justice sexospécifique. S'appuyant sur les trois indicateurs de l'autonomisation féminine qui sont définis dans les OMD, ce chapitre examine le potentiel transformateur de l'accès des femmes à l'instruction et à l'alphabétisation, au travail rémunéré (en particulier salarié) et à la représentation politique. Il fait le point sur les arguments et les résultats de recherches montrant que l'accessibilité de ces ressources constitue une condition préalable de l'autonomisation des femmes. Il présente également certaines des réserves formulées par différentes équipes de recherche selon lesquelles ces ressources, bien que nécessaires, ne sont pas toujours suffisantes. Ces réserves nous permettent ensuite de préciser le type de politiques à mettre en œuvre pour tirer pleinement parti du potentiel transformateur de ces ressources afin qu'elles induisent une amélioration optimale des conditions de vie et des possibilités d'action des femmes pauvres. Le chapitre 7 rappelle en outre que l'action politique n'est pas réservée exclusivement à l'État et aux organismes internationaux de développement : le changement passe aussi par les pressions politiques ascendantes exercées par la base sur les sphères décisionnelles. Soulignant que l'action collective représente un pivot de la transformation sociale, ce chapitre cite enfin plusieurs projets ayant permis aux femmes aussi bien qu'aux hommes de segments défavorisés de la population de prendre la parole et de faire valoir leurs points de vue.

Le chapitre 8, le dernier de cet ouvrage, examine les répercussions des relations qui ont été constatées entre l'égalité des genres et la croissance favorable aux pauvres. Il vise ainsi à contribuer à l'orientation des politiques en vue d'une concrétisation plus efficace des OMD. Il reprend tout d'abord la question qui sous-tend l'ouvrage depuis son début : la relation entre l'égalité sexospécifique et la croissance relève-t-elle de la synergie ou de l'arbitrage ? S'appuyant sur les résultats des recherches disponibles, le chapitre 8 conclut qu'en cette époque de concurrence mondiale intense, l'égalité des genres et la croissance économique semblent bien évoluer selon une relation d'arbitrage. L'essor des secteurs manufacturiers d'exportation à forte intensité de main-d'œuvre s'explique en grande partie par le fait que les femmes qu'ils emploient sont moins bien payées que les hommes et qu'elles possèdent un pouvoir de négociation inférieur au leur. Cet arbitrage est toutefois moins fort dans les pays qui ont connu une croissance moins rapide mais qui affichent de meilleurs résultats au niveau de l'égalité des genres. Ces pays sont généralement ceux qui ont investi en priorité dans les capacités humaines de leur population afin de répartir plus équitablement les fruits ultérieurs de la croissance, au lieu d'attendre que leur décollage économique soit achevé pour envisager ensuite une meilleure répartition des gains. En d'autres termes, quand on examine les impacts positifs à long terme plutôt qu'à court terme et quand on privilégie la croissance durable et favorable aux pauvres plutôt qu'un essor fulgurant, on ne constate plus aucun arbitrage entre l'égalité des genres et la croissance économique.

Le chapitre 8 propose également une analyse sexospécifique des Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP). Ces documents récapitulent les politiques nationales du développement et les mesures implantées ou prévues pour lutter contre la pauvreté dans les différents pays. Le chapitre 8 présente les leçons à tirer des CSLP et souligne la nécessité d'adopter des approches participatives et de consulter des intervenants divers et nombreux – deux objectifs envers lesquels se sont engagés les gouvernements aussi bien que les organismes internationaux de développement. Enfin, le chapitre 8 souligne la nécessité d'établir des organismes et des regroupements actifs et bien organisés dans la population afin qu'ils exercent des pressions en faveur de la concrétisation des objectifs d'égalité intergenres et qu'ils demandent aux gouvernements, aux donateurs et aux organismes internationaux de rendre compte de leurs actions ou de leur inaction dans ce domaine.

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1. Genre, pauvreté et politiques du développement

Adopter une approche sexospécifique, c'est reconnaître que les femmes se situent au point de jonction de la production et de la reproduction, de l'activité économique et de la prise en charge d'êtres humains, et donc, de la croissance économique et du développement humain. Puisqu'elles travaillent dans ces deux sphères, c'est à elles qu'incombent les responsabilités les plus lourdes; ce sont donc elles qui ont le plus à perdre, qui souffrent le plus de l'incompatibilité des contraintes et des objectifs inhérents à ces deux univers, et qui sont le plus sensibilisées à la nécessité d'une meilleure intégration entre les deux.

Gita Sen

Introduction

Le présent ouvrage porte sur les dimensions sexospécifiques de la pauvreté et sur leurs impacts au niveau des politiques publiques. La pauvreté est sexospécifique en ceci que les hommes et les femmes ne la subissent pas également et qu'ils ne la vivent pas de la même manière, mais aussi en ceci que les mécanismes qui conduisent à la pauvreté diffèrent d'un genre à l'autre, même s'ils sont apparentés. À partir de réflexions conceptuelles, de débats et de résultats de recherches, cet ouvrage se propose d'atteindre les deux objectifs suivants : (a) définir les dimensions sexospécifiques de la pauvreté; et (b) décrire leurs incidences sur les stratégies de lutte contre la pauvreté. Il montre notamment que, pour atteindre leurs buts, les politiques antipauvreté doivent impérativement tenir compte du sexe des personnes concernées, dans l'acception « genre » du terme (voir encadré 1.1).

Les problèmes de pauvreté et d'inégalité hommes–femmes ne sont pas identiques à toutes les époques et en tous lieux. Leurs causes autant que leurs conséquences varient selon les circonstances. Par exemple, une augmentation du prix des aliments de base peut menacer la survie des familles les plus pauvres, mais elle ne représente généralement pas un danger sérieux pour les femmes (et les hommes) des ménages mieux nantis. De la même façon, les « plafonds de verre » qui limitent l'accession des femmes aux postes de haute direction constituent un facteur de discrimination majeur pour les femmes cadres, mais ils n'exercent guère d'incidence directe sur le quotidien des démunis, qu'ils soient hommes ou femmes.

De nombreuses observations prouvent néanmoins que les femmes et les filles sont généralement plus désavantagées que les hommes et les garçons, non seulement au niveau des sociétés considérées dans leur ensemble, mais aussi parmi les secteurs les plus pauvres de la population. La promotion de l'égalité des genres (ou le renforcement de l'inégalité) dans la société peut donc avoir des effets sur toutes les classes et tous les groupes sociaux. Ainsi, pour fournir des services équitables à la population, les ministères qui travaillent auprès des démunis doivent d'abord lutter contre l'inégalité entre les genres dans leurs propres rangs. Il est à noter toutefois que cet ouvrage s'intéresse exclusivement aux grandes inégalités sociales hommes–femmes et, plus particulièrement, à leur articulation par rapport aux dimensions sexospécifiques de la pauvreté.

Encadré 1.1 Genre, égalité et inégalité des genres

Le « genre » d'une personne est défini par les règles, normes, coutumes et pratiques qui expriment les différences biologiques entre les deux sexes sous la forme de différences socialement construites entre hommes et femmes (et entre garçons et filles). Les deux genres ainsi définis ne sont pas valorisés de la même façon et ne bénéficient pas de possibilités égales d'évolution et d'action.

Dans le présent ouvrage, l'égalité des genres recouvre l'égalité de traitement en vertu de la loi mais aussi l'égalité des possibilités. (On utilisera également les expressions « égalité hommes–femmes » et « égalité des sexes », en gardant présent à l'esprit que le terme « sexe » désigne alors le genre.) En outre, puisque ces deux catégories n'englobent pas les inégalités concrètes enracinées dans les structures, l'égalité des genres recouvre aussi l'égalité substantielle et l'égalité des capacités réelles d'action. Pour réaliser l'égalité substantielle, il faut tenir compte des dimensions contextuelles de la vie des hommes et des femmes ainsi que de leurs caractéristiques respectives dans les mesures d'éradication des injustices sexospécifiques. Par exemple, quand un homme et une femme présentent tous deux les qualifications requises pour un emploi donné, la femme risque de ne pas pouvoir l'accepter si elle n'a pas accès à des services de garde d'enfants. Pour que l'égalité des capacités réelles d'action soit réalisée, il faut que les hommes et les femmes interviennent d'une manière égale dans leur propre devenir (ce rôle d'agent consistant à prendre les décisions stratégiques touchant leur existence) et qu'ils contribuent d'une manière égale à la détermination des conditions dans lesquelles ces décisions se prennent.

L'inégalité des genres est instaurée et confirmée par les lois et les règlements officiels de la société, mais aussi par ses normes non écrites et par les clichés et les consensus, même implicites, qui la parcourent. Si elle est extrêmement présente entre les sociétés, elle constitue aussi la forme la plus répandue de désavantage social à l'intérieur de chaque société. L'inégalité des genres recoupe toutes les autres formes d'inégalité, par exemple entre classes, castes et races. En outre, puisque le genre détermine en grande partie l'organisation de la production et de la reproduction, les femmes se situent « au point de jonction [...] de la croissance économique et du développement humain. » La lutte contre les inégalités entre les genres se justifie donc par le fait que ces inégalités existent dans toutes les sociétés, mais aussi à tous les niveaux de ces sociétés. Elles rendent les conséquences de la pauvreté plus pénibles encore pour les femmes que pour les hommes et elles déterminent en partie les formes prises par la croissance économique.

Notre analyse portera essentiellement sur les désavantages subis par les femmes et les filles. Toutefois, nous étudierons aussi la situation des hommes et des garçons, et ce, pour plusieurs raisons.

• La pauvreté des femmes a des impacts très différents sur les politiques publiques selon que l'on considère leur pauvreté absolue ou relative (par rapport aux hommes).

• Les modèles sociaux dominants de la féminité mais aussi de la masculinité influent sur les besoins (et les priorités) des ménages pauvres et sur leur capacité à y faire face. Ils peuvent donc empêcher les membres de ces ménages de sortir de la pauvreté.

• Enfin, les hommes sont plus désavantagés que les femmes dans certains contextes ou par rapport à certaines dimensions de la pauvreté.

Encadré 1.2 Politiques nationales et pauvreté

La pauvreté d'une nation se mesure au nombre de ses ménages qui ne peuvent pas combler certains de leurs besoins essentiels. Elle est déterminée principalement par ces deux variables :

i. Le produit national brut (PNB), qui correspond au total des biens et des services disponibles à un instant donné;

ii. La répartition de ce PNB, qui définit les possibilités d'accès des différents ménages aux biens et services indispensables pour combler leurs besoins de base.

Les politiques nationales peuvent faire baisser la pauvreté absolue essentiellement de deux façons :

• Maintenir une croissance économique qui bénéficie aux pauvres en même temps qu'au reste de la société;

• Redistribuer le revenu national de manière à aider les démunis à sortir de la pauvreté.

Rappel historique des politiques de lutte contre la pauvreté

Jusqu'aux années 1960 : les premières stratégies de croissance

Les politiques de développement de l'après-Deuxième Guerre mondiale privilégient nettement la croissance économique. Le développement est même assimilé à la croissance économique, la croissance économique à l'industrialisation, et l'industrialisation aux investissements en capital physique. À l'échelle des pays, l'industrialisation de substitution des importations (visant à remplacer les biens importés par des productions nationales) est considérée comme le moyen par excellence d'accéder à une plus grande autonomie. À terme, elle est censée bénéficier aux plus pauvres de la société par effet de « ruissellement ». La population active et le capital humain sont alors pensés uniquement en fonction des besoins en main-d'œuvre. Dès la fin des années 1960, il apparaît clairement que cette stratégie n'a pas réussi à faire reculer la pauvreté et les inégalités autant qu'on l'avait escompté.

Années 1970 et 1980 : crises économiques et ajustements structurels

Dans les années 1970, trois paramètres gagnent en importance dans les politiques de développement : la productivité des petits fermiers; la satisfaction des besoins essentiels; et les activités génératrices de revenus pour les paysans pauvres sans terre. Toutefois, ces approches souvent fragmentaires restent implantées au gré de projets isolés. Par ailleurs, les effets conjugués de la crise pétrolière, du ralentissement de la croissance dans les pays industrialisés les plus avancés et de l'accroissement du fardeau de la dette dans les pays les moins développés relèguent vite ces préoccupations nouvelles au second plan. Ainsi, dès les années 1980, la réduction des déficits des budgets et des balances des paiements, devenus insoutenables, supplante la lutte contre la pauvreté dans l'échelle des priorités.

La Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) imposent alors des politiques d'ajustement structurel (PAS) présentant les caractéristiques suivantes : (a) assujettissement de la détermination des prix relatifs aux forces du marché; (b) réduction des dépenses et des interventions de l'État; (c) libéralisation et ouverture des économies au commerce international et aux investissements étrangers. Mais la crise économique et les PAS ont des coûts sociaux très élevés. Sans nier l'utilité de ces politiques dans certains cas, une étude majeure de l'UNICEF souligne que leurs coûts humains doivent être considérés comme en faisant partie intégrante, et non pas être traités par des programmes sociaux distincts. Cette analyse ainsi que d'autres allant dans le même sens finissent par remettre à l'ordre du jour la lutte directe contre la pauvreté.

Années 1990: les rapports de la Banque mondiale et du PNUD

Par rapport aux éditions précédentes, le Rapport sur le développement dans le monde – 1990 (RDM) de la Banque mondiale prend certaines distances par rapport au « juste prix », un concept qui a pourtant dominé les politiques de la Banque tout au long des années 1980. La BM propose en 1990 deux méthodes pour promouvoir une croissance économique plus favorable aux pauvres :

• Mettre en œuvre de vastes stratégies de développement à forte intensité de main-d'œuvre pour permettre aux plus démunis de gagner un revenu par leur force de travail (qui constitue leur actif le plus abondant);

• Réaliser des investissements sociaux dans les soins de santé et l'instruction de base afin d'améliorer la productivité de la main-d'œuvre.

À ces priorités s'ajoute la mise en place de transferts et de filets de sécurité pour les pauvres les plus vulnérables et les moins accessibles, par exemple les habitants des régions éloignées, les personnes âgées et les handicapés. La réflexion de la Banque mondiale s'inspire notamment du « miracle » estasiatique et de la théorie, nouvelle à l'époque, de la croissance dite « endogène » (voir encadré 2.1, page 32). Son RDM 1990 attribue le miracle est-asiatique essentiellement aux facteurs suivants : (a) l'ouverture de ces économies; (b) l'essor des productions à forte intensité de main-d'œuvre destinées à l'exportation (en particulier dans le secteur manufacturier); et (c) les investissements de l'État dans l'instruction de base. La théorie de la croissance endogène insiste sur les interactions entre le capital humain et les autres formes de capital qui favorisent la croissance économique.

Le Rapport mondial sur le développement humain (RMDH) publié en 1990 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) puise largement aux travaux d'Amartya Sen, en particulier à son concept de « capacités humaines ». Celles-ci regroupent l'ensemble des ressources et des aptitudes qui permettent aux personnes d'accéder aux activités et aux statuts que la société valorise. Cette conception place donc les capacités réelles d'action des hommes et des femmes (leur rôle d'agents) au cœur du développement. Dans son RMDH 1990, le PNUD définit la pauvreté par le manque de moyens concrets (le dénuement), mais aussi par l'insuffisance des possibilités d'améliorer ses conditions vie, que cette insuffisance soit d'origine sociale ou personnelle. L'organisme recommande alors la mise en place d'interventions institutionnelles judicieuses pour promouvoir une croissance centrée sur l'humain.

Le RMDH 1990 propose en outre l'indicateur du développement humain (IDH), un indice composite regroupant l'espérance de vie, la mortalité infantile et le niveau d'instruction de la population. Comme le PNB, l'IDH mesure le

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Une coupeuse dans une usine de prêt-à-porter du Japon
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

développement. Il utilise toutefois des critères bien différents. Malgré une corrélation positive assez forte entre le PNB par habitant et le niveau du développement humain, l'impact de l'accroissement du PNB par habitant sur l'amélioration du niveau de développement humain varie considérablement d'un pays à l'autre. Il s'avère en fait que, plus les conditions de vie initiales dans le pays considéré sont égalitaires, plus la croissance économique est susceptible de réduire la pauvreté.

2000/2001 : le Rapport sur le développement dans le monde (RDM)

Par rapport à l'édition de 1990, le RDM 2000/2001 insiste plus fortement sur les liens entre pauvreté et croissance économique. Il s'articule en trois thèmes principaux : opportunités économiques, sécurité matérielle, insertion.

Le RDM 2000/2001 continue de définir les opportunités par rapport à une croissance économique qui serait tirée par le marché et fondée sur les activités à forte intensité de main-d'œuvre. Il élargit toutefois sa définition des « actifs » des pauvres : à la force de travail et au capital humain s'ajoutent désormais des actifs naturels, financiers, sociaux et physiques. Cet élargissement s'explique par l'essor des recherches sur les moyens d'existence des plus démunis (voir chapitre 4). Le RDM 2000/2001 note que l'insuffisance des actifs constitue tout à la fois une cause et une conséquence de la pauvreté. Il prône la mise en œuvre d'actions simultanées sur plusieurs fronts. En particulier, il recommande d'accroître l'accessibilité des ressources dont les pauvres ont le plus besoin pour saisir les possibilités qui s'offrent à eux. Le Rapport considère en outre l'exploitation des synergies comme un principe directeur devant orienter les stratégies d'amélioration des moyens d'existence. Il relève ainsi des synergies entre le niveau d'instruction de la mère et l'état nutritionnel de ses enfants, ou encore entre les différentes causes de la pauvreté.

La sécurité matérielle occupe également une place beaucoup plus importante dans le RDM 2000/2001 que dans l'édition 1990. Cette progression s'explique par la mondialisation croissante de la production et du commerce et par les crises financières dues aux fluctuations à court terme des flux internationaux de capitaux, par exemple dans les économies « miracles » de l'Asie de l'Est.

Sur le front de l'insertion, le RDM 2000/2001 analyse notamment l'impossibilité dans laquelle se trouvent les pauvres de s'exprimer et donc, d'influer sur les politiques ayant pourtant des répercussions directes sur leurs vies. À l'époque, le thème de l'insertion commence à s'imposer dans les débats entourant les stratégies nationales. D'ailleurs, tout au long des années 1990, la Banque et d'autres donateurs ont intégré à leurs initiatives nationales de mesure de la pauvreté des méthodes participatives visant à recueillir le point de vue des principaux intéressés. Ainsi, les analyses du RDM 2000/2001 reposent en partie sur des consultations effectuées auprès des pauvres à l'échelle mondiale.

Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) des Nations Unies

Dans les années 1990, presque tous les grands organismes internationaux et bilatéraux de développement considèrent la lutte contre la pauvreté comme un objectif fondamental devant orienter l'ensemble de leur action. La réduction de la pauvreté constitue également le but et le moteur de la coopération pour le développement. En 1996, les pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) formulent leur stratégie pour le 21e siècle sous forme d'objectifs internationaux de développement (OID). Ceux-ci sont établis à partir d'accords conclus dans les années 1990 au fil de différentes rencontres. Le premier OID consiste à réduire de moitié la pauvreté dans le monde avant 2015. Les OID sont ensuite révisés pour donner naissance aux objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), qui sont adoptés lors du Sommet du Millénaire des Nations Unies de l'an 2000. Les pays développés comme les pays en développement y adhèrent. Ces objectifs se rapportent principalement à l'insuffisance des revenus, au développement humain, à l'égalité entre les genres, au maintien d'un environnement durable et à l'instauration d'un partenariat mondial. À chacun d'eux correspondent des cibles et des indicateurs permettant de mesurer le chemin parcouru (voir tableau 1.1).

Tableau 1.1 : Les objectifs du Millénaire pour le développement

Objectifs et cibles

Indicateurs

Objectif 1 : Réduire l'extrême pauvreté et la faim

Cible 1 : Entre 1990 et 2015, réduire de moitié la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour

1. Proportion de la population disposant de moins d'un dollar par jour

2. Indice d'écart de la pauvreté (incidence de la pauvreté x degré de pauvreté)

 

3. Part du cinquième le plus pauvre de la population dans la consommation nationale

Cible 2 : Entre 1990 et 2015, réduire de moitié la proportion de la population qui souffre de la faim

4. Pourcentage d'enfants de moins de 5 ans présentant une insuffisance pondérale

 

5. Proportion de la population n'atteignant pas le niveau minimal d'apport calorique

Objectif 2 : Assurer l'éducation primaire pour tous

Cible 3 : D'ici à 2015, donner à tous les enfants, garçons et filles, partout dans le monde, les moyens d'achever un cycle complet d'études primaires

6. Taux net de scolarisation dans le primaire

7. Proportion d'écoliers commençant la première année d'études d'un enseignement primaire et achevant la cinquième

8. Taux d'alphabétisation des 15 à 24 ans

Objectif 3 : Promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes

Cible 4 : Éliminer les disparités entre les sexes dans les enseignements primaire et secondaire d'ici à 2005 si possible, et à tous les niveaux de l'enseignement en 2015 au plus tard

9. Rapport filles/garçons dans l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, respectivement

10. Taux d'alphabétisation des femmes de 15 à 24 ans par rapport à celui des hommes

11. Part des femmes dans l'emploi salarié non agricole

12. Proportion de sièges occupés par des femmes au parlement national

Objectif 4 : Réduire la mortalité des enfants de moins de 5 ans

Cible 5 : Entre 1990 et 2015, réduire de deux tiers le taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans

13. Taux de mortalité des enfants de moins de 5 ans

14. Taux de mortalité infantile

 

15. Proportion d'enfants de 1 an vaccinés contre la rougeole

Objectif 5 : Améliorer la santé maternelle

Cible 6 : Entre 1990 et 2015, réduire de trois quarts le taux de mortalité maternelle

16. Taux de mortalité maternelle

17. Proportion d'accouchements assistés par du personnel de santé qualifié

Objectif 6 : Combattre le VIH/sida, le paludisme et d'autres maladies

Cible 7 : D'ici à 2015, avoir stoppé la propagation du VIH/sida et commencé à inverser la tendance actuelle

18. Taux de prévalence du VIH parmi les femmes enceintes âgées de 15 à 24 ans

 

19. Taux d'utilisation de la contraception

 

20. Nombre des enfants orphelins du VIH/sida

Cible 8 : D'ici à 2015, avoir maîtrisé le paludisme et d'autres maladies, et avoir commencé à inverser la tendance actuelle

21. Taux de prévalence du paludisme et taux de mortalité lié à cette maladie

22. Proportion de la population vivant dans les zones à risque qui utilise des moyens de protection et des traitements efficaces contre le paludisme

 

23. Taux de prévalence de la tuberculose et taux de mortalité lié à cette maladie

 

24. Proportion de cas de tuberculose détectés et soignés dans le cadre de traitements de courte durée sous surveillance directe

Objectif 7 : Assurer un environnement durable*

Cible 9 : Intégrer les principes du développement durable dans les politiques nationales et inverser la tendance actuelle à la déperdition des ressources environnementales

25. Proportion de zones forestières

26. Superficie des terres protégées pour préserver la biodiversité

27. PNB par unité d'énergie consommée (indicateur utilisé comme approximation du rendement énergétique)

28. Émissions de dioxyde de carbone (par habitant), ainsi que deux mesures de la pollution atmosphérique planétaire : l'appauvrissement de la couche d'ozone et l'accumulation de gaz à effet de serre

Cible 10 : D'ici 2015, réduire de moitié le pourcentage de la population qui n'a pas accès de façon durable à un approvisionnement en eau potable

29. Proportion de la population ayant accès de façon durable à une source d'eau meilleure

Cible 11 : D'ici 2020, améliorer sensiblement la vie d'au moins 100 millions d'habitants de taudis

30. Proportion de la population ayant accès à un meilleur système d'assainissement

 

31. Proportion de la population ayant accès à la sécurité d'occupation des logements (La ventilation de certains des indicateurs ci-dessus en population urbaine et population rurale peut s'avérer pertinente pour l'évaluation des améliorations apportées à la qualité de vie des habitants des taudis.)

Objectif 8 : Mettre en place un partenariat mondial pour le développement*

Cible 12 : Poursuivre la mise en place d'un système commercial et financier multilatéral ouvert, fondé sur des règles, prévisible et non discriminatoire. Cela suppose un engagement en faveur d'une bonne gouvernance, du développement et de la lutte contre la pauvreté, aux niveaux tant national qu'international.

Certains des indicateurs ci-après seront évalués séparément pour les pays les moins avancés (PMA), de l'Afrique, des pays sans littoral (États enclavés) et des petits États insulaires en développement.

 

Aide publique au développement

 

32. APD nette, en pourcentage du PNB des pays donateurs membres du CAD (cibles : 0,7 % du total et 0,15 % pour les PMA)

Cible 13 : S'attaquer aux besoins particuliers des pays les moins avancés. La réalisation de cet objectif suppose l'admission en franchise et hors contingents des produits exportés par les PMA; l'application du programme renforcé d'allégement de la dette des PPTE et l'annulation des dettes bilatérales envers les créanciers officiels; et l'octroi d'une APD plus généreuse aux pays qui démontrent leur volonté de lutter contre la pauvreté.

33. Proportion de l'APD consacrée aux services sociaux de base (éducation de base, soins de santé primaires, nutrition, eau salubre et assainissement)

34. Proportion de l'APD qui est déliée

35. Proportion de l'APD qui est consacrée à l'environnement dans les petits États insulaires en développement

Cible 14 : Répondre aux besoins particuliers des pays enclavés et des petits États insulaires en développement (en appliquant le Plan d'action de la Barbade et les conclusions de la vingt-deuxième session extraordinaire de l'Assemblée générale)

36. Proportion de l'APD qui est consacrée au secteur des transports dans les pays sans littoral

Accès aux marchés

37. Proportion des exportations (en valeur et à l'exclusion des armes) admises en franchise de droits et hors contingents

Cible 15 : Traiter globalement le problème de la dette des pays en développement, par des mesures d'ordre national et international propres à rendre leur endettement viable à long terme

38. Taux moyen de droits et contingents appliqués aux produits agricoles, textiles et vêtements

39. Subventions agricoles nationales et à l'exportation dans les pays de l'OCDE

Cible 16 : En coopération avec les pays en développement, formuler et appliquer des stratégies qui permettent aux jeunes de trouver un travail décent et utile

40. Proportion de l'APD allouée au renforcement des capacités commerciales

 

Viabilité de la dette

Cible 17 : En coopération avec l'industrie pharmaceutique, rendre les médicaments essentiels disponibles et abordables dans les pays en développement

41. Proportion de la dette bilatérale des PPTE envers les créanciers officiels qui a été annulée

42. Service de la dette, en pourcentage des exportations de biens et services

Cible 18 : En coopération avec le secteur privé, faire en sorte que les avantages des nouvelles technologies, en particulier les technologies de l'information et de la communication, soient accessibles à tous

43. Proportion de l'APD fournie au titre de l'allégement de la dette

44. Nombre de pays ayant atteint les points de décision et d'achèvement de l'Initiative PPTE

45. Taux de chômage des 15 à 24 ans

46. Proportion de la population ayant durablement accès à des médicaments de base d'un coût abordable

47. Nombre de lignes téléphoniques pour 1 000 habitants

48. Nombre de micro-ordinateurs pour 1 000 habitants

* Les indicateurs des objectifs 7 et 8 pourront être précisés ultérieurement.

Le genre comme enjeu des politiques publiques

Les années 1970 et 1980 : établissement des corrélations entre genre et développement

Les premières stratégies de croissance ne faisaient aucune mention du genre. Cela n'a rien d'étonnant puisque, en général, elles ne considéraient même pas le « facteur humain » comme une dimension significative du développement. Dans les années 1970, cependant, les études et les politiques accordant une importance croissante aux besoins essentiels, à la productivité rurale et au secteur informel, elles commencent aussi à s'intéresser de plus près à la place des femmes dans le développement. Cette réorientation des préoccupations prend essentiellement deux formes : d'une part, les plaidoyers en faveur de l'équité économique se multiplient; d'autre part, les femmes sont désormais considérées comme les « pauvres d'entre les pauvres ». Ces deux axes reposent sur une même hypothèse : les femmes sont des acteurs économiques de premier plan. Ils s'intéressent toutefois à des dimensions très différentes de leur vie et de leurs rôles, et ils font appel à des approches analytiques bien distinctes.

L'équité économique

Les plaidoyers des années 1970 et 1980 en faveur de l'équité économique s'attardent essentiellement aux effets de la planification du développement sur la situation économique des femmes. Un ouvrage d'Ester Boserup publié en 1970 (dans sa version originale anglaise; 1983 pour la traduction française) a exercé une influence majeure sur cette réflexion (voir encadré 1.3). Pour cette chercheuse, les gouvernements nationaux et les organismes internationaux de développement n'ont jamais compris que les femmes interviennent non seulement dans la reproduction, mais aussi dans la production. S'inspirant des économies occidentales, qui reposent sur les mécanismes du marché, les mesures habituelles de l'activité économique sousestiment depuis toujours, et de manière significative, la contribution des femmes à l'économie. Elles présenteraient donc deux lacunes importantes :

• Elles ne reconnaissent pas le travail non rémunéré des femmes, ni dans son ampleur ni dans sa valeur;

• Elles sous-évaluent le travail rémunéré que les femmes effectuent en dehors du secteur « moderne ».

Dans ces mesures habituelles, le « ménage » est par hypothèse conforme au modèle idéalisé de la famille nucléaire occidentale composée d'un pourvoyeur (homme) et de personnes à charge (femme et enfants). Avec une telle conception de la problématique, les responsables de la planification ont évidemment tendance à s'adresser aux hommes dans leurs projets de développement, et aux femmes dans leurs programmes de protection et d'aide sociale (santé maternelle et infantile, contraception, alimentation, etc.). Leurs politiques génèrent ainsi un écart grandissant de productivité entre les hommes et les femmes; au total, elles ont des répercussions négatives sur la situation des femmes dans l'économie.

Encadré 1.3 La géographie des rôles sexospécifiques en agriculture

Boserup souligne que les rôles respectifs des femmes et des hommes dans l'agriculture varient considérablement d'une région du monde à l'autre. Dans les zones de cultures itinérantes, les femmes assurent l'essentiel de la production alimentaire avec une certaine aide de la part des hommes. L'Afrique subsaharienne constitue un bon exemple de ces « systèmes agricoles féminins ». On constate par ailleurs l'existence de modèles similaires dans les collectivités indiennes et noires de certaines régions d'Amérique latine et dans plusieurs groupes tribaux du nord-est de l'Inde et du Sud-Est asiatique. Le taux d'activité des femmes est généralement très élevé dans ces régions. Dans certains cas, elles sont actives aussi dans le secteur du commerce, par exemple dans le Sud-Est asiatique, dans le sud de l'Inde et en Afrique de l'Ouest.

Dans les « systèmes agricoles masculins », à l'inverse, l'agriculture incombe essentiellement aux hommes. Les femmes sont alors confinées à un nombre restreint de tâches. Ces systèmes existent principalement dans les régions de cultures sédentaires de labour et de propriété foncière privée. Les femmes étant recluses, elles travaillent peu dans les champs et consacrent la majeure partie de leur temps à des tâches pouvant être accomplies dans la sphère domestique. Pour les cultures, les exploitants agricoles emploient des personnes venant de familles sans terre. Les systèmes agricoles masculins caractérisent le Moyen-Orient, l'Inde et le Pakistan. Ces régions affichent par ailleurs un taux très faible d'activité des femmes dans le commerce. Plusieurs pays d'Amérique latine fonctionnent sur le même modèle : présence minime des femmes dans le secteur agricole et pourcentage élevé d'employés rémunérés.

Dans son modèle d'équité économique, Boserup considère les femmes comme des agentes économiques, et non comme des bénéficiaires de systèmes de protection et d'assistance. Elle préconise en outre l'implantation de mesures d'accroissement de leur productivité. Son modèle n'a toutefois pas eu beaucoup

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Une femme plantant du riz en Indonésie
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

de succès dans les années 1970. Le type de programme qu'il aurait fallu mettre en place pour améliorer les possibilités d'action économiques des femmes supposait en effet une évolution des relations intergenres d'une ampleur telle qu'elle aurait changé la trame culturelle de la société. La chercheuse prônait de surcroît l'égalité des genres à tous les niveaux, y compris dans les organismes de développement eux-mêmes. À ce titre, ses travaux ont évidemment suscité beaucoup de réticences de la part des effectifs de ces instances, essentiellement masculins.

Les femmes, pauvres d'entre les pauvres

Les années 1970 sont surtout marquées par l'idée qu'il existe un lien entre genre (féminin) et pauvreté. Les milieux du développement relèvent en particulier le nombre disproportionné des ménages pauvres qui sont dirigés par une femme mais aussi le fait que, dans les ménages les plus démunis, les femmes doivent combler l'essentiel des besoins fondamentaux de la famille. Ces constatations débouchent sur la mise en œuvre de nombreux projets visant à donner aux femmes des moyens d'accroître leurs revenus pour mieux répondre à ces besoins. Ces projets, toutefois, n'améliorent guère leur statut de marginalisées dans le processus de développement lui-même. La mise en œuvre de véritables stratégies antipauvreté, c'està-dire des politiques qui auraient aidé les femmes démunies dans le but de combattre la pauvreté et non seulement pour accroître le bien-être des familles, se serait traduite par des déboursés majeurs en faveur des femmes. Elle s'est donc heurtée aux mêmes obstacles que les programmes de promotion de l'équité. Au total, les premières initiatives femmes/développement n'ont aucunement réduit les préjugés sexistes et les distorsions sexospécifiques des politiques macroéconomiques, et n'ont que très modérément émoussé ceux des stratégies antipauvreté.

Les PAS et les « ajustements invisibles » réalisés par les femmes

Les politiques du développement conçues et implantées dans les années 1980 accordent une place prépondérante aux programmes d'ajustement structurel. Ceux-ci favorisent l'adoption de stratégies de croissance reposant sur la satisfaction des exigences du marché et, en particulier, sur l'instauration de « justes prix ». Les années 1980 sont également jalonnées de tentatives de conciliation de l'objectif d'égalité hommes–femmes et des politiques macroéconomiques. Par exemple, l'UNICEF étudie les « ajustements invisibles » que les femmes des ménages pauvres mettent en œuvre face aux crises économiques. L'organisme en appelle alors à l'humanisation des interventions (l'ajustement « à visage humain »). Dans ses analyses sexospécifiques des politiques d'ajustement, le Secrétariat du Commonwealth examine leur efficacité par rapport aux ressources investies mais aussi par rapport à leurs répercussions sur le bien-être des populations visées. Le Secrétariat montre que la réduction des services sociaux (publics) alourdit le fardeau des femmes dans le domaine reproductif; par exemple, elle les oblige à prendre soin des malades de leur famille qui n'ont plus les moyens d'aller à l'hôpital. Cet accroissement de leurs tâches reproductives a notamment ces trois conséquences : (a) il entrave l'accès des femmes aux programmes d'incitation économique; (b) il freine la redistribution des ressources vers le secteur des biens échangeables; et (c) il nuit à l'efficacité des réformes économiques.

La dimension genre dans le Rapport sur le développement dans le monde 1990 (RDM)

Le RDM 1990 de la Banque mondiale ne fait qu'effleurer les dimensions genre de la pauvreté. Il évoque néanmoins les statistiques sur la santé, l'alimentation, l'instruction et le taux d'activité pour souligner que les femmes sont souvent très désavantagées par rapport aux hommes et qu'elles « se heurtent à toutes sortes d'obstacles culturels, sociaux, juridiques et économiques que les hommes, même quand ils sont pauvres, ignorent. Leurs journées de travail sont généralement plus longues et moins bien payées – à supposer même qu'elles le soient. » Le document souligne par ailleurs le nombre élevé des ménages dirigés par une femme et indique « [qu'une] augmentation du revenu des femmes est un bon moyen d'agir sur les conditions de vie des enfants et de renforcer la position et l'autorité de la femme à l'intérieur du ménage ». Le RDM 1990 relève l'existence de discrimination sexospécifique dans la diffusion des connaissances en agriculture (services de vulgarisation agricole), et ce, même dans les régions où de nombreux agriculteurs, sinon la majorité, sont des femmes. Le Rapport aborde sous plusieurs angles les possibilités économiques accessibles aux pauvres : infrastructures; droits fonciers; crédit; articulations entre secteur agricole et secteur non agricole; migrations campagnes–villes; secteur informel; évolution technologique. Son analyse sexospécifique de ces possibilités économiques se résume toutefois à quelques encadrés et à une mention rapide du fait que les femmes affichent des taux de remboursement des prêts supérieurs à ceux des hommes.

La section du RDM 1990 sur les services sociaux destinés aux pauvres accorde par contre une attention plus soutenue à la dimension genre. Elle aborde notamment les thèmes suivants : (a) les inégalités hommes–femmes dans l'instruction et l'alphabétisation; (b) les taux élevés de décès liés à la maternité; et (c) les répercussions négatives d'une fécondité soutenue sur la santé maternelle. En ce qui concerne les politiques, le Rapport considère les services de planification familiale ainsi que l'instruction et l'emploi des femmes comme des facteurs importants de la diminution des taux de fécondité. Il indique par ailleurs que les soins primaires de santé maternelle peuvent contribuer à réduire la mortalité liée à la maternité. Le RDM 1990 accorde une attention toute particulière à l'instruction des filles. Il recommande d'octroyer des bourses aux écolières et aux étudiantes et d'augmenter le nombre des enseignantes dans les pays fortement touchés par la discrimination sexuelle afin de réduire les préjugés sexistes et, à plus long terme, d'accroître la présence des femmes sur le marché du travail.

La dimension genre dans le Rapport mondial sur le développement humain (RMDH)

En 1990, la toute première édition du RMDH fait également très peu référence à la dimension genre. Elle souligne néanmoins que le nombre croissant des ménages dirigés par une femme a entraîné une « féminisation de la pauvreté » et que les problèmes d'inégalité des genres touchent le Sud et le Nord. Ce document souligne par ailleurs que « [les] femmes, souvent moins qualifiées que les hommes, occupent généralement des emplois moins rémunérés et ont une mobilité sociale ascendante moindre, ce qui les rend moins à même d'assurer un niveau de vie décent à leur famille. »

Publiée l'année de la Quatrième Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes de Beijing, l'édition 1995 du RMDH, par contre, porte spécifiquement sur les inégalités entre les genres. Elle propose une analyse beaucoup plus poussée des questions sexospécifiques. Elle établit notamment que « [le] développement a pour objectif d'élargir, pour les êtres humains, le champ des possibles dans leur ensemble, et pas seulement les revenus. » Ce document ajoute que l'éradication des inégalités entre les genres ne dépend que très modérément du niveau du revenu national et souligne que « la pauvreté a de plus en plus un visage féminin. » « Les femmes représentent plus de 70 % des quelque 1,3 milliard de personnes vivant dans la pauvreté », précise le Rapport. Il note que les causes de cette « féminisation de la pauvreté » ne sont pas les mêmes dans le Sud et dans le Nord. Dans le Sud, elle est « la triste conséquence d'un accès inégalitaire à la vie économique ». Dans le Nord, elle est liée plutôt « aux conditions inégalitaires sur le marché du travail, aux systèmes de prestations sociales, [au statut des femmes] ainsi qu'à la place qu'elles occupent et au pouvoir qu'elles exercent dans la famille ». Enfin, le document tente d'estimer le travail non rémunéré fourni par les femmes afin de mieux appréhender l'ampleur de la contribution féminine à la croissance économique des pays étudiés.

Le RMDH 1995 conclut que, les structures du pouvoir étant inégalitaires, il est impossible que l'égalité entre les genres soit réalisée par le libre fonctionnement des processus économiques et politiques. Il faut par conséquent que les gouvernements réforment leurs politiques et implantent des programmes d'action positive pour promouvoir l'égalité et assurer aux femmes un bon accès aux ressources productives (voir encadré 1.4).

Encadré 1.4 Les cinq étapes du PNUD vers l'égalité entre les sexes

Ayant déterminé que l'égalité hommes–femmes ne saurait se faire sans l'intervention des gouvernements, le Rapport mondial sur le développement humain 1995 propose une stratégie en cinq points pour accélérer la concrétisation de cet objectif.

1. Mobilisation des forces nationales et internationales pour réaliser l'égalité juridique dans un délai convenu;

2. Amendement des pratiques économiques et institutionnelles en vue de multiplier les possibilités d'action qui s'offrent aux femmes et aux hommes dans leurs milieux de travail (par exemple, congés de maternité, mais aussi de paternité; horaires flexibles; systèmes de taxation favorables aux familles; programmes sociaux);

3. Mise en place de mesures ciblées visant à ce qu'au moins 30 % des postes de décision soient confiés à des femmes;

4. Implantation de programmes d'instruction universelle pour les filles et les femmes, d'amélioration de la santé génésique (mère et enfant) et d'augmentation des crédits pour les femmes;

5. Mise en œuvre de programmes nationaux et internationaux pour assurer une plus grande accessibilité aux possibilités d'évolution économique et politique, notamment pour les femmes, par exemple : services sociaux élémentaires universels; soins de santé maternelle et infantile; instruments de crédit pour les personnes défavorisées; réduction de la pauvreté; renforcement des capacités d'initiative et de l'autonomisation (contrôle des personnes sur leur destinée).

La dimension genre dans le Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001

Consacré à la pauvreté, le RDM 2000/2001 propose une analyse de la dimension genre plus complexe que l'édition 1990. Il l'aborde dans son analyse de ses trois grands thèmes (opportunités, sécurité matérielle et insertion), mais surtout dans la section sur l'insertion. Le Rapport reconnaît la nature institutionnelle de l'inégalité entre les sexes et attribue les désavantages féminins aux règles entourant la famille et la parenté, aux normes des collectivités et sociétés ainsi qu'aux systèmes juridiques et sociaux (prestation de services publics). Selon ce document, les règles de la parenté qui exercent l'incidence la plus forte sur l'ampleur des inégalités hommes–femmes sont de deux ordres :

• Les règles entourant l'héritage, qui définissent la nature et la quantité des ressources appartenant aux femmes;

• Les règles du mariage, qui définissent le degré d'autonomie des femmes par rapport à leur ménage et à leur famille.

Le RDM 2000/2001 préconise l'adoption d'une approche sexospécifique pour comprendre et cerner le problème de la pauvreté, soulignant qu'une plus grande égalité entre hommes et femmes « est souhaitable non seulement en soi, mais également parce qu'elle se traduit par des avantages économiques et sociaux sur le terrain de la lutte contre la pauvreté ». Le document ne propose toutefois aucune analyse des préjugés sexistes et distorsions sexospécifiques sur les marchés, ni celui du travail ni les autres. Cette absence laisse à penser que la Banque mondiale continue de considérer le marché comme un ensemble impersonnel de phénomènes, et par conséquent neutre en ce qui concerne le genre. Enfin, le RDM 2000/2001 n'évoque jamais le rôle crucial de l'inégalité hommes–femmes comme cause de la pauvreté, ni comme facteur déterminant des formes qu'elle prend.

Le Rapport 2001 de la Banque mondiale

Publié en 2001 (2003 pour la version française), le Rapport de la Banque mondiale sur les politiques de développement intitulé Genre et développement économique : vers l'égalité des sexes dans les droits, les ressources et la participation reste à ce jour le document le plus complet de cet organisme sur la dimension genre. Il aborde différents volets de l'inégalité hommes–femmes à partir de faits relevés dans les pays développés et dans les pays en développement. Comme le RDM 2000/2001, Genre et développement économique souligne l'importance des systèmes de la famille et de la parenté dans la construction des inégalités entre les sexes. Il analyse la structure du pouvoir, les incitations et les ressources dans la sphère familiale à la lumière des études, encore récentes à l'époque, portant sur « l'économie du ménage », c'est-à-dire les liens économiques à l'intérieur de la famille (voir chapitre 3). Ce document souligne également que les interactions entre les valeurs et les convictions des ménages et des collectivités, d'une part, et les systèmes juridiques plus larges, d'autre part, contribuent à la perpétuation des préjugés sexistes dans les institutions, aussi bien celles de l'État que celles du marché.

Le Rapport souligne que, dans le monde entier, les marchés du travail reposent sur une structure hiérarchique qui classe les secteurs d'activités, les emplois et les tâches selon le sexe. Les femmes sont généralement sous-représentées dans les emplois mieux rémunérés du secteur structuré (formel) de l'économie et sur-représentées dans le secteur non rémunéré et dans le secteur informel (notamment dans les emplois de sous-traitance et les emplois temporaires, occasionnels ou à domicile). Conséquence de cet état de fait, les revenus des femmes s'élèvent à seulement 70 à 80 % de ceux des hommes, et ce, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement. Or, les variables économiques conventionnelles telles que le niveau d'instruction, l'expérience professionnelle et les caractéristiques du poste considéré ne peuvent expliquer que 20 % de cet écart. Le Rapport indique clairement que ces inégalités sont perpétuées par « des préjugés et des tabous » qui parcourent le marché du travail.

Le Rapport analyse également l'ouverture et l'expansion des marchés nationaux causées par la mondialisation et souligne les coûts et les gains possibles de ce phénomène. Au chapitre des gains, certains signes indiquent que, au Nord comme au Sud, l'écart salarial hommes–femmes est en train de s'atténuer dans le secteur industriel. Au chapitre des coûts, on note l'incapacité des législations à éradiquer la discrimination envers les travailleuses ainsi que la vulnérabilité des personnes employées dans le secteur des biens échangeables face aux fluctuations de l'économie mondiale. Le Rapport conclut que « les marchés concurrentiels ne sont peut-être pas la meilleure façon d'éliminer la discrimination fondée sur le genre. C'est pourquoi les gouvernements doivent jouer un rôle prépondérant dans la réglementation des marchés et dans l'apport des infrastructures économiques essentielles » (voir encadré 1.5).

Genre et développement économique recommande en fin de compte une combinaison de stratégies larges de croissance économique favorable aux pauvres (comparables à celles que préconisent la Banque mondiale et le FMI) et de stratégies du développement humain qui reposent sur les droits (comparables à celles de certains organismes des Nations Unies et organismes donateurs bilatéraux). Il convient néanmoins de souligner les points suivants :

• Le document favorise nettement les politiques de croissance par rapport aux politiques des droits. Par ailleurs, il envisage les droits sous l'angle de la réglementation plutôt que de la redistribution, préconisant l'abolition des lois discriminatoires et l'adoption de lois plus équitables. Enfin, il insiste sur les droits politiques et civils (et leurs formulations négatives du droit : « le droit de ne pas... ») plutôt que sur les droits économiques et sociaux (et leurs formulations positives du droit : « le droit à... »).

Genre et développement économique adopte un point de vue général sur les inégalités entre les sexes, sans analyser dans le détail leurs liens avec la pauvreté.

• Comme il émane de la section Recherche de la Banque mondiale, il n'est pas évident qu'il engage effectivement la Banque à adopter les recommandations qu'il formule.

Encadré 1.5 Le rôle de l'État dans la réduction des inégalités hommes–femmes

Genre et développement économique : vers l'égalité des sexes dans les droits, les ressources et la participation propose un certain nombre de mesures que l'État peut prendre pour atténuer la discrimination sexuelle nuisible pour la société dans son ensemble. Il peut notamment « prélever des impôts et subventionner, persuader et légiférer, interdire et punir, en plus d'offrir des services. [...] Il peut carrément interdire des pratiques préjudiciables, par exemple en exigeant des entreprises que les critères d'embauche soient basés sur les compétences et non sur le genre, et en prévoyant des sanctions et des peines pour ceux qui ne respectent pas ces consignes. »

Ce document propose par ailleurs une stratégie en trois volets pour promouvoir l'égalité des genres dans le développement :

• Réformer les institutions pour établir des droits égaux et des opportunités économiques égales pour les hommes et les femmes;

• Encourager une approche du développement et de la croissance qui repose sur les droits pour réduire les disparités entre les sexes;

• Prendre des mesures énergiques pour éliminer les inégalités persistantes dans l'influence politique respective des hommes et des femmes.

La dimension genre dans les objectifs du Millénaire pour le développement

Dans les années 1990, les différents organismes internationaux et institutions abordent les questions de pauvreté et de développement humain de manières très diverses. Face à la question du genre, par contre, ils adoptent tous des approches très similaires : ils s'y intéressent essentiellement sous l'angle des secteurs sociaux et focalisent leurs analyses sur les inégalités dans l'accès à l'instruction, notamment au niveau primaire.

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Une femme, accompagnée de son bébé, tenant un kiosque dans un marché du Sénégal
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

Le genre n'occupe qu'une place très restreinte dans les politiques économiques et les stratégies entourant la production.

Précurseurs des OMD, les objectifs internationaux de développement (OID) abordent, eux aussi, la dimension genre sous le seul angle des objectifs du développement humain. Ils considèrent que l'élimination des disparités hommes–femmes dans l'enseignement primaire et secondaire constituerait un progrès marqué vers l'égalité des genres et vers l'autonomisation des femmes. Les OID comportent par ailleurs des engagements envers l'amélioration des services de santé génésique et envers la réduction de trois quarts, au plus tard en 2015, de la mortalité maternelle (une cause majeure de décès chez les femmes des pays les plus pauvres). Ces objectifs, certes, sont importants. Toutefois, l'élimination de l'écart entre les genres dans les indicateurs de la santé et de l'instruction ne peut pas s'obtenir uniquement par une amélioration des services fournis aux populations. Elle suppose aussi l'accroissement des capacités d'action économiques des femmes ainsi que leur revalorisation à leurs propres yeux et aux yeux de leur collectivité.

Les OMD représentent une certaine amélioration par rapport aux OID, mais les femmes restent exclues de l'objectif de réduction de la pauvreté. Elles continuent d'être intégrées aux objectifs plus généraux de développement humain, notamment dans les domaines de l'instruction, de la mortalité maternelle et de l'incidence du VIH/sida. On note néanmoins plusieurs ajouts intéressants.

• L'égalité entre les sexes devient un objectif explicite et elle est traitée comme tel.

• Les progrès réalisés dans l'atténuation des disparités hommes–femmes dans l'instruction primaire et secondaire se mesurent notamment aux indicateurs suivants :

– Le rapport filles/garçons à tous les niveaux d'enseignement;

– L'écart entre les hommes et les femmes dans le taux d'alphabétisation des adultes;

– Le pourcentage des femmes dans l'emploi salarié non agricole;

– Le pourcentage des femmes parmi les membres du parlement national.

Conclusion

Il a fallu près d'un demi-siècle pour que les objectifs de réduction de la pauvreté et d'égalité entre les genres acquièrent la place qu'ils occupent actuellement dans les débats et les politiques. La définition même de la pauvreté a changé au fil de cette évolution : autrefois assimilée à la seule pauvreté de revenus, elle est maintenant conçue d'une manière multidimensionnelle. Aujourd'hui, la pauvreté est envisagée dans ses dimensions humaines aussi bien que dans ses causes structurelles (voir chapitre 4). La conception de la dimension genre a également évolué, mais de manière plus lente et plus inégale. Ce phénomène s'explique en partie par des motifs politiques : loin d'être forcément confinée à une sphère « extérieure », l'égalité hommes–femmes pourrait en venir à menacer les pouvoirs et privilèges des décideurs eux-mêmes. Mais il est aussi d'ordre conceptuel en ceci qu'il découle de la nature des analyses, des méthodologies et des modèles macroéconomiques dominants.

Depuis les années 1970, les travaux des universitaires féministes et les plaidoyers en faveur de l'intégration de la dimension genre ont contribué à maintenir, sous une forme ou sous une autre, la sexospécificité à l'ordre du jour des débats et des programmes entourant le développement. En outre, depuis que des liens très clairs ont été établis entre la pauvreté et l'inégalité des genres, particulièrement dans les régions assujetties à des PAS, il apparaît clairement que, tant que la réflexion macroéconomique n'intégrera pas l'analyse sexospécifique d'une manière plus marquée, les politiques macroéconomiques resteront insensibles à la dimension genre.

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2. L'intégration de la dimension genre à l'analyse macroéconomique

Introduction

Ce chapitre examine différentes tentatives d'intégration de la dimension genre à l'analyse macroéconomique : (a) les travaux des économistes traditionnels, qui utilisent un cadre d'analyse néoclassique conventionnel; et (b) les travaux d'économistes utilisant des cadres d'analyse provenant de l'économie politique. Nous commencerons par dresser le bilan de la réflexion théorique sur le sujet, puis nous ferons le point sur un certain nombre de recherches empiriques. Ces observations nous permettront de mieux cerner les liens qui existent entre genre et pauvreté.

Préjugés sexistes et distorsions sexospécifiques dans l'analyse macroéconomique

La théorie économique néoclassique s'intéresse essentiellement aux facteurs déterminant l'offre et la demande de biens et de services. Cette offre et cette demande émanent d'agents économiques individuels tels que les producteurs, les consommateurs, les travailleurs, les entrepreneurs, etc. Au total, l'activité de ces agents définit l'offre et la demande globales de l'économie.

Les économistes ont longtemps considéré les marchés comme de simples lieux de rencontre permettant aux individus d'effectuer des transactions économiques en vue de réaliser des gains privés. Il apparaît toutefois de plus en plus clairement que des conditions bien précises doivent être rem-plies pour que les marchés fonctionnent d'une manière efficace, par exemple : liberté d'accès aux marchés; prix concurrentiels plutôt que monopolistiques; conclusion de contrats exécutoires; respect de la propriété; absence de coercition ou d'interférence dans les choix individuels. L'analyse économique doit par conséquent tenir compte des comportements individuels, mais aussi de plusieurs facteurs institutionnels.

L'analyse macroéconomique examine la production marchande totale (la somme de la production privée et publique nationale et des importations) et les dépenses totales (la somme de la consommation, des investissements privés, des dépenses gouvernementales et des exportations). Elle s'intéresse donc aux grands stocks et flux de biens et de services qui influent sur le revenu national (croissance économique) et aux taux de rendement respectifs des différents facteurs de production (répartition). Les catégories de l'analyse macroéconomique sont les stocks et les flux suivants : le produit national brut (PNB), les investissements, l'épargne, la balance des paiements, etc.

Les instruments de la politique économique ont pour but d'orienter le comportement économique des agents en intervenant à l'un ou l'autre de ces deux niveaux : (a) le niveau macroéconomique (taux de change; dépenses et recettes publiques; taux d'intérêt; suppression ou implantation d'obstacles au commerce; etc.); ou (b) le niveau intermédiaire (mésopolitiques : modification des services publics offerts à la population, par exemple dans les transports ou la santé; investissements dans l'infrastructure économique, par exemple dans les routes et les ponts; etc.).

Il a toujours été extrêmement difficile de faire accepter la dimension genre comme variable significative de l'analyse macroéconomique et même, de convaincre les macro-économistes qu'il était problématique de ne pas la prendre en compte. Une analyse des modèles macroéconomiques de la croissance et du développement nous permettra de prendre la pleine mesure de ce phénomène.

Les premiers modèles de la croissance économique

Les modèles de la croissance économique de l'après-Deuxième Guerre mondiale n'accordent pour ainsi dire aucun rôle au « facteur humain » dans le développement. Pour la plupart d'entre eux, le taux de croissance de la population active est déterminé par le taux de l'accroissement démographique et constitue par conséquent une donnée exogène (extérieure) du modèle. Par exemple, le célèbre modèle Harrod–Domar s'intéresse à la trajectoire d'une croissance régulière de plein emploi. Elle repose sur deux taux de croissance variables:

• Le taux « garanti », c'est-à-dire le taux d'accroissement de la production qui induirait un niveau d'épargne égal au niveau des investissements;

• Le taux « naturel », c'est-à-dire le taux de croissance maximum possible compte tenu de l'accroissement de la population active et des processus technologiques pouvant réduire la quantité de travail nécessaire à la production.

Selon ce modèle, seule l'égalité du taux naturel et du taux garanti permet obtenir un taux de croissance économique équilibré à long terme en situation de plein emploi. Or, comme il n'existe aucun mécanisme d'égalisation de ces deux taux, seul le hasard peut en fait créer ces conditions. Un équilibre éphémère (« sur le fil du rasoir ») peut ainsi s'établir entre la déflation cumulative (quand le taux de croissance garanti est supérieur au taux naturel) et l'inflation cumulative (quand il lui est inférieur). Plus tard, de nombreuses recherches ultérieures sur ce modèle ont permis de mieux cerner ce problème d'instabilité et de déterminer si certains mécanismes d'ajustement présents dans l'économie seraient susceptibles de favo-riser l'obtention d'un équilibre.

Les économistes néoclassiques s'intéressent essentiellement au rapport entre virages technologiques et insuffisance ou surplus de main-d'œuvre. Les néokeynésiens étudient les ajustements réalisables par l'amélioration de la répartition du revenu entre capital et travail, le premier étant associé à une propension à l'épargne plus grande que le second. Quand le plein emploi est atteint ou quand le chômage augmente, les fluctuations dans la répartition du revenu entraînent des fluctuations dans l'épargne et favorisent l'ajustement du taux de croissance naturel et du taux de croissance garanti.

Les théories dites « de la croissance endogène » apportent des modifications significatives aux modèles néoclassiques (voir encadré 2.1). Elles considèrent le travail comme une variable endogène, c'est-à-dire non pas comme une donnée mais comme une résultante du modèle lui-même. Comme nous le verrons plus loin, elles ouvrent ainsi la voie à l'intégration de la dimension genre aux théories de la croissance.

Encadré 2.1 Les théories de la croissance endogène

Pour les premiers modèles de la croissance économique, le taux de croissance de la population active est défini uniquement par l'accroissement démographique. Ces modèles ne tiennent aucun compte des facteurs déterminant la productivité de la main-d'œuvre. Plus tard, les théories de la croissance endogène avancent l'idée que certaines décisions économiques peuvent induire des progrès technologiques faisant augmenter la productivité du travail. En considérant l'investissement en capital humain comme un excellent moyen d'accroître la productivité de la main-d'œuvre, elles assimilent la croissance économique à une résultante des investissements en instruction, et donc, de décisions et d'actions du gouvernement et d'autres acteurs de la sphère économique.

Les modèles économiques conçus pour les pays en développement accordent une attention plus soutenue au rôle de la main-d'œuvre. Le plus connu d'entre eux, le modèle à deux secteurs, estime que la plupart des pays en développement possèdent : (a) un secteur traditionnel de subsistance dominé par l'agriculture familiale et doté d'une offre (illimitée) de main-d'œuvre non qualifiée; et (b) un secteur moderne industriel qui utilise du capital reproductible et produit en vue de réaliser des profits. Le surplus de main-d'œuvre fixe les salaires initiaux au niveau de la subsistance (au lieu qu'ils soient déterminés par la concurrence entre les forces du marché). Selon ce modèle, le réinvestissement des profits et la constance des salaires doivent en principe alimenter la croissance économique. Quand le surplus a disparu, les secteurs économiques se livrent concurrence entre eux pour retenir la main-d'œuvre ou l'attirer. À terme, l'augmentation des salaires réels dans le secteur agricole donnera naissance à une agriculture concurrentielle et commerciale dont la productivité sera égale à celle de l'industrie.

Les distorsions sexospécifiques de l'analyse macroéconomique

Si ce n'est à un niveau général et abstrait, les analyses macro-économiques ignorent les dimensions humaines de la croissance économique et, a fortiori, la dimension genre. Cette indifférence à l'humain comme au genre n'a pas manqué de soulever des questionnements majeurs quant aux origines et aux conséquences conceptuelles et pratiques de ces analyses. Certains chercheurs aboutissent ainsi à une distinction entre l'« intention » de la politique et son « impact ». Pour eux, les modèles macroéconomiques sont en eux-mêmes neutres quant au genre (c'est-à-dire également applicables aux hommes et aux femmes) et, si les politiques produisent des résultats discriminatoires, c'est simplement parce qu'elles sont mises en œuvre dans un contexte d'inégalité entre les genres.

Pour Elson, au contraire, cette neutralité supposée de l'analyse macroéconomique quant au genre n'est qu'un leurre : l'impact des politiques est discriminatoire, mais les conceptions économiques à la base même de ces politiques le sont aussi. Les ressources humaines étant considérées comme des « facteurs de production non produits », au même titre que les ressources naturelles, elles devraient pouvoir être transférées d'une activité à l'autre sans coût, à l'instar d'une terre qui peut être utilisée successivement pour différentes cultures. Or, de toute évidence, ce n'est pas le cas. Parallèlement aux activités que les économistes qualifient de « productives » existent une multitude d'activités « reproductives » (voir encadré 2.2).

Encadré 2.2 Production et reproduction

Traditionnellement, la « production » recouvre toutes les activités qui contribuent au PNB du pays, c'est-à-dire qui s'achètent et se vendent sur un marché. À l'inverse, la « reproduction » regroupe les activités qui accroissent les ressources humaines d'une société ou améliorent leur bien-être et leur qualité de vie, par exemple : porter les enfants et les élever; prodiguer les soins quotidiens indispensables aux êtres humains; s'occuper des personnes âgées, des malades, des handicapés et autres personnes fragilisées. Pour devenir le « facteur de production » que les modèles macroéconomiques tiennent pour acquis, l'être humain doit d'abord être mis au monde, élevé, nourri, soigné, instruit d'un ensemble complexe de normes, de valeurs et de savoir-faire.

Dans la foulée du processus d'industrialisation, certaines dimensions du travail reproductif peuvent échoir à la sphère publique que constituent l'État et le marché : soins de santé; socialisation des enfants; services de planification familiale; instruction; etc. Dans les pays les plus pauvres, toutefois, en raison des normes sociales, des habitudes, des coutumes, des liens d'affection et des obligations qui caractérisent la vie de famille, ces tâches reproductives continuent d'être accomplies en grande partie au sein des ménages et sans rémunération. Dans la plupart des cultures, ce sont les femmes qui assument pour l'essentiel la reproduction de la « main-d'œuvre », tant au quotidien qu'entre les générations.

L'analyse économique n'a jamais accordé de place au travail reproductif. Il est tenu pour une partie intégrante et « naturelle » du rôle des femmes. N'étant pas rémunéré, il n'est même pas considéré, en général, comme un véritable « travail ». Prenant comme repère l'activité économique masculine, l'analyse économique comporte forcément des distorsions qui la rendent incapable d'appréhender le travail des femmes dans sa spécificité. Elle donne donc une vision tronquée de l'économie. Au lieu de témoigner de la réalité dans son ensemble, elle ne montre que la pointe émergée de l'iceberg : le travail productif. Le Système de comptabilité nationale (SCN) et le PNB rendent compte uniquement des activités qui se manifestent par des transactions commerciales (voir figure 2.1).

Les stratégies de croissance économique cherchent à accroître le volume et la valeur des activités commerciales. Selon le cas, elles peuvent ainsi favoriser certains secteurs plus que d'autres. Les premières stratégies de croissance s'intéressaient essentiellement au secteur des biens échangeables au niveau international et visaient surtout à stimuler la production nationale pour réduire la dépendance par rapport aux

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Figure 2.1 La conception « en iceberg » de l'économie

importations. Les politiques plus récentes de libéralisation continuent de s'intéresser en priorité au secteur des biens échangeables, mais elles favorisent la production des biens d'exportation. Indépendamment de ces variantes, ces deux types de stratégies accordent la prépondérance aux activités marchandes, au détriment des activités non marchandes.

Au-delà de l'économie visible existe pourtant une économie informelle, parallèle, souterraine, beaucoup moins visible. Des biens et des services s'y vendent et s'y achètent, mais sans jamais figurer dans les statistiques officielles. Au-delà de cette économie informelle se trouve l'économie de subsistance, qui correspond à la production de biens et de services pour la consommation personnelle et familiale. Toutes ces activités reposent sur le travail non rémunéré de reproduction, de soins et d'entretien qui s'effectue dans les ménages, et qui assure la génération et la productivité de la main-d'œuvre qui fait fonctionner toute l'économie. Certes, le SCN révisé de 1993 attribuait une valeur marchande à certaines activités de subsistance (production de biens consommés à l'intérieur du ménage). Néanmoins, ce travail non rémunéré continue d'être largement sous-estimé dans les bilans officiels. Il joue pourtant un rôle crucial dans la reproduction, les soins et l'entretien de la main-d'œuvre, mais également dans l'accumulation du capital humain. Les « nouvelles théories de la croissance » et les orientations politiques actuelles accordent d'ailleurs une importance grandissante à ces deux dimensions.

La taille relative des sous-économies varie considérablement d'un pays à l'autre. D'une manière générale, l'économie visible est plus restreinte (et l'économie cachée plus vaste) dans les pays pauvres mais aussi, dans ces pays, parmi les ménages pauvres. Toujours dans les pays pauvres, production et reproduction sont beaucoup plus intégrées socialement aux structures de la famille, de la parenté et de la collectivité que l'analyse économique conventionnelle le suppose. L'étude de la répartition du temps de travail des hommes et des femmes entre activités SCN et non SCN dans différents pays rend compte des dimensions sexospécifiques de ce phénomène (voir encadré 2.3).

Encadré 2.3 Le temps de travail des hommes et des femmes

Une étude comparative du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) portant sur 9 pays en développement et 13 pays industrialisés montre que les hommes et les femmes fournissent généralement plus d'heures de travail dans les pays en développement que dans les pays industrialisés. Leur journée de travail compte en moyenne 419 minutes dans les pays industrialisés, contre 471 dans les pays en développement urbanisés et 566 dans les pays en développement ruraux. Cette enquête montre par ailleurs que les femmes assument 51 % du fardeau total du travail dans les pays industrialisés, et 53 % dans les pays en développement. Cependant, si les femmes des pays en développement et des pays industrialisés consacrent environ un tiers de leur temps à des activités comptabilisées dans le SCN et le reste à du travail non rémunéré, les hommes consacrent 66 % de leur temps à des activités SCN dans les pays industrialisés et 76 % dans les pays en développement.

Les collectes officielles de données ne tiennent en général aucun compte des activités qui n'appartiennent pas à l'économie formelle parce qu'elles sont le plus souvent pratiquées à temps partiel ou de manière irrégulière, qu'elles visent la subsistance ou qu'elles font partie des tâches familiales non rémunérées. La plupart des données sur le taux d'activité des femmes sont donc des sous-estimations incomplètes et douteuses, et ce, pour deux raisons : (a) les femmes qui ont une activité économique travaillent plutôt dans le secteur informel et dans la production de subsistance que dans l'économie formelle; et (b) les femmes sont encore beaucoup plus nombreuses à travailler dans la sphère familiale non rémunérée qu'à occuper un emploi rémunéré.

Pour surmonter cette difficulté, l'Organisation internationale du travail (OIT) a adopté deux définitions de l'activité économique : (a) une définition conventionnelle qui regroupe uniquement les activités accomplies en contrepartie d'un profit ou d'une rémunération; et (b) une définition « élargie », qui comprend en outre le travail productif effectué pour la consommation personnelle. Différents exemples illustrent les écarts d'évaluation induits par ces deux définitions (voir encadré 2.4). Les estimations du taux d'activité des femmes qui reposent sur la première définition mesurent la contribution des femmes à l'économie « visible ». Celles qui reposent sur la seconde définition donnent une idée plus exacte de leur contribution productive aux différents secteurs de l'économie. Toutefois, les premières comme les secondes ignorent la contribution des femmes aux soins et à l'entretien de la famille et, par conséquent, la quantité de travail indispensable à la survie, la subsistance et l'accumulation. En outre, cette tendance persistante qui consiste à ne comptabiliser que l'activité principale conduit à regrouper de très nombreuses femmes sous l'appellation « femmes au foyer » malgré la diversité de leurs apports économiques.

Les deux étapes suivantes s'avèrent donc nécessaires pour intégrer la dimension genre à l'analyse macroéconomique:

• Étudier le contexte institutionnel et les relations sociales dans différentes parties du monde afin de mieux cerner les liens entre production et reproduction;

• Déterminer les inégalités de genre dans ces institutions et dans ces relations, puis évaluer leurs répercussions au niveau des politiques macroéconomiques.

Encadré 2.4 La charge de travail des femmes : Une question de définition

Selon le recensement de 1981 de la République dominicaine, le taux d'activité des femmes en milieu rural s'élevait dans ce pays à 21 %. En intégrant au calcul des activités telles que les travaux des champs et les soins du bétail dans les fermes familiales, une autre enquête concluait toutefois à un taux de 84 %... En Inde, le taux d'activité des femmes s'élève à 13 % ou 88 %, selon que l'on utilise la définition restrictive du travail ou sa définition élargie. Au Pakistan, la méthode restrictive donne un taux d'activité féminin de 13,9 % dans les régions rurales, mais l'Étude sur le marché de l'emploi 1991–1992 l'estime à 45,9 %. La définition élargie tenait notamment compte des activités suivantes : traitement des produits agricoles après la récolte; soins du bétail; construction, entretien, réparation; corvées de bois de chauffage et d'eau; tissage, couture et broderie; tâches domestiques rémunérées.

Pour des modèles intégrant la dimension genre

Les premiers modèles de la croissance économique ne tenaient pas compte de la dimension genre parce qu'ils ne s'intéressaient

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Femmes rapportant du bois pour la cuisine au Mali
ONU/DPI

pas aux origines de l'offre de travail (ni, par conséquent, au secteur reproductif). Or, l'analyse des mécanismes qui déterminent l'offre de travail montre que la famille constitue l'institution centrale de l'économie reproductive et que des facteurs autres que l'accroissement démographique peuvent faire augmenter ou diminuer la disponibilité de la main-d'œuvre et sa productivité. Dès lors, de nombreuses variables se rapportant à la main-d'œuvre peuvent être considérées comme des déterminants de la croissance économique, notamment les soins, la fécondité, la santé, l'alimentation et l'éducation. Or, toutes ces variables entretiennent des liens très étroits avec la dimension genre.

De fait, des études montrent depuis longtemps que les taux démographiques ne sont pas « donnés » comme le prétendaient les théories malthusiennes. Ils dépendent au contraire des revenus, non seulement ceux de la société dans son ensemble mais aussi ceux des ménages, lieux des décisions reproductives. Les recherches récentes prouvent de plus en plus qu'en raison de l'organisation même des ménages, les coûts et les incitations entourant la mise au monde des enfants, leur éducation et leurs soins ne sont pas également répartis entre les sexes ni entre les générations. Hommes et femmes n'ont pas des intérêts identiques dans la « quantité » (le nombre) et la « qualité » de leurs enfants. Cette qualité correspond aux ressources investies pour chaque enfant. Pour les économistes, elle se résume généralement à l'instruction. On pourrait toutefois y intégrer les investissements dans la santé et l'alimentation, et même les investissements en temps. Pour les économistes, il existe un arbitrage entre la quantité et la qualité, car il est plus coûteux d'avoir plus d'enfants, mais aussi plus coûteux d'avoir des enfants « de meilleure qualité ». Cet arbitrage pourrait permettre aux économies nationales de passer d'une main-d'œuvre illimitée et indifférenciée à une main-d'œuvre instruite, qualifiée et en santé.

Les théories de la croissance endogène ayant montré que les investissements dans le capital humain peuvent améliorer l'offre de travail, la main-d'œuvre elle-même peut dès lors être considérée comme un « produit », c'est-à-dire une résultante d'investissements antérieurs en biens et en main-d'œuvre. Cette perspective nouvelle représente une percée prometteuse pour l'intégration de la dimension genre à la théorie macroéconomique. En particulier, si les femmes et les hommes ne se positionnent pas de la même façon par rapport aux investissements que leurs enfants exigent, la répartition du revenu selon le sexe doit être reconnue comme un déterminant significatif de la croissance économique.

La réinterprétation du modèle à deux secteurs sous l'angle de l'économie reproductive pourrait également préciser la conception macroéconomique des limites de la croissance : elle consisterait à mesurer l'activité réelle des femmes au lieu de les considérer comme appartenant à la « main-d'œuvre excédentaire » du secteur traditionnel. Dans cette optique, les initiatives d'augmentation de la productivité du travail dans l'économie des soins (au sens large) non rémunérés auraient des répercussions majeures pour la croissance mais aussi pour les femmes elles-mêmes.

Genre et réponses microéconomiques

D'autres études démontrant la pertinence de la dimension genre dans l'analyse macroéconomique s'intéressent aux réponses microéconomiques. Elles portent en grande partie sur la récession économique et sur les politiques d'ajustement structurel (PAS) des années 1980. Dite de l'efficacité sexospécifique, une première approche étudie le fait que les inégalités entre les genres limitent l'efficacité des ajustements effectués par la libéralisation des marchés. Une deuxième approche, dite du groupe vulnérable, examine les coûts d'ajustement qui incombent aux femmes. D'autres études, également très nombreuses, vont au-delà des politiques particulières et proposent des conclusions plus générales sur les mécanismes économiques.

Collier soutient ainsi que, pour bien cerner l'environnement économique de la mise en œuvre des PAS et, par conséquent, leurs impacts probables, il faut tenir compte du fait que les hommes et les femmes œuvrent dans des secteurs différents et font face à des contraintes et à des incitations différentes. Il définit quatre facteurs susceptibles d'expliquer les différences :

• La discrimination qui s'exerce en dehors du foyer (par exemple sur les marchés du travail et du crédit);

• Les modèles sexospécifiques de rôles qui poussent les garçons et les hommes, d'une part, et les filles et les femmes, d'autre part, vers des activités différentes, entravant ainsi leur mobilité intersectorielle;

• L'inégalité des droits et des obligations entre époux, qui dissuadent les femmes de jouer un rôle plus important dans les activités contrôlées par les hommes;

• Les rôles reproductifs des femmes, qui les obligent à se consacrer à la grossesse et aux soins des enfants dans la phase intermédiaire de leur vie et limitent ainsi leurs possibilités économiques en les confinant aux domaines professionnels pour lesquels les retraits temporaires du marché de l'emploi ne constituent pas un handicap majeur.

D'autres chercheurs soulignent que les hommes et les femmes ne subissent pas également l'évolution des coûts de la reproduction (par exemple, les compressions des dépenses publiques effectuées dans le cadre des ajustements) et qu'ils ne peuvent pas répondre de la même façon à l'évolution des incitations à la production. Ces différences dans leurs obligations et dans leurs possibilités de réaction résultent de contraintes attribuables à la discrimination sexospécifique, à la multiplicité des responsabilités qui accaparent le temps des femmes, etc.

Collier conclut qu'il faut considérer séparément le secteur marchand et le secteur non marchand, le capital et les biens de consommation, les biens échangeables et les biens non échangeables, les secteurs d'activité protégés et non protégés. Pour bien cerner les contraintes auxquelles les femmes sont soumises, il préconise également une désagrégation des données selon le lieu de travail (en chantiers, en entreprise, à domicile, etc.) et selon la nature du contrat (salariat, travail familial, etc.).

Dans son étude de l'Afrique subsaharienne, Palmer estime que les relations dans le ménage doivent occuper le centre des politiques macroéconomiques, car c'est à ce niveau que se mettent en place les réactions aux signaux du marché qui déterminent le taux de la croissance économique dans les régions de petites exploitations agricoles. À cause des inégalités hommes–femmes dans les ménages, les prix fixés par le marché ne correspondent pas à la valeur réelle du travail. En outre, du fait de l'inégalité des genres sur les marchés et dans les services publics, les ressources disponibles dans l'économie ne vont pas nécessairement aux personnes qui en ont le plus besoin ou qui en feraient le meilleur usage. Les inégalités hommes–femmes se regroupent selon les trois catégories décrites ci-dessous.

• Répartition du travail au sein des ménages – Les obligations reproductives des femmes constituent une sorte de « taxe » sur leur travail qu'elles doivent payer avant d'entreprendre des activités génératrices de revenus (ou réductrices des dépenses). Comme les hommes n'ont pas à renoncer aux activités économiques au profit des responsabilités domestiques, cette « taxe reproductive » introduit un biais dans la répartition du travail entre les membres du ménage.

• Termes de l'échange au sein des ménages – Les différents membres de la famille œuvrent dans des sphères économiques distinctes, et peuvent dans certains cas tenir des comptabilités séparées. L'allocation des ressources dans le ménage n'est donc pas optimale : les hommes peuvent profiter du travail des femmes en ne leur accordant en échange qu'une compensation partielle (voire nulle).

• Affectation du revenu et des autres gains retirés du travail du ménage – Cette inégalité introduit une distorsion dans les incitations et dans la répartition des gains. Les femmes et les hommes sont généralement plus enclins à se consacrer aux formes de production dont ils peuvent contrôler les gains, indépendamment du fait que ce choix soit optimal ou non pour le ménage dans son ensemble.

Les institutions et les acteurs dans une économie sexospécifiée

Elson a intégré les conclusions de ces différentes théories dans son analyse de l'économie « sexospécifiée ». Pour cette chercheuse, les économies sont organisées par des institutions qui déterminent les comportements « appropriés » de la part des hommes et des femmes. Ces institutions sont la famille et la parenté, mais également les entreprises privées et l'État. Toutes sont régies par des relations sociales qui structurent la répartition des activités, des ressources, du pouvoir et de l'autorité entre hommes et femmes. Par conséquent, si les institutions économiques sont généralement considérées comme neutres vis-à-vis du genre, elles ne le sont pas en réalité.

Que l'analyse soit réalisée au niveau de l'économie dans son ensemble (macro), des entités intermédiaires (méso) ou des acteurs individuels (micro), elle doit donc tenir compte de la répartition du travail, des ressources, du pouvoir et des prérogatives décisionnelles entre les genres.

1. L'analyse macroéconomique porte sur la proportion d'hommes et de femmes dans les différents secteurs productifs (agriculture, industrie et services) et à l'intérieur du secteur reproductif non rémunéré. Il est en principe possible d'établir une comptabilité nationale qui attribue une valeur financière aux activités de l'économie reproductive. Par exemple, le PNUD a estimé que la production « invisible » hors SNC des femmes représente environ 11 000 milliards $ US par an au niveau mondial, soit une augmentation de 48 % du PIB mondial.

2. L'analyse mésoéconomique s'intéresse aux institutions qui structurent la répartition des ressources et des activités entre les acteurs du niveau microéconomique : entreprises, organismes non gouvernementaux locaux, bureaux gouvernementaux régionaux, etc. Elle porte notamment sur les inégalités entre les sexes face aux services publics et sur les distorsions sexospécifiques dans le fonctionnement des marchés. Elle s'intéresse également à la structure décisionnelle intermédiaire, par exemple dans les ministères, les grandes entreprises et les institutions financières. Au chapitre des politiques, Elson insiste particulièrement sur la place de l'État dans la mise en œuvre et le maintien des infrastructures physiques et sociales et sur le fonctionnement des marchés du travail, des biens et autres.

3. L'analyse microéconomique s'intéresse d'une manière plus détaillée à la répartition du travail, des ressources, des responsabilités et des prérogatives décisionnelles entre hommes et femmes dans les différents secteurs, notamment selon que les activités considérées sont rémunérées ou non. Elle porte également sur la manière dont les décisions se prennent, notamment dans les ménages. Cette analyse s'avère indispensable pour comprendre : (a) les impacts individuels des forces macroéconomiques (telles qu'elles s'exercent à travers les différentes institutions de la société) sur les hommes et les femmes des ménages, des entreprises et autres organisations, et la manière dont ces acteurs individuels y réagissent; et (b) l'effet de ces réactions sur l'économie dans son ensemble.

Résultats empiriques

Parallèlement à ces recherches théoriques sur l'intégration de la dimension genre à l'analyse macroéconomique, différentes études empiriques ont analysé les liens entre le genre et la macroéconomie. La présente section porte sur deux des approches retenues dans ces études.

L'impact des macropolitiques

L'implantation forcée des PAS a généré un vaste courant de recherches sur leurs répercussions sexospécifiques et sur celles de la récession au niveau microéconomique, mais aussi sur les impacts en retour de ces répercussions microéconomiques sur la situation macroéconomique. Plusieurs recherches se fondant sur des données de petite échelle, souvent qualitatives, concluent à l'existence d'un effet d'étau sur le temps des femmes.

• D'une part, le travail non rémunéré des femmes augmente pour compenser la réduction des services publics ou pour produire la nourriture ou les vêtements que le ménage ne peut plus se permettre d'acheter.

• D'autre part, les femmes s'efforcent d'accroître leur travail rémunéré pour compenser l'augmentation du chômage masculin et l'augmentation du coût de la vie.

L'augmentation du temps de travail des femmes, en particulier les plus pauvres, à l'intérieur comme à l'extérieur de la maison, s'effectue soit au détriment de leur sommeil, de leurs loisirs et, à long terme, de leur santé, soit au détriment de l'éducation ou des loisirs de leurs filles. Le temps des femmes s'impose comme l'une des variables cruciales de l'ajustement en ceci qu'il est consacré à des responsabilités multiples s'exerçant dans la sphère familiale, sur le marché et dans la collectivité. Parallèlement à cela, dans plusieurs pays, la primauté de l'homme pourvoyeur exclut les femmes des programmes sociaux de financement mis en place pour protéger les plus pauvres des effets néfastes de l'ajustement structurel (par exemple, au Honduras, au Mexique et au Nicaragua). Cette exclusion résulte de l'hypothèse même sur laquelle reposent ces projets, à savoir que toute réduction de la pauvreté masculine aide nécessairement les femmes.

D'autres études examinent des données à grande échelle pour analyser les impacts individuels et familiaux (micro) des changements généraux (macro). Par exemple, une recherche examine la réponse négative de l'offre à la libéralisation des marchés agricoles de la Zambie (voir encadré 2.5).

Encadré 2.5 Les contraintes sexospécifiques dans l'agriculture en Zambie

En Zambie, une étude a permis de constater que les quantités de maïs produites augmentaient d'autant plus que le prix de ce produit baissait, et que cette réponse négative était plus marquée dans le cas des productrices (par rapport aux producteurs hommes). Si certains agriculteurs hommes passaient à des cultures relativement mieux rémunérées, les femmes ne réagissaient pas de manière aussi tranchée à l'évolution des prix. L'étude attribuait ce phénomène à la répartition des rôles entre les genres dans les ménages et au fait que les femmes sont chargées des cultures alimentaires traditionnelles. Une autre analyse a toutefois souligné le point suivant : la recherche montrait que les agriculteurs et les agricultrices étaient soumis à des contraintes bien différentes au niveau des institutions et des ressources. Par exemple, les principaux facteurs déterminant l'accroissement de la production de maïs étaient la possession d'une charrue, les sources de revenus non agricoles, l'utilisation d'engrais et l'accès à différents modes de commercialisation. Or, les hommes sont généralement mieux placés que les femmes dans tous ces domaines. Au lieu d'expliquer la réponse de l'offre féminine uniquement par la répartition des responsabilités dans le ménage, cette interprétation soulignait donc la nécessité de politiques assurant aux femmes un accès équitable aux ressources.

Le genre et les modèles d'équilibre général calculable (MÉGC)

Les études portant sur les microréponses aux changements macroéconomiques sont forcément partielles en ceci qu'elles s'intéressent à des sous-ensembles particuliers de la population ou à des secteurs particuliers de l'économie. Elles ne peuvent donc pas mesurer l'impact des PAS (ou autres politiques macroéconomiques) sur l'économie dans son ensemble. Un projet récent d'intégration des variables sexospécifiques aux modèles d'équilibre général calculable (MÉGC) s'avère un moyen prometteur de contourner cet obstacle.

Les MÉGC sont des modèles de simulation dont le principal avantage consiste en ce qu'ils peuvent mesurer l'impact des changements qui se produisent dans un secteur de l'économie sur les autres secteurs de cette économie. Par exemple, plusieurs analyses partielles se sont intéressées au fait que, dans certains pays, le passage à une industrie manufacturière d'exportation a causé une augmentation de la part des femmes sur le marché de l'emploi. Cependant, ces analyses ne tenaient généralement aucun compte des emplois qui étaient perdus au même moment à cause de l'ouverture croissante de ces industries aux importations. En montrant l'impact des changements macroéconomiques sur les femmes et les hommes dans différents secteurs de l'économie, les MÉGC aident à déterminer si l'effet global net est positif, négatif ou inégal. Toutefois, ces études sont encore relativement rares, car elles supposent un travail considérable de collecte et de compilation des données.

Les impacts sexospécifiques de changements touchant les politiques commerciales et les flux de capitaux du Bangladesh ont été simulés au moyen d'un modèle ÉGC (voir encadré 2.6). L'objectif de cette étude était de mesurer les répercussions d'effets observés dans des secteurs bien précis sur le reste de l'économie marchande. Fait rare pour un modèle ÉGC, le but du projet consistait aussi à mesurer l'impact de ces effets sur les comportements dans l'économie domestique non rémunérée (dont les femmes constituent l'essentiel de la main-d'œuvre) ainsi que les impacts en retour de ces comportements sur les secteurs considérés. L'examen des interactions entre les différents secteurs de l'économie marchande et entre les sphères marchande et non marchande de l'économie aide à mieux comprendre ou prédire l'incidence de l'évolution des politiques et des autres circonstances économiques sur les femmes.

Encadré 2.6 Un exercice de simulation sur le Bangladesh

Un exercice de simulation a été mis en œuvre pour analyser les impacts de différentes modifications des politiques commerciales au Bangladesh, en particulier dans les domaines suivants :

• Répartition du temps de la population active, notamment féminine, entre loisirs, reproduction et emploi dans l'économie marchande (et entre ses différents secteurs);

• Salaire féminin moyen dans l'économie, en termes absolus et relatifs (par rapport aux salaires masculins);

• Masse salariale des femmes dans l'industrie manufacturière et dans les services en tant qu'indicateur des revenus d'emploi des femmes (ces revenus influant sur leur pouvoir de négociation dans le ménage et, par conséquent, sur leurs conditions de vie et celles de leurs enfants).

Cette simulation portait également sur les effets du déclin des exportations dans le secteur du vêtement au Bangladesh. Comme dans tous les pays, ce secteur emploie une main-d'œuvre majoritairement féminine (83 %, contre une moyenne de 24 % pour l'économie dans son ensemble). L'étude concluait qu'une baisse de 30 % des prix mondiaux des vêtements entraînerait une diminution de la rentabilité telle que le volume des exportations de vêtements baisserait de plus de la moitié, induisant une baisse des salaires féminins. Cette baisse toucherait particulièrement les femmes possédant un niveau d'éducation faible à moyen, et qui représentent la majeure partie de la main-d'œuvre dans le secteur du vêtement.

Égalité des genres et croissance économique : des conclusions divergentes

Enfin, un dernier groupe d'études portant sur la dimension genre dans l'analyse macroéconomique comparent des pays entre eux et, dans certains cas, des périodes entre elles. Leurs résultats ne convergent pas toujours; ils sont même souvent contradictoires. Certaines études relèvent ainsi une corrélation positive entre l'inégalité des genres et la croissance économique. Par exemple, Seguino conclut que l'inégalité salariale entre les sexes stimule la croissance économique; une autre étude affirme qu'une inégalité marquée entre les sexes dans l'instruction secondaire produit le même effet. À l'inverse, Dollar et Gatti soutiennent que : (a) l'égalité des genres dans l'instruction et les droits légaux stimule la croissance économique par habitant; et (b) les augmentations du PNB par habitant favorisent l'égalité des femmes et des hommes. Une autre étude conclut également que les inégalités entre les sexes ont un impact négatif significatif sur la croissance économique (voir encadré 2.7).

Encadré 2.7 Les impacts négatifs des inégalités hommes–femmes sur la croissance économique

Une étude reposant sur des données recueillies dans 99 pays en 1960 et en 1990 a conclu que les inégalités entre les genres ont un impact négatif significatif sur la croissance économique, particulièrement en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, les deux régions les plus pauvres du monde. S'inspirant de ces résultats, le Rapport sur la pauvreté en Afrique de 1998, qui porte plus particulièrement sur les inégalités entre les sexes, la croissance et la réduction de la pauvreté, indique que l'Afrique subsaharienne aurait pu bonifier ses taux de croissance annuels par habitant de plusieurs points en augmentant le taux relatif d'instruction des filles et des femmes par rapport à celui des garçons et des hommes (0,5 %) et le taux d'emploi des femmes dans le secteur formel (0,3 %) pour qu'ils atteignent les niveaux est-asiatiques.

Plusieurs raisons expliquent ces conclusions apparemment contradictoires. Premièrement, certaines études utilisent des données transversales alors que d'autres utilisent des données chronologiques, et elles ne s'intéressent pas toutes aux mêmes périodes. Les études transversales portant sur plusieurs pays ont tendance à niveler les différences entre les pays étudiés et peuvent faire apparaître entre eux des similitudes trompeuses. Deuxièmement, toutes ces études ne mesurent pas de la même façon l'inégalité entre les sexes. Ainsi, la plupart examinent l'instruction (Dollar et Gatti y ajoutent l'espérance de vie et les règles et conventions entourant l'égalité entre les genres); Seguino, par contre, s'intéresse surtout aux inégalités salariales. La liste des pays étudiés varie aussi fortement d'une recherche à l'autre. Dollar et Gatti étudient des pays riches développés et des pays pauvres en développement, alors que Seguino examine plutôt des pays semi-industrialisés à revenu intermédiaire dont la croissance repose essentiellement sur les exportations. Ces mises en garde étant faites, on trouvera ci-dessous une analyse plus poussée des recherches de Dollar et Gatti, qui concluent à l'existence d'une synergie (restreinte), et celle de Seguino, qui conclut à l'existence d'un arbitrage entre l'égalité des sexes et la croissance économique.

a. Une synergie positive?

L'étude de Dollar et Gatti compte parmi les rares de ce type qui examinent non seulement les impacts de l'inégalité des genres sur la croissance économique mais aussi, inversement, les impacts de la croissance économique sur l'inégalité des genres. Elle mesure en outre l'égalité des droits entre hommes et femmes et analyse des variables sociales et économiques. Ses conclusions sont résumées ci-dessous.

• La croissance économique exerce une incidence sur l'inégalité entre les genres uniquement dans les pays qui passent d'un revenu intermédiaire relativement faible à un revenu plus élevé.

• Les populations à majorité musulmane ou hindoue présentent des niveaux d'inégalité entre les genres plus élevés pour la plupart des critères de mesures retenus.

• Le Japon présente des taux d'inégalité entre les genres plus élevés que les autres pays ayant un PNB par habitant similaire, sauf pour l'instruction secondaire.

Une seconde série de résultats montre que le niveau d'instruction de la population féminine (qui se mesure essentiellement à l'instruction secondaire) a un effet positif sur la croissance économique. L'impact de l'instruction masculine et féminine sur le revenu par habitant est faible dans les pays les moins développés dans lesquels l'instruction secondaire féminine concerne moins de 10 % de la population. Cependant, une fois que le pays a atteint un certain niveau d'instruction féminine, toute augmentation de 1 % de la proportion des femmes ayant fait des études secondaires induit une augmentation de 0,3 % du revenu par habitant. Les auteurs de l'étude soulignent que l'absence de corrélation entre l'égalité hommes–femmes dans l'instruction et la croissance économique dans les pays pauvres essentiellement agricoles s'explique par la faiblesse des rendements générés par l'instruction secondaire féminine. Il est en effet inutile ou presque d'investir dans l'instruction secondaire des filles si les hommes possèdent un accès privilégié aux emplois qui exigent ce niveau.

Nous reviendrons ultérieurement sur plusieurs dimensions de cette étude, en particulier les suivantes :

1. L'égalité entre les genres a un effet positif sur la croissance économique par habitant, mais seulement à partir d'un certain stade de développement national. Par conséquent, dans les pays les plus pauvres, les politiques de stimulation de la croissance économique par la réduction de l'écart des niveaux d'instruction hommes–femmes visent des objectifs à long terme, et non des rendements immédiats.

2. La relation entre l'égalité des genres et la croissance économique est en grande partie déterminée par des particularismes régionaux aussi bien que religieux.

3. Le fait que le niveau d'instruction est considéré comme une mesure incontournable de l'inégalité démontre l'importance croissante qui est accordée au « capital humain » dans les projets de développement international. Toutefois, le capital peut aussi englober les ressources matérielles et financières ainsi que les relations et les réseaux sociaux. L'inégalité des genres dans l'accès au crédit, à la terre, aux salaires, aux biens d'équipement et aux réseaux profession-nels et commerciaux joue peut-être dans la croissance économique des pays les plus pauvres un rôle plus important que les inégalités dans l'instruction ou même, dans les droits officiellement reconnus.

4. Parmi les arguments qui plaident en faveur des politiques de réduction des inégalités entre les genres, il convient d'établir une distinction claire entre ceux qui reposent sur des principes et ceux qui invoquent l'efficacité (voir encadré 2.8).

Encadré 2.8 Les droits, une question de principe

La présence de mesures des droits politiques et civils des femmes dans l'analyse de Dollar et Gatti ainsi que l'instauration d'un lien entre ces droits et la croissance économique sont peut-être attribuables à l'émergence récente d'une approche du développement qui repose sur les droits. Selon Dollar et Gatti, le renforcement des droits civils et politiques pourrait favoriser la croissance économique. Les arguments en faveur de droits susceptibles de favoriser l'égalité des genres sont cependant des arguments de principe, et non d'efficacité : les droits sont défendus en soi, pour leur valeur intrinsèque, pas en tant qu'instruments d'une évolution jugée souhaitable. Les droits qu'une société donnée reconnaît témoignent de la valeur qu'elle accorde à la dimension humaine du développement. La concrétisation de ces droits suppose non seulement une croissance économique suffisante, mais aussi de véritables droits économiques et sociaux ainsi qu'une volonté politique certaine.

b. Un arbitrage?

L'étude de Seguino s'intéresse au rapport entre l'inégalité des genres et la croissance économique dans le contexte d'une industrialisation d'exportation. Elle analyse les liens entre la

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Femmes travaillant sur une chaîne d'assemblage d'une entreprise de cosmétiques à Séoul, République de Corée
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

croissance économique et l'inégalité salariale hommes–femmes. La chercheuse puise son échantillon parmi les pays à revenu faible ou intermédiaire (selon la définition qu'en donne le Rapport sur le développement dans le monde 1995).

Cette comparaison transnationale révèle une association positive entre l'inégalité salariale hommes–femmes (mais aussi le niveau du capital humain et des investissements) et la croissance économique. Elle indique ainsi qu'une augmentation de 10 points de l'écart entre les revenus masculins et féminins par année d'instruction secondaire fait augmenter la croissance du PIB de 0,10 %. En d'autres termes, dans l'écart entre le taux de croissance du PIB de la République de Corée (9,2 %) et celui du Costa Rica (3,9 %) de 1985 à 1989, 4 points de pourcentage pourraient être attribués à l'écart salarial entre les genres. Les analyses chronologiques portant sur un seul pays confirment l'importance de l'investissement et du capital humain mais concluent que le niveau d'instruction des femmes a un impact plus marqué que celui des hommes. Les variables relatives à l'écart salarial restent significatives. L'analyse indique par ailleurs que les disparités salariales entre les genres augmentent les niveaux d'investissement. L'étude conclut que l'inégalité hommes–femmes dans les gains du travail stimule la croissance dans les pays dont l'économie repose sur l'industrialisation d'exportation.

Seguino souligne que les disparités de revenus entre les genres n'entretiennent qu'un lien partiel avec le PNB. D'autres facteurs jouent un rôle non négligeable, notamment les types de politiques mises en œuvre ainsi que le « régime sexospécifique » du pays considéré. Il est frappant de constater que, parmi les pays asiatiques étudiés par la chercheuse, trois des quatre économies « miracles » à croissance rapide, toutes estasiatiques, sont également celles qui présentent les disparités de revenus hommes–femmes les plus fortes (République de Corée, Singapour et Taïwan). Toutefois, cette étude montre aussi que la croissance économique est généralement plus élevée dans ces pays quand des investissements dans l'instruction féminine cohabitent avec ces disparités salariales plus importantes entre les genres.

En conclusion, les recherches de Dollar et Gatti plaident en faveur de l'égalité des genres pour des motifs de « rentabilité », et en faveur d'une croissance économique plus soutenue pour des motifs d'équité. Les recherches de Seguino concluent à l'existence possible d'un arbitrage entre l'égalité des genres et la croissance économique, arbitrage qui serait attribuable à l'intensification de la concurrence causée par la mondialisation. Ces résultats doivent de toute évidence être précisés par des analyses plus détaillées menées au niveau des différents pays.

Conclusion

Ce chapitre a présenté des études théoriques et empiriques portant sur la dimension genre dans l'analyse et dans les politiques macroéconomiques. Plusieurs de ces recherches soulignent que les « institutions » constituent un concept incontournable pour bien comprendre les inégalités entre les genres. Différents thèmes reviennent constamment dans ces études :

1. Les normes et les coutumes déterminent en partie les relations dans le ménage et le comportement de ses membres;

2. L'inégalité des rôles, des responsabilités et des ressources dans le ménage impose des contraintes distinctes aux réactions et aux comportements des hommes et des femmes, respectivement;

3. Le travail non rémunéré des femmes a un impact certain sur leur capacité à réagir aux signaux du marché;

4. Puisque la discrimination sexospécifique existe dans les marchés mais aussi dans les systèmes de prestation de services publics, des facteurs extérieurs au ménage contribuent aussi à déterminer l'inégalité entre les genres.

La plupart de ces études accordent une place centrale au ménage et à la famille dans l'analyse des inégalités de genre. Toutefois, si la plupart d'entre elles relèvent l'existence de discrimination dans le fonctionnement du système juridique et dans la prestation des services publics, elles n'accordent pas toutes la même attention à la discrimination qui s'exerce sur les marchés. Les économistes orthodoxes, en particulier les néolibéraux, ont tendance à considérer les forces du marché comme des agrégats impersonnels d'activités individuelles multiples. À l'inverse, les économistes politiques féministes soutiennent que les marchés doivent être considérés comme des institutions sociales dans lesquelles les normes et les réseaux sociaux jouent un rôle aussi important que les incitations et les instances économiques.

Or, les chercheurs qui s'intéressent au facteur institutionnel et ceux qui adoptent un angle plus individualiste préconisent des approches des inégalités hommes–femmes très distinctes les unes des autres. Cet écart apparaît clairement quand on compare les explications que les auteurs des deux études examinées dans la dernière partie de ce chapitre donnent de leurs résultats concernant les inégalités de genre. Pour Dollar et Gatti, les caractéristiques religieuses représentent une cause statistiquement significative des différences transnationales dans l'inégalité hommes–femmes, ce qui montre l'importance des « préférences culturelles ». Les chercheurs concluent que les acteurs qui contrôlent les ressources dans la société considérée privilégient certaines inégalités entre les genres et sont prêts à en payer le prix. Toutefois, cette analyse ne tient pas compte de la possibilité (ou de l'impossibilité), pour ceux et celles qui ne partagent pas ces « préférences culturelles », de s'y opposer. Elle ne tient pas compte non plus de la ligne de démarcation qui séparent ceux et celles qui ont le pouvoir d'exprimer leurs préférences et de les implanter dans la société, et ceux et celles qui en paient le prix.

À l'inverse, Seguino conclut que la nature systémique des inégalités des genres reflète la manière dont les institutions sont structurées dans les différents pays. La chercheuse avance que les disparités salariales hommes–femmes devraient avoir des impacts positifs plus importants sur la croissance dans les pays à système patriarcal, parce que leurs institutions encouragent l'intériorisation des normes sociales favorables aux hommes, réduisant ainsi la résistance politique et donc, le coût des inégalités entre les genres.

Les recherches examinées dans ce chapitre indiquent clairement que les inégalités hommes–femmes doivent être prises en considération dans différents contextes, et qu'elles varient selon le cas. Elles dépendent de plusieurs facteurs, notamment les stratégies de croissance, le PNB par habitant, les politiques publiques (en particulier celles qui se rapportent directement à l'égalité des genres) et les investissements dans le capital humain. L'analyse montre en outre que les institutions, et plus particulièrement leur construction patriarcale, représentent un facteur majeur d'inégalité. C'est ce que nous verrons en détail au chapitre suivant.

3. La géographie de l'inégalité entre les genres

Introduction

Loin d'être entièrement déterminé par les préférences individuelles, le comportement humain est en grande partie régi par des conventions, des normes et des règles institutionnelles qui ont des répercussions matérielles importantes sur la vie des gens. Les institutions constituent en quelque sorte les « règles du jeu » de la société. Ces règles peuvent être écrites ou non, explicites ou implicites, codifiées dans les lois, définies par les politiques, sanctifiées par la religion, pérennisées par les conventions, intégrées aux principes et usages des familles, de la collectivité, de la société... En circonscrivant le permis et l'interdit, elles déterminent largement le comportement humain. Dans la sphère économique, ces règles jouent deux rôles :

a) Elles influent sur la répartition du travail productif et reproductif entre les sexes;

b) Elles font émerger dans chaque région du monde un modèle distinctif de l'activité professionnelle et économique des hommes et des femmes.

Les institutions constituent en elles-mêmes des concepts abs-traits, mais elles se concrétisent sous la forme d'organisations : ce sont les « équipes » qui jouent le jeu. On distingue quatre grandes catégories d'institutions. Chacune d'elles œuvre dans un domaine particulier de la société et s'exprime par des organisations et des groupes qui lui sont propres. Ces quatre catégories sont les suivantes : l'État, le marché, la collectivité/société civile, et la famille/parenté (voir encadré 3.1).

Les institutions régissent les processus de la production, de la reproduction et de la répartition dans la société considérée. La manière dont elles sont établies dépend du niveau de développement économique de cette société, de la structure de l'économie et du degré de marchandisation (l'attribution d'une valeur commerciale à des biens et services précédemment considérés comme non échangeables sur un marché défini par l'offre et la demande). Pour reprendre les catégories définies par la pyramide de la production/reproduction de la figure 2.1, les marchés formels, l'interventionnisme étatique et la production de subsistance n'occupent pas la même place dans toutes les sociétés du monde.

Encadré 3.1 Les principales catégories institutionnelles de la société

L'État – L'État gouverne la société dans son ensemble. Il fait appliquer les règles et les procédures qui régissent les interactions des sphères institutionnelles entre elles. Les lois, les politiques et les règlements de l'État définissent l'accès à ses ressources, y compris l'emploi. Plusieurs organisations sont propres à l'État, par exemple : les différentes instances de la fonction publique; la police; les pouvoirs législatif et judiciaire; les gouvernements locaux.

Les marchés – Les marchés répondent à une logique commerciale, la maximisation des profits. Les ressources s'y échangent dans le cadre de contrats. Les organisations du marché sont notamment : les firmes; les exploitations agricoles commerciales; les petites entreprises; les réseaux commerciaux; les entreprises multinationales.

Collectivité/société civile – La société civile regroupe des associations très diverses dont les membres défendent des intérêts tout aussi multiples. Les objectifs de ces associations ainsi que l'adhésion (l'appartenance au groupe) relèvent généralement de décisions, de « choix ». Les membres définissent la répartition des ressources et des responsabilités en fonction de principes convenus. Les organisations de la société civile sont notamment : les syndicats; les organismes non gouvernementaux (ONG); les associations professionnelles. Dans le présent ouvrage, la « collectivité » désigne les associations et les groupes constitués selon les liens que les sociologues qualifient de « primordiaux ». L'appartenance à ces groupes relève de l'attribution plutôt que du choix. L'accès individuel à leurs ressources dépend de la position de la personne considérée dans le groupe, position qui est elle-même déterminée par l'identité attribuée à cette personne. Les collectivités sont par exemple : la caste; la tribu; les relations protecteur–protégé.

Famille/parenté – La famille et la parenté désignent des formes d'organisation sociale (par exemple, le lignage et le clan) qui reposent sur la descendance et le mariage ainsi que, le cas échéant, l'adoption et le placement d'enfant. Le « ménage » constitue l'une des principales organisations des institutions « famille » et « parenté ». Il se définit généralement par la vie en commun ou la mise en commun du budget, ou les deux. Pour Elson, le ménage constitue le lieu par excellence de la prestation de soins, de biens et de services, c'est-à-dire des activités consistant à fournir aux personnes ce dont elles ont besoin pour survivre, se développer et s'épanouir – aussi bien l'affection et les soins de santé que les ressources matérielles.

Les institutions structurent la vie quotidienne et lui assurent par conséquent une certaine stabilité. Elles atténuent l'incertitude, rendent certains comportements plus prévisibles et permettent aux individus de coopérer entre eux pour produire des résultats qu'ils ne pourraient pas obtenir isolément. Dans le même temps, toutefois, et quelles que soient leurs idéologies officielles, les institutions fonctionnent rarement de manière égalitaire. Au contraire, elles tendent généralement à soutenir et renforcer les relations hiérarchiques reposant sur les facteurs suivants :

a) Les inégalités dans la propriété ou dans l'accès aux moyens de production (terre, capital, financement, équipement);

b) Les particularités conquises ou acquises (instruction, compétences, contacts);

c) Les caractéristiques, prérogatives et interdits assignés par la société (ils se rapportent au genre, à l'âge, à la caste, etc.).

L'existence et le maintien de cette hiérarchie peuvent faire l'objet d'explications ou de justifications diverses : mérite, capacités, aptitudes, biologie, nature, volonté divine, etc. Il est à noter que les modalités d'accès ou d'exclusion des différentes institutions peuvent se recouper de l'une à l'autre (voir encadré 3.2).

Encadré 3.2 L'État et le recoupement des inégalités

L'accessibilité (ou l'exclusion) d'un domaine donné peut aggraver ou atténuer les inégalités institutionnelles dans un autre domaine. Ainsi, les lois d'éradication de la discrimination dans l'emploi et l'ouverture de nouvelles possibilités d'accès au marché pour les groupes marginalisés peuvent atténuer les inégalités reposant sur la caste, la race ou le genre. À l'inverse, les préjugés des employeurs et les pratiques d'exclusion des syndicats et des associations professionnelles peuvent les aggraver. Le cadre institutionnel de la société (ses règles, normes, convictions, croyances et pratiques) empêche que toutes les personnes et tous les groupes sociaux qui la composent partent sur un pied d'égalité, mais aussi qu'ils bénéficient de possibilités identiques d'améliorer leur situation au cours de leur vie. Puisqu'il assure en grande partie la gouvernance générale de la société, l'État joue un rôle déterminant dans le maintien, le renforcement ou la réduction des inégalités dans tous les domaines, ou presque.

Les institutions et l'inégalité des genres

L'inégalité des genres, qui constitue l'objet du présent ouvrage, est l'une des formes les plus répandues de l'inégalité car, non seulement elle est présente dans la plupart des sociétés mais, de plus, elle recoupe d'autres types d'inégalités (voir introduction du chapitre 1). Elle se construit par deux mécanismes:

• Les lois et règlements qui constituent l'idéologie officielle d'une société et de ses institutions;

• Les normes non écrites et les consensus qui modèlent les comportements quotidiens.

Bien que l'inégalité des genres soit présente à tous les niveaux de la société, c'est d'abord à la parenté et à la famille que s'intéressent la plupart des recherches portant sur ses dimensions institutionnelles. La raison de cette prédilection est simple : la famille et la parenté sont les principales formes d'organisation intrinsèquement déterminées par le genre. La répartition des responsabilités et des rôles entre hommes et femmes dans la sphère domestique rend compte en outre de la manière dont la société les considère du point de vue de leurs natures et de leurs capacités et, par conséquent, de la manière dont elle construit les différences et les inégalités de genre. Enfin, la famille et la parenté organisent une part importante de l'activité productive aussi bien que reproductive, en particulier chez les pauvres des régions les plus pauvres du monde. Par conséquent, même si les femmes et les hommes contribuent à l'économie prise au sens large, leurs participations respectives sont structurées en partie par les relations qui se déploient au niveau du ménage.

La famille et la parenté diffèrent des autres institutions par la nature des relations qui les sous-tendent. Celles-ci reposent en général sur des liens intimes, ceux du sang, du mariage et de l'adoption (par opposition aux liens plus impersonnels du contrat et du droit qui caractérisent le marché et l'État). Par ailleurs, ces relations définissent le genre : on est homme ou femme parce qu'on est mari, épouse, frère ou sœur. Dans la plupart des sociétés, les fonctions de soins et d'entretien incombent aux femmes : maternité; éducation et soins des enfants; activités indispensables à la survie et au bien-être quotidien des membres de la famille. Les hommes peuvent certes prendre part à ces activités. Ils peuvent en particulier apprendre aux garçons à « devenir des hommes » et effectuer certaines tâches ménagères. D'une manière générale, ils sont toutefois beaucoup moins présents que les femmes dans cette sphère.

Les femmes, par conséquent, jouent un rôle de premier plan dans les activités (non rémunérées) qui assurent la reproduction sociale, c'est-à-dire la perpétuation des ressources humaines de la société au quotidien, mais aussi d'une génération à l'autre. Dans certains cas, elles conservent cette prépondérance quand ces activités passent au marché. Elles peuvent ainsi être très présentes dans les professions entourant les soins infirmiers, l'enseignement et le travail social. Néanmoins, la place qu'elles occupent dans les sphères de la production et de l'accumulation ainsi que les modalités de leurs interventions dans ces domaines varient considérablement d'une culture à l'autre. En effet, les règles, normes et valeurs déterminent la répartition du travail entre les genres, mais aussi la répartition des ressources, responsabilités, capacités d'action et pouvoirs. Il est donc indispensable de bien cerner ces dimensions pour comprendre la nature des inégalités sexospécifiques dans la société considérée. Les convictions, croyances et points de vue sur les rôles respectifs des hommes et des femmes dans la sphère domestique se propagent souvent aux autres relations sociales, soit consciemment (discrimination entre les sexes), soit inconsciemment (préjugés). Loin d'être impersonnelles, les institutions de l'État et du marché deviennent ainsi sexospécifiées mais aussi sexospécifiantes (« porteuses du genre ») : elles perpétuent les disparités sexospécifiques car elles induisent un positionnement inégal des hommes et des femmes face à l'accès aux ressources et elles leur attribuent des valeurs inégales dans la sphère publique.

L'inégalité des genres selon la région du monde

L'inégalité des genres varie considérablement d'une région du monde à l'autre, dessinant ainsi une « géographie du genre » définie par trois catégories de particularismes régionaux :

a) Les institutions de la famille et de la parenté;

b) Les types de ménage qu'elles créent;

c) La répartition sexospécifique des ressources et des responsabilités qui en découle.

Ces particularismes, à leur tour, engendrent d'une région à l'autre des différences dans la répartition du travail entre hommes et femmes selon ces trois axes : production et reproduction; activités rémunérées et non rémunérées; sphères domestique et publique.

Ces particularités régionales ont des conséquences à plusieurs niveaux. Premièrement, les hommes et les femmes ne jouent pas le même rôle dans l'économie nationale considérée. Deuxièmement, ces différences ne sont pas uniformes d'un pays à l'autre. Les deux facteurs suivants constituent deux grands déterminants de la contribution des femmes à l'économie, de leurs capacités d'action et de leurs possibilités d'accès aux ressources valorisées socialement :

1. Le degré d'unification du ménage (c'est-à-dire le degré de mise en commun des ressources et des tâches dans le ménage, tant dans leur gestion que dans leur répartition);

2. La perméabilité/imperméabilité de la démarcation public/privé et donc, la mobilité sociale des femmes et leurs possibilités de participer directement à la vie économique.

Des recherches dans différentes disciplines des sciences sociales montrent que les caractéristiques du patriarcat de la région considérée définissent les types de ménages existant dans cette société, mais aussi différentes pratiques entourant l'héritage foncier, le mariage, l'activité économique et les services sociaux.

Asie

En Asie, la mobilité sociale des femmes et leur taux d'activité varient considérablement d'une collectivité à l'autre. Néanmoins, d'une manière générale, les ménages asiatiques reposent sur la mise en commun des tâches et des actifs, le plus souvent dans le cadre d'une relation conjugale.

Asie de l'Ouest, du Sud et de l'Est

Les inégalités hommes–femmes les plus flagrantes s'observent dans les patriarcats les plus stricts de la ceinture géographique qui part de l'Afrique du Nord et de l'Asie de l'Ouest pour couvrir les plaines du nord de l'Asie du Sud, y compris le Bangladesh et le Pakistan, mais aussi les pays est-asiatiques (Chine, Japon, République de Corée, Taïwan). Ces pays sont très différents les uns des autres du point de vue de l'économie, de l'histoire, de la culture et de la religion. Ils présentent toutefois certaines similitudes historiques dans l'organisation des relations entre les genres et entre les membres de la famille et de la parenté, mais aussi dans l'activité économique féminine.

Dans ces régions, les relations de parenté sont surtout patrilinéaires : ce sont les hommes qui déterminent la filiation et la transmission intergénérationnelle de la propriété. Les mariages sont généralement exogames et patrilocaux : les femmes prennent mari hors de leur parenté et, souvent, hors de leur collectivité (village), quittant aux épousailles leur foyer d'origine pour rejoindre la famille de leur mari. Les ménages reposent sur une mise en commun absolue des actifs. Les liens conjugaux et les normes culturelles établissent clairement qu'il incombe aux hommes de protéger les femmes et les enfants et de subvenir à leurs besoins (hommes pourvoyeurs). Les revenus et autres ressources du ménage sont placés sous le contrôle du patriarche et gérés par lui. La dot (versée par la famille de la jeune mariée à son époux) est de rigueur dans les plaines du nord de l'Inde, mais pas forcément dans les autres régions de l'Asie de l'Est et de l'Ouest.

La fidélité féminine est d'une importance extrême (et toute transgression est punie de sanctions sévères), car elle garantit que les possessions de l'homme seront bien transmises à sa descendance biologique. Le maintien d'une démarcation rigide entre les sphères publique et privée assure un contrôle strict de la vie sexuelle des femmes, celles-ci étant confinées au domaine privé. Bien que la « purdah » (la réclusion) soit généralement associée aux sociétés musulmanes, les Hindous pratiquent également le confinement des femmes pour des motifs de honte et d'honneur, en particulier dans les castes supérieures. Dans la plus grande partie de cette région du monde, les restrictions à la mobilité féminine, l'héritage patrilinéaire et les mariages patrilocaux induisent une dévaluation économique des femmes et les contraignent à la dépendance envers les hommes. On observe également une préférence marquée envers les fils (par rapport aux filles).

Boserup souligne le pourcentage extrêmement faible des femmes qui travaillent dans l'agriculture et le commerce dans l'ouest de l'Asie, en Afrique du Nord et au Pakistan – des sociétés caractérisées par ce qu'elle appelle le « système agricole masculin ». Les travailleuses familiales n'y excèdent pas 15 % du total de la main-d'œuvre agricole, sauf pour l'Algérie, la Tunisie et la Turquie. Selon cette étude, les femmes occupent moins de 10 % des emplois du commerce dans le sud et dans l'ouest de l'Asie, et moins d'un tiers dans l'est de l'Asie et dans les régions sous influence chinoise (Hong Kong, Singa-pour, République de Corée et Taïwan). En Chine, avant la révolution, les femmes occupaient seulement 7 % des emplois du commerce. Boserup note toutefois des écarts locaux importants dans cette région du monde. Ainsi, en Asie du Sud, les femmes représentent entre 2 et 6 % des emplois du commerce au Bangladesh, dans les plaines du nord de l'Inde et au Pakistan, mais environ 17 % dans les États du sud de l'Inde.

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Femmes travaillant aux champs en Jordanie
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

Sud-Est asiatique

Les modes d'organisation de la famille et de la parenté induisent des relations hommes–femmes un peu moins rigides dans le Sud-Est asiatique (Birmanie [Myanmar], Cambodge, Indonésie, Laos [République populaire démocratique lao, RPDL], Malaisie, Philippines, Thaïlande et Viêt Nam) et, dans une certaine mesure, dans les États du sud de l'Inde et au Sri Lanka. Les ménages restent fondés sur la mise en commun des actifs, mais des différences majeures doivent être soulignées. Par exemple, les enfants sont considérés comme étant reliés autant à leur mère qu'à leur père et le réseau social de base des individus, qu'ils soient homme ou femme, regroupe des membres des deux familles. La préférence envers les fils est modérée, voire inexistante.

Ces pays comptent un nombre plus élevé de femmes et d'hommes susceptibles d'hériter de biens. Ils se caractérisent en outre par une incidence plus forte de la matrilinéarité (établissement des liens de filiation et transmission de l'héritage par les femmes). Si les revenus de l'homme et de la femme sont généralement mis en commun, c'est souvent aux femmes qu'il incombe de gérer le budget familial. Les couples récemment mariés sont plus nombreux à fonder leurs propres foyers et les femmes gardent plus de liens avec leurs familles d'origine. Les échanges de biens à l'occasion du mariage sont généralement réciproques et font intervenir aussi bien la famille de l'épouse que celle de l'époux, quand ce n'est pas la famille du futur mari qui apporte une contribution plus importante sous la forme d'un « cadeau pour l'épousée ». La plupart des pays du Sud-Est asiatique sont traditionnellement plus tolérants envers la liberté sexuelle pour les hommes et pour les femmes, même si le colonialisme a instauré des restrictions plus sévères dans ce domaine, en particulier pour les femmes.

Boserup souligne que les travailleuses familiales représentent environ 50 % de la main-d'œuvre agricole totale en Thaïlande et 75 % au Cambodge, deux pays qui se caractérisent par l'agriculture féminine. Les femmes constituent environ la moitié de la main-d'œuvre du commerce et des affaires en Birmanie [Myanmar], au Cambodge, en RDP lao, aux Philippines, en Thaïlande et au Viêt Nam (voir encadré 3.3).

Encadré 3.3 Les relations hommes–femmesáau Viêt Nam

Malgré l'influence profonde du confucianisme parmi l'élite dirigeante du Viêt Nam prérévolutionnaire, la plupart des paysannes travaillaient chaque jour aux champs et assumaient une partie importante du commerce. Les Vietnamiennes participaient non seulement à la gestion du budget familial, mais aussi à la production directe (par exemple, la transplantation du riz) et, surtout, à la commercialisation des produits. Les maris ne pouvaient pas disposer de la récolte de riz sans le consentement de leurs épouses. En dépit des mariages patrilocaux et patrilinéaires et d'une certaine préférence pour les fils, les femmes n'étaient pas considérées comme des auxiliaires des hommes, mais bien comme leurs égales.

Bien que la mobilité des femmes ne soit pas sévèrement restreinte et qu'il existe une certaine symétrie dans la répartition des tâches dans le ménage, ces sociétés ne vivent pas sous un régime d'égalité des genres. Par exemple, si les femmes philippines possèdent un statut plus enviable que celui des femmes d'autres pays, il faut le comparer à celui des Philippins pour en prendre la pleine mesure. Il est à noter par ailleurs que c'est dans les régimes relativement plus égalitaires du Sud-Est asiatique (Thaïlande et Philippines) que le tourisme sexuel est devenu une source importante de revenus pour les femmes. De toute évidence, les marchés du travail perpétuent les handicaps sexospécifiques. Ceci étant posé, il apparaît néanmoins clairement que, dans cette région du monde, les rapports hommes–femmes n'induisent pas, du point de vue de la survie et du bien-être, les inégalités majeures qui caractérisent les régions de patriarcat strict (voir chapitre suivant).

Afrique subsaharienne

Les études sur l'organisation des ménages en Afrique subsaharienne soulignent la prédominance très nette de formes complexes d'exploitations agricoles familiales qui reposent sur la filiation et se caractérisent par une segmentation sexospécifique très stricte. Les femmes et les hommes d'une même ferme peuvent travailler dans des groupes séparés, dans des champs distincts ou à des récoltes économiques différentes. Les deux membres du couple peuvent même dans certains cas tenir des comptabilités distinctes. Cette situation impose des difficultés très particulières aux analystes qui veulent dresser un portrait économique général des ménages (ceux-ci étant généralement assimilés à des entités unifiées dont les membres additionnent leurs ressources pour maximiser leur bien-être global). Quand les ménages mettent effectivement leurs actifs en commun, comme nous l'avons vu précédemment, la difficulté consiste à relever les inégalités de genre et autres dans la distribution des ressources à l'intérieur de la sphère familiale; certains membres du ménage font l'objet d'une discrimination systématique dans la répartition des gains de la production. Ici, au contraire, les biens et les revenus du ménage ne sont généralement pas destinés à la mise en commun. Les normes et les pratiques culturelles confinent les ressources et les revenus des femmes et ceux des hommes à deux sphères bien distinctes et les affectent à des usages différents. Ce système impose la mise en œuvre, au sein même du ménage, d'un ensemble complexe de transactions pour déterminer l'utilisation qui sera faite du travail et des gains, mais aussi pour sélectionner les besoins qui seront comblés et, donc, ceux qui ne le seront pas.

L'Afrique subsaharienne est généralement patrilinéaire. Pour les femmes, le droit d'usufruit obtenu par le lignage du mari constitue souvent le seul moyen d'accéder aux biens fonciers : elles ont le droit de cultiver la terre et d'en récolter les produits, mais pas celui de la posséder. Puisque les femmes doivent nourrir leur famille et en prendre soin, la société leur accorde l'usufruit foncier pour leur permettre de s'acquitter de ces responsabilités. Le confinement des femmes est relativement rare mais il existe dans certaines collectivités, par exemple chez les Haoussas musulmans du Nigéria. Cette pratique intervient cependant dans des ménages segmentés (dans lesquels les ressources et les actifs restent séparés) et les femmes haoussas conservent une autonomie économique considérable. Elles gèrent leurs propres entreprises et concluent avec leurs maris des transactions de « marché intérieur ». Dans cette région du monde, le mariage s'assortit habituellement du versement contractuel d'un cadeau de l'épousée qui est offert par la famille du mari à celle de la femme.

Parallèlement à ces similitudes, on note évidemment des variantes importantes dans l'organisation sociale de la parenté et dans les relations hommes–femmes d'une région à l'autre de l'Afrique subsaharienne, voire dans un même pays. Ainsi, les relations intergenres sont loin d'être uniformes en Ouganda. Toutefois, les structures fortement patrilinéaires et patriarcales prédominent et l'autonomie économique des femmes ainsi que leurs possibilités d'accès indépendant aux biens fonciers sont relativement plus restreintes qu'ailleurs en Afrique de l'Est. Le droit coutumier ougandais considérait les femmes comme des mineures dépourvues du statut juridique de l'adulte et donc, des droits correspondants. Dans la plus grande partie de l'est et du sud de l'Afrique, le travail des femmes consiste généralement à cultiver les terres du ménage, qui restent néanmoins sous le contrôle des hommes. Des études sur la Zambie relèvent cependant l'existence de champs gérés en commun et de champs gérés individuellement par des hommes ou par des femmes.

À l'inverse, dans certaines régions de l'Afrique de l'Ouest (par exemple au Burkina Faso, en Gambie, au Ghana et au Nigéria), les femmes ont généralement l'usufruit de terres distinctes à travers la famille de leur mari. Les femmes et les jeunes hommes travaillent aussi des champs qui appartiennent au ménage et qui sont gérés conjointement. Ces groupes familiaux se caractérisent par la puissance des liens du lignage et la faiblesse des liens conjugaux. En outre, les femmes peuvent accéder directement à la terre dans les régions matrilinéaires, dont la plupart sont également situées en Afrique de l'Ouest (y compris la Côte d'Ivoire, le sud du Ghana, le Malawi et la Zambie), ainsi que dans les régions sous influence musulmane. Sous le régime de la matrilinéarité, les femmes mariées conservent leurs liens avec leur famille natale et peuvent accéder aux biens fonciers en tant que membres de leur propre lignage. Par conséquent, leurs obligations ne se limitent pas à l'unité conjugale mais s'étendent à leur réseau familial d'origine.

Enfin, on dénombre plus de mariages polygames en Afrique de l'Ouest et en Afrique centrale (plus de 40 % des femmes actuellement mariées le sont dans des unions de ce type). Ce pourcentage est de 20 à 30 % en Afrique de l'Est et de 20 % ou moins dans le sud du continent africain. La polygamie favorise le maintien d'une démarcation claire (par opposition à la mise en commun) entre les budgets, les actifs et les revenus des deux époux. Dans certains cas, l'homme et la femme ne vivent d'ailleurs pas sous le même toit. Les femmes possèdent des capacités d'action économiques considérables dans la structure familiale et ne sont pas dépendantes de leur mari, contrairement à la plupart des femmes du sud de l'Asie.

Amérique latine et Caraïbes

Les pays d'Amérique latine et des Caraïbes ont connu des parcours historiques et des développements économiques très divers. Ils s'inscrivent en outre dans trois grandes traditions culturelles : autochtone, hispanique et afrocaraïbe. On y constate donc une disparité considérable dans les structures domestiques. Néanmoins, la plupart de ces pays partagent un certain nombre de points communs. En particulier, ils ont connu le colonialisme et l'esclavage, et ils possèdent d'importantes populations citadines (environ 70 %).

Cette région du monde se caractérise par une mise en commun modérée du travail et des ressources. Les colonisateurs espagnols et portugais ont introduit en Amérique latine leur propre conception de la démarcation public–privé, affectant les hommes à la calle (la rue) et les femmes à la casa (la maison). Cette démarcation est beaucoup plus stricte dans les classes supérieures d'héritage hispanique, et donc, catholique romain. Elle est beaucoup moins forte ou moins présente dans les populations noires ou autochtones. Si le mariage légal peut représenter un idéal social, voire la norme, dans plusieurs régions d'Amérique latine et des Caraïbes, on relève un nombre élevé de couples vivant en concubinage ou d'autres formes d'union libre. En Amérique latine, dans certains cas, ce phénomène s'explique en partie par les traditions autochtones et en partie par la précarité des mariages (quand la mobilité des hommes fait partie intégrante des stratégies économiques habituelles). Dans les Caraïbes, il résulte plutôt de l'esclavage : les enfants esclaves devenant la propriété du maître de leurs mères, l'esclavage a considérablement affaibli les liens enfants–père. Au total, on relève un nombre important de ménages dirigés par une femme et de familles élargies parcourues de relations complexes et regroupant des enfants de différentes unions.

Boserup souligne que le taux d'activité économique des femmes dans la sphère publique varie considérablement d'une partie à l'autre de cette région du monde. Il est généralement plus élevé dans les populations à prédominance africaine ou asiatique que dans les pays de la côte atlantique, plus marqués par l'héritage culturel espagnol. La région dans son ensemble se caractérise par des taux d'activité économique féminins faibles dans les régions rurales et plus élevés dans les régions urbaines. Les femmes sont plus présentes dans le secteur agricole dans les Caraïbes, qui comptent plus de petites exploitations, qu'en Amérique latine. L'agriculture latinoaméricaine représente relativement peu d'emplois, tant pour les hommes que pour les femmes, et ce, pour deux raisons : les grandes plantations y sont nombreuses; la marchandisation et la mécanisation y ont été plus poussées que dans les autres pays du tiers-monde. Néanmoins, les femmes sont présentes dans le secteur du commerce de toutes les parties de cette région du monde et prédominent dans l'exode rural, ce qui prouve que la mobilité féminine n'est pas très sévèrement restreinte dans ces pays.

Actualisation de la géographie des genres

Des changements majeurs sont intervenus depuis l'étude de Boserup, notamment :

• Les chocs pétroliers des années 1970 et les récessions ainsi que les crises de la dette qu'ils ont entraînées ou aggravées;

• Les programmes d'ajustement structurel (PAS) des années 1980;

• L'effondrement de certains régimes socialistes et le passage encadré à l'économie de marché pour d'autres;

• L'accélération de la déréglementation, de la libéralisation et de la mondialisation économiques.

Par rapport aux années 1960, les économies actuelles accordent généralement une place beaucoup plus importante au marché; elles sont plus ouvertes à la concurrence internationale et mieux intégrées à l'échiquier mondial. Nous allons examiner jusqu'à la fin de ce chapitre l'impact des changements économiques généraux sur la répartition du travail entre les genres dans les différentes régions du monde et sur la géographie des genres que nous avons décrite jusqu'ici.

La mondialisation et l'essor des marchés du travail flexible

Les deux facteurs ci-dessous ont influé considérablement sur l'accélération de la mondialisation :

• L'évolution technologique dans les secteurs des transports et des télécommunications, qui a comprimé le temps et l'espace sur toute la planète;

• Le démantèlement des réglementations qui avaient assuré une certaine stabilité nationale des marchés de l'emploi et des capitaux dans les décennies de l'après-guerre.

Les flux commerciaux mondiaux ont augmenté massivement. Le commerce représente maintenant 45 % du produit national brut (PNB) mondial, contre seulement 25 % en 1970. La majeure partie de cet accroissement est attribuable aux biens manufacturés, qui constituent 74 % des exportations mondiales de marchandises (contre 59 % en 1984). Les pays en développement ont connu dans ce domaine une forte croissance. La part des produits manufacturés dans les exportations des pays en développement a triplé de 1970 à 1990, passant de 20 à 60 %. En particulier, les exportations de biens manufacturés à forte intensité de main-d'œuvre ont augmenté de manière fulgurante, surtout les vêtements et les composants électroniques. Ils représentaient respectivement 10 % et 6 % des exportations totales des pays en développement en 1990–1991.

On note par ailleurs un accroissement considérable de la mobilité internationale des capitaux. Les flux de capitaux dans les pays industrialisés représentaient 5 % du produit intérieur brut (PIB) au début des années 1970, mais près de 10 % au début des années 1990. Dans les pays en développement et les économies en transition, ces chiffres s'élèvent respectivement à 7 % et 9 %. Autrefois, les échanges internationaux concernaient essentiellement les biens. Aujourd'hui, les particuliers comme les entreprises peuvent investir librement sur les marchés des changes et sur les marchés des capitaux à l'étranger. Cet accroissement des mouvements de capitaux entre pays s'explique en général par la recherche de gains à court terme, des gains rendus possibles par le différentiel des taux de change ou d'intérêt. Ainsi que l'ont montré récemment les crises estasiatique et latino-américaine, les économies restent extrêmement fragiles face aux fluctuations de ce marché mondial.

La déréglementation des mouvements de main-d'œuvre n'est pas allée aussi vite, ni aussi loin. La mobilité des travailleurs non qualifiés a été au contraire soumise à des restrictions grandissantes, surtout de la part des pays développés. Dans les pays industrialisés, les migrations ont baissé pendant cette période, passant de 6,5 à 4,5 personnes pour 1 000; elles sont toutefois restées stables dans le reste du monde (environ 1 pour 1 000). (Ces chiffres ne tiennent pas compte des déplacements illégaux de main-d'œuvre, en particulier le trafic de femmes, qui est en plein essor.)

Au niveau des économies nationales, dans la même période, les marchés de l'emploi sont devenus de moins en moins réglementés et structurés, et la protection sociale s'est érodée. De nouvelles formes de travail ont remplacé le salariat permanent à temps plein : sous-traitance, travail contractuel, occasionnel, à temps partiel, à domicile, etc. Ces changements ont eu un impact important sur la main-d'œuvre organisée des pays industrialisés et, dans les pays plus pauvres, sur la petite minorité que représente la main-d'œuvre du secteur structuré (formel). Dans ces pays plus pauvres, l'écrasante majorité des travailleurs et des travailleuses consacre encore l'essentiel de son temps à des stratégies de survivance extérieures à l'économie formelle (réglementée), donc protégée. Ces stratégies de survivance recouvrent des activités, des dispositions contractuelles et des conditions de travail très disparates. Le marché de l'emploi est donc organisé selon une hiérarchie sociale (voir figure 3.1) qui correspond plus ou moins à la pyramide économique de la figure 2.1.

La hiérarchie professionnelle du marché structuré (formel) de l'emploi regroupe les catégories suivantes :

• Au sommet de la pyramide se trouve une élite nantie d'industriels, financiers, entrepreneurs, etc. Ils définissent les « règles du jeu » dans leurs sociétés respectives. Ils sont suffisamment riches pour assurer leur propre sécurité et, en général, ils profitent du marché mondial grandissant de l'épargne, des retraites et de l'assurance.

• Viennent ensuite les salariés cols blancs, spécialistes et membres des professions libérales. Ils bénéficient généralement d'une grande sécurité d'emploi et d'un excellent statut social sur le marché du travail.

• Puis, les travailleurs « conventionnels », employés à temps plein, sont souvent syndiqués et protégés par la loi et par les filets sociaux. Certains, bien qu'ils aient perdu leur emploi, continuent de bénéficier d'une certaine sécurité grâce au système public d'assurance-chômage.

L'élite est beaucoup moins nombreuse et beaucoup moins riche dans les pays pauvres que dans les pays mieux nantis. Le deuxième et le troisième groupe représentent également une proportion beaucoup plus restreinte de la main-d'œuvre totale dans les pays en développement que dans les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Souvent, les compressions du secteur public qui ont été mises en œuvre dans la foulée des PAS ont encore réduit leur effectif.

Par contre, la main-d'œuvre de l'économie informelle, ancienne ou plus récente, a pris de l'ampleur. Cette population, qui est exposée à une grande précarité de l'emploi et qui ne bénéficie pas, ou très peu, des dispositifs de sécurité sociale et des réglementations de l'État, représente plus de 80 % de la main-d'œuvre dans les pays à faible revenu et environ 40 %

Image

Figure 3.1 La hiérarchie sociale des moyens d'existence

dans les pays à revenu intermédiaire. L'économie informelle possède une hiérarchie qui lui est propre et qui s'organise selon le degré de sécurité des conditions d'existence.

• Tout d'abord, les propriétaires de capitaux ou de biens fonciers – Ils peuvent engager des hommes et des femmes pour travailler dans leurs fermes ou leurs entreprises.

• Les salariés ayant un emploi permanent ou régulier – Ils travaillent généralement dans des entreprises de taille moyenne, dans des plantations ou des exploitations agricoles commerciales.

• Les travailleurs autonomes possédant peu ou pas de capital – Ils ne peuvent compter que sur leur travail personnel et celui de leur famille.

• Les travailleurs occasionnels ou à domicile – Ce sont soit des travailleurs familiaux non rémunérés, soit des « salariés déguisés ». Leur rémunération est très inférieure à celle de leurs homologues directement employés par une entreprise.

• Les travailleurs marginalisés – Ils gagnent péniblement leur vie au moyen d'activités stigmatisées telles que prostitution, proxénétisme, récupération ou recyclage des déchets, vol à la tire, mendicité... Ils n'entretiennent aucun lien officiel avec l'État, ni avec les marchés des retraites et des assurances. Dans certains cas, ils ont même perdu tout contact avec les structures de la parenté et de la collectivité.

Genre et taux d'activité dans les années 1980 et 1990

Il est malaisé de comparer le taux d'activité des femmes dans les différents pays du globe. Aux difficultés que représente la comptabilisation des emplois irréguliers ou occasionnels dans l'économie informelle s'ajoute la diversité des définitions retenues pour mesurer les phénomènes en question. Nous utiliserons ici la définition traditionnelle de l'emploi : les activités effectuées en échange d'une rémunération ou d'un profit. Si elle ne mesure pas complètement l'apport des femmes à l'économie et ne rend pas compte des activités économiques non rémunérées, cette définition permet néanmoins de mesurer les limitations sexospécifiques auxquelles les femmes sont soumises dans le travail rémunéré et de comparer l'ampleur de ces limitations d'un pays ou d'une région du monde à l'autre. Elle permet en outre d'établir un bilan du travail des femmes dans les décennies récentes et de constater l'évolution géographique des disparités sexospécifiques dans les marchés du travail depuis les recherches de Boserup.

Tableau 3.1 Estimation du taux d'activité économique des femmes et du pourcentage des femmes dans la population active totale

 

Taux d'activité économique des femmes de 15 ans et plus (%)

Pourcentage des femmes dans la population active totale

 

1970

1990

1980

1999

 

MOYEN-ORIENT/AFRIQUE DU NORD

Maroc

12

19

33,5

34,7

Égypte

  6

  9

26,5

30,1

Algérie

  4

  8

21,4

      27

Koweït

11

24

13,1

31,3

Oman

  6

  9

6,2

16,4

Arabie saoudite

  5

  9

7,6

15,5

É. A. U.

  9

18

5,1

14,5

Rép. du Yémen

  6

10

32,5

      28

 

ASIE DU SUD

Inde

38

29

33,7

32,2

Bangladesh

  5

  7

42,3

42,3

Pakistan

  9

13

22,7

28,1

Népal

47

43

38,8

40,5

Sri Lanka

31

29

26,9

36,4

 

ASIE DE L'EST

Rép. de Corée (Corée du Sud)

38

40

38,7

41,2

RPD de Corée (Corée du Nord)

65

64

44,8

43,3

Chine

67

70

43,2

45,2

Japon

51

46

37,9

41,3

 

ASIE DU SUD-EST

Thaïlande

75

68

47,4

46,3

Malaisie

37

44

33,7

37,7

Indonésie

36

37

35,2

40,6

RDP lao

80

71

 

 

Viêt Nam

71

70

48,1

      49

Philippines

42

36

      35

37,7

Cambodge

59

52

55,4

51,8

 

AFRIQUE DE L'OUEST

Ghana

59

51

      51

50,5

Cameroun

51

41

36,8

37,9

Burkina Faso

85

77

47,6

46,5

Côte d'Ivoire

64

48

32,2

33,3

Mali

17

16

46,7

46,2

Gambie

65

58

44,8

      45

Sénégal

60

53

42,2

42,6

 

AFRIQUE DE L'EST

Tanzanie

89

77

49,8

49,2

Kenya

65

58

      46

46,1

Ouganda

68

62

47,9

47,6

 

CARAÏBES

Jamaïque

58

68

46,3

46,2

Barbade

43

61

 

 

Trinité-et-Tobago

33

34

31,4

      34

Guyana

22

28

 

 

 

AMÉRIQUE LATINE

Brésil

23

30

28,4

35,4

Mexique

18

30

26,9

32,9

Argentine

27

28

27,6

32,7

Chili

22

29

26,3

33,2

Pérou

20

25

23,9

      31

 

COMMONWEALTH (AUTRES)

Royaume-Uni

41

46

38,9

43,9

Australie

37

46

36,8

43,5

Nouvelle-Zélande

33

40

34,3

44,8

Canada

37

49

39,5

45,6

ASIE DE L'EST ET PACIFIQUE

42,5

44,4

EUROPE ET ASIE CENTRALE

46,7

46,2

AMÉRIQUE LATINE ET CARAÏBES

27,8

34,6

MOYEN-ORIENT ET AFRIQUE DU NORD

23,8

27,3

ASIE DU SUD

33,8

33,3

AFRIQUE SUBSAHARIENNE

42,3

42,2

EUROPE U. E.

36,7

41,2

Source : Les femmes dans le monde 1970–1990 :
des chiffres et des idées

Source : Indicateurs du développement dans le monde 2001

 

 

 

Les faits saillants de l'évolution du taux d'activité au cours des dernières décennies sont les suivants : (a) augmentation du pourcentage des femmes qui appartiennent à la population active; et donc (b) augmentation de la part des femmes dans l'emploi total. Dans presque toutes les régions du monde, les femmes sont aujourd'hui beaucoup plus présentes dans les secteurs visibles de l'économie qu'elles ne l'étaient il y a quelques années (voir tableau 3.1). Par ailleurs, le taux d'activité des femmes a augmenté plus rapidement que celui des hommes dans presque toutes les régions du monde – sauf l'Afrique, où il était déjà élevé au début de la période d'analyse. La population active masculine ayant stagné ou, dans certains cas, diminué, l'écart entre les taux d'activité respectifs des deux genres s'est atténué dans la plupart des régions du monde.

Ces changements résultent de plusieurs facteurs.

• La transition démographique (passage de taux de natalité et de mortalité élevés à des taux faibles) qui s'est produite dans la plupart des régions ainsi que la baisse des taux de fécondité ont permis à un nombre plus élevé de femmes de travailler à l'extérieur de la maison.

• L'augmentation du nombre des jeunes hommes fréquentant un établissement d'enseignement secondaire ou universitaire ainsi que l'augmentation de l'accessibilité des retraites pour les hommes plus âgés expliquent en partie la baisse du taux d'activité des hommes.

• L'évolution des marchés de l'emploi s'est traduite par une « double féminisation » de la main-d'œuvre au niveau international : la part des femmes dans l'emploi a augmenté; et l'emploi lui-même a développé certaines des caractéristiques du travail informel traditionnellement effectué par les femmes.

Ces dernières décennies ont également été marquées par un changement majeur dans la répartition de la population active entre les différents secteurs de l'économie : la population active féminine est restée largement concentrée dans le secteur agri-cole en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne, mais pas dans les autres régions du monde. Ainsi, dans les pays de l'Est

Tableau 3.2 : Répartition de l'emploi par secteur économique

 

Agriculture

Industrie

Services

 

Pourcentage de la population active masculine

Pourcentage de la population active féminine

Pourcentage de la population active masculine

Pourcentage de la population active féminine

Pourcentage de la population active masculine

Pourcentage de la population active féminine

 

1980

1996-1998

1980

1996-1998

1980

1996-1998

1980

1996-1998

1980

1996-1998

1980

1996-1998

MOYEN-ORIENT/
AFRIQUE DU NORD

 

 

 

 

 

 

Maroc

48

 

72

 

23

 

14

 

29

 

14

 

Égypte

45

 

10

 

21

 

13

 

33

 

69

 

Algérie

27

 

69

 

33

 

  6

 

40

 

25

 

Koweït

  2

 

  0

 

36

 

  3

 

62

 

97

 

Oman

52

 

24

 

21

 

33

 

27

 

43

 

Arabie saoudite

45

 

25

 

17

 

  5

 

39

 

70

 

É. A. U

  5

 

  0

 

40

 

  7

 

55

 

93

 

Rép. du Yémen

60

 

98

 

19

 

  1

 

21

 

  1

 

ASIE DU SUD

 

 

 

 

 

 

Inde

63

 

83

 

15

 

  9

 

22

 

  8

 

Bangladesh

67

54

81

78

  5

11

14

  8

29

34

  5

11

Pakistan

 

41

 

66

 

20

 

11

 

39

 

23

Népal

91

 

98

 

  1

 

  0

 

  8

 

  2

 

Sri Lanka

44

38

51

49

19

23

18

22

30

37

28

27

ASIE DE L'EST

 

 

 

 

 

 

Rép. de Corée

31

11

39

14

32

34

24

19

37

55

37

67

RPD de Corée

39

 

52

 

37

 

20

 

24

 

28

 

Japon

  9

  5

13

  6

40

39

28

23

51

56

58

71

ASIE DU SUD-EST

 

 

 

 

 

 

Thaïlande

68

52

74

50

13

19

  8

16

20

29

18

34

Malaisie

34

21

44

15

26

34

20

28

40

46

36

57

Indonésie

57

41

54

42

13

21

13

16

29

39

33

42

RDP lao

77

 

82

 

  7

 

  4

 

16

 

13

 

Viét Nam

71

70

75

71

16

12

10

  9

13

18

15

20

Philippines

60

47

37

27

16

18

15

12

25

35

48

61

Cambodge

70

 

80

 

  7

 

  7

 

23

 

14

 

AFRIQUE DE L'OUEST

 

 

 

 

 

 

Ghana

66

 

57

 

12

 

14

 

22

 

29

 

Cameroun

65

 

87

 

11

 

  2

 

24

 

11

 

Burkina Faso

92

 

93

 

  3

 

  2

 

  5

 

  5

 

Côte d'Ivoire

60

 

75

 

10

 

  5

 

30

 

20

 

Mali

86

 

92

 

  2

 

  1

 

12

 

  7

 

Gambie

78

 

93

 

10

 

  3

 

13

 

  5

 

Sénégal

74

 

90

 

  9

 

  2

 

17

 

  8

 

Nigéria

52

 

57

 

10

 

  5

 

38

 

38

 

AFRIQUE DE L'EST

 

 

 

 

 

 

Tanzanie

80

 

92

 

  7

 

  2

 

13

 

  7

 

Kenya

23

 

25

 

24

 

  9

 

53

 

65

 

Ouganda

84

 

91

 

  6

 

  2

 

10

 

  8

 

AFRIQUE AUSTRALE

 

 

 

 

 

 

Zimbabwe

29

 

50

 

31

 

  8

 

40

 

42

 

Zambie

69

 

85

 

13

 

  3

 

19

 

13

 

Mozambique

72

 

97

 

14

 

  1

 

14

 

  2

 

Malawi

78

 

96

 

10

 

  1

 

12

 

  3

 

CARAÏBES

 

 

 

 

 

 

Jamaïque

47

29

23

10

20

25

  8

  9

33

46

69

82

Trinité-et-Tobago

11

11

  9

  3

44

37

21

13

45

52

70

83

AMÉRIQUE LATINE

 

 

 

 

 

 

Brésil

34

27

25

20

30

27

13

10

36

46

67

70

Mexique

 

26

 

  9

 

27

 

20

 

47

 

71

Argentine

17

  2

  3

  0

40

33

18

12

44

65

79

88

Chili

22

19

  3

  5

27

31

16

14

51

49

81

82

Pérou

45

  7

25

  3

20

27

14

11

35

66

61

86

COMMONWEALTH

 

 

 

 

 

 

Royaume-Uni

  4

  2

  1

  1

48

38

23

13

49

60

76

86

Australie

  8

  6

  4

  4

39

31

16

11

53

64

79

86

Nouvelle-Zélande

 

11

 

  6

 

33

 

13

 

56

 

81

Canada

  7

  5

  3

  2

37

32

16

11

56

63

81

87

EUROPE ET ASIE CENTRALE

26

 

27

 

44

 

31

 

31

 

42

 

AMÉRIQUE LATINE ET CARAÏBES

 

23

17

13

 

27

 

14

 

50

 

73

MOYEN-ORIENT ET AFRIQUE DU NORD

39

 

46

 

25

 

13

 

37

 

38

 

ASIE DU SUD

64

 

83

 

14

 

10

 

23

 

  8

 

AFRIQUE SUBSAHARIENNE

62

 

74

 

14

 

  5

 

24

 

22

 

EUROPE U. E.

 

  6

 

  5

 

41

 

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Source : Indicateurs du développement dans le monde 2001

et du Sud-Est asiatique, non seulement le taux d'activité des femmes est élevé mais, de plus, les travailleuses se sont répar-ties d'une manière plus uniforme entre les secteurs agricole, industriel et tertiaire (voir tableau 3.2). Les femmes représentaient plus d'un tiers de la main-d'œuvre dans chacun de ces secteurs de 1970 à 1990 et leur part dans le tertiaire a augmenté pendant cette période. On observe évidemment certaines variations géographiques (voir encadré 3.4).

Encadré 3.4 L'évolution du taux d'activité des femmes en Asie

On observe en Indonésie un déclin général du taux national d'activité. Cette baisse s'explique en partie par l'adoption d'une période plus restrictive pour mesurer l'activité économique et en partie par l'accroissement de la population en âge de travailler pendant cette même période. Cependant, le taux d'activité des femmes vivant en milieu rural a continué d'augmenter, contrebalançant ces deux facteurs. Dans les zones rurales, le taux d'activité des femmes a baissé légèrement dans l'agriculture, mais il a augmenté dans la production manufacturière et dans le commerce. Au Viêt Nam aussi, les ménages des régions rurales comptent largement sur le travail autonome et le travail non agricole pour compléter les revenus de l'agriculture. L'emploi féminin est élevé aux Philippines, les femmes représentant 37 % de la main-d'œuvre totale.

La répartition du travail des femmes entre les différents secteurs de l'économie n'est pas la seule variable qui ait changé. La participation des femmes au secteur des biens échangeables de l'économie visible a également évolué. Dans certaines parties du monde, la présence des femmes s'est intensifiée dans le secteur manufacturier d'exportation à mesure que leurs économies nationales passaient d'une industrialisation de substitution des importations à forte intensité de capital à une industrialisation d'exportation à forte intensité de main-d'œuvre. Pour l'ONU, les exportations et les femmes constituent actuellement les deux grands moteurs de l'industrialisation induite par la mondialisation.

Les taux d'activité élevés des femmes dans le secteur manufacturier d'exportation se sont manifestés tout d'abord au Mexique et dans les économies « miracles » de l'est de l'Asie, pour s'étendre ensuite aux autres régions latino-américaines et asiatiques. Cette propagation n'est toutefois ni universelle, ni uniforme. Dans le sud de l'Asie, elle s'avère remarquable surtout au Bangladesh. Ce pays a connu un essor considérable de la main-d'œuvre féminine dans le secteur manufacturier depuis le début des années 1980 en raison de l'émergence d'une industrie du vêtement orientée vers l'exportation. D'autres pays d'Asie ont connu une augmentation importante de leur secteur manufacturier d'exportation à forte intensité de main-d'œuvre et de la part des femmes dans l'emploi manufacturier, en particulier l'Indonésie, la Malaisie, l'Île Maurice, les Philippines, le Sri Lanka et la Thaïlande. Par contre, les productions d'exportation des pays à revenu inter-médiaire exigeant désormais des qualifications plus importantes ainsi qu'une intensification du capital, la demande de l'emploi féminin dans le secteur manufacturier a régressé : c'est par

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Une usine textile aux Philippines
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

exemple le cas de Puerto Rico, de la République de Corée, de Singapour et de Taïwan.

Les femmes représentent un pourcentage de la main-d'œuvre au moins aussi important dans le secteur des services « internationalisés » (y compris la saisie et le traitement des données) que dans le secteur manufacturier d'exportation. Dans les Caraïbes, elles constituent même l'intégralité de la main-d'œuvre de ce secteur. Dans plusieurs pays, par exemple les Philippines et la Thaïlande, le tourisme était devenu en 1982 la principale source de devises. Un pourcentage considérable de ces revenus est généré par l'industrie du sexe, qui emploie en majeure partie des femmes.

La mondialisation et la libéralisation économiques, souvent conjuguées à la mise en œuvre forcée de PAS, ont également induit des changements importants dans l'agriculture. Les cultures de subsistance ont régressé au profit des cultures marchandes. Les produits agricoles traditionnels peu rentables tels que le café, le tabac, le coton et le cacao ont reculé face aux cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE), plus profitables, par exemple les fruits frais et les produits de pépinière. Ces cultures exigent peu ou pas de traitement additionnel et la plupart sont produites dans le cadre de réseaux mondiaux d'offre (voir encadré 3.5). Pour rester concurrentielles, les exploitations mettent en œuvre des formules d'emploi flexibles et informelles similaires à celles du secteur manufacturier : travail à la pièce; travail temporaire, saisonnier ou occasionnel; contrats de travail non réglementés; etc. Les recherches indiquent que les femmes représentent un pourcentage disproportionné de la main-d'œuvre dans ce secteur.

Encadré 3.5 Femmes et cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE)

En Amérique latine, les cultures non traditionnelles d'exportation génèrent des emplois saisonniers pour les femmes, notamment en Colombie et au Mexique, où ce secteur est bien établi. Au Mexique, en 1990, les femmes représentaient environ 15 % de la main-d'œuvre dans le secteur agricole en général, mais 50 % dans celui des fruits et des fleurs. Les femmes sont nombreuses à travailler dans ce secteur dans les Caraïbes. Ce phénomène entraîne une baisse de l'offre des produits alimentaires destinés au marché local, car c'était traditionnellement les femmes qui fabriquaient et vendaient ces produits. En Afrique, les femmes représentent environ 90 % de la main-d'œuvre dans les CNTE produites dans de grandes entreprises organisées en chaînes de travail quasi industrielles. Elles sont payées comptant en contrepartie directe de leur labeur, alors qu'elles travaillent dans les fermes sans être rémunérées. Une partie importante de ces produits est toutefois cultivée dans de petites exploitations, souvent dans le cadre d'ententes contractuelles. Si les femmes fournissent une part importante du travail nécessaire, elles ne reçoivent pas forcément une proportion équivalente de gains ainsi générés.

Parallèlement à ces changements, d'anciens particularismes régionaux persistent dans l'activité féminine. Ainsi, c'est dans la ceinture des régions de régime patriarcal strict que le taux d'activité des femmes est le plus faible, tant en 1970 qu'en 1990. Les augmentations les plus faibles sont celles des pays arabes du Moyen-Orient.

Genre et hiérarchie du marché du travail

La présence croissante des femmes dans l'emploi rémunéré et l'accroissement de leur part du marché du travail n'ont pas éradiqué les inégalités entre les genres. On ne saurait par ailleurs tirer de conclusions valables sans situer avec exactitude les femmes et les hommes dans la hiérarchie sociale du marché. En d'autres termes, il ne suffit pas de connaître la place relative des femmes par rapport aux hommes dans la pyramide de la production de la figure 2.1; il faut aussi déterminer leur place relative dans la pyramide sociale de la figure 3.1.

Le pourcentage des femmes et le pourcentage des hommes qui occupent des emplois salariés (généralement, à l'extérieur de la maison) sont élevés dans les pays industrialisés de l'OCDE, en Europe de l'Est, en Amérique latine et dans les Caraïbes ainsi qu'en Asie de l'Est. Dans ces régions du monde, le travail familial non rémunéré est peu important, pour les femmes comme pour les hommes. La réalité est plus disparate en Asie du Sud-Est : le taux d'activité dans l'économie salariée est très élevé en Malaisie, beaucoup moins en Indonésie, aux Philippines et en Thaïlande. Il est généralement faible en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, même si l'activité économique des femmes varie considérablement selon le cas. En Asie du Sud (et dans d'autres régions de patriarcat strict), les femmes continuent de se consacrer essentiellement au travail familial non rémunéré (plus de 60 % du travail féminin) alors qu'en Afrique subsaharienne, le pourcentage des femmes dans le travail familial non rémunéré est généralement inférieur à 60 %. Les autres sont des travailleuses autonomes ou, dans quelques pays, des salariées (voir encadré 3.6).

Il est particulièrement ardu de mesurer l'activité économique dans le secteur informel, d'autant plus que celui-ci varie considérablement d'un pays à l'autre. En Inde, par exemple, l'emploi réglementé et protégé (formel) représente environ 10 % de l'emploi total, mais seulement 4 % de l'emploi féminin. Cependant, la part des femmes dans l'emploi formel est passée de 12 % en 1981 à 15 % en 1995.

Les marchés formel et informel de l'emploi continuent d'être segmentés selon le genre. Dans les pays où les femmes sont nombreuses à travailler dans l'économie formelle, elles sont généralement sous-représentées aux échelons les plus élevés et sur-représentées aux échelons les plus bas. Au Maroc, par exemple, 38 % de la main-d'œuvre totale travaille dans les secteurs professionnels, techniques ou administratifs, mais ce chiffre tombe à seulement 10 % pour la main-d'œuvre féminine. En Asie de l'Est et du Sud-Est et dans les Caraïbes anglophones, les femmes sont relativement présentes dans certains secteurs d'emploi : travail de bureau; ventes et services; production et transport; agriculture, chasse et foresterie. Par contre, elles sont généralement sous-représentées dans les emplois de gestion et d'administration. En Asie du Sud, les femmes sont très présentes dans l'agriculture et la foresterie, mais beaucoup moins dans les autres secteurs économiques. Elles représentent une part relativement minime de la main-d'œuvre au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (à l'exception du Maroc, qui affiche des taux plus élevés que les autres pays de cette région).

Encadré 3.6 L'emploi des femmes en Afrique subsaharienne et en Amérique latine

En Afrique subsaharienne, la part des femmes dans la main-d'œuvre de l'économie formelle a augmenté de 1970 à 1985, passant de 6 % à 25 % au Botswana, de 1,5 % à 6 % au Malawi, de 9 % à 20 % au Swaziland, et de 0,6 % à 2 % en Tanzanie. En Zambie, les femmes n'occupaient que 7 % des emplois salariés du secteur formel. En Guinée-Bissau, les femmes représentaient 3,6 % de l'emploi dans le secteur formel.

En Amérique latine, la part de la main-d'œuvre féminine dans le secteur formel était généralement élevée dans les années 1980 : 32 % au Paraguay, 41 % en Équateur, 52 % au Chili, 53 % au Brésil, 59 % en Argentine et 61 % au Panama. Cependant, ces taux et l'augmentation apparente qu'ils représentent par rapport aux chiffres des années 1970 peuvent être trompeurs : ils sont gonflés par l'intégration des femmes travaillant dans des micro-entreprises, la plupart d'entre elles œuvrant dans l'économie informelle.

En Amérique latine, la part des femmes dans la main-d'œuvre augmente de manière constante depuis 1950. La proportion croissante des emplois de col blanc (professions libérales; postes techniques) dans presque toutes les grandes villes de cette région du monde constitue sans aucun doute l'une des dimensions les plus frappantes de ce phénomène. Au Chili, par exemple, les femmes représentent la moitié des emplois de ce secteur. Les possibilités d'emploi sont toutefois beaucoup plus limitées pour la majorité des femmes les plus pauvres. Au Mexique, le taux d'activité des femmes augmente régulièrement depuis le début des années 1990, tandis que celui des hommes diminue. L'écart entre les genres dans les taux d'activité s'est donc atténué dans les régions urbaines comme dans les régions rurales, en particulier pour ce qui concerne le travail autonome non agricole. De 1991 à 1995, les femmes représentaient 68 % de l'augmentation dans ce secteur, et 90 % dans les régions rurales. Cependant, seules les femmes possédant un niveau d'instruction secondaire ou universitaire occupaient des emplois salariés de col blanc.

Enfin, les données sur les écarts hommes/femmes dans la répartition du temps total montrent l'évolution de l'économie non marchande qui se produit parallèlement à celle de l'économie marchande. Ces données mettent en évidence une dimension différente, et persistante, de l'inégalité entre les genres. Le nombre des heures travaillées est en moyenne moins élevé dans les pays industrialisés que dans les pays en développement, et moins élevé dans les zones urbaines des pays en développement que dans leurs zones rurales. Mais les femmes travaillent systématiquement plus d'heures que les hommes. L'ampleur de cet écart varie considérablement selon le cas. Ainsi, les femmes travaillent « seulement » 10 % de plus que les hommes dans les régions rurales du Bangladesh, où elles consacrent 35 % de leur temps total de travail à des activités du Système de comptabilité nationale (SCN). Au Kenya, par contre, les femmes travaillent 35 % de plus que les hommes et consacrent 42 % de leur temps de travail à des activités SCN. Les cartes géographiques de la durée des journées de travail des femmes (et celle de l'écart entre les temps de travail respectifs des deux genres) pourraient correspondre aux cartes du confinement; en effet, la réclusion restreint l'activité économique féminine alors que, à l'inverse, les femmes des autres régions ont la possibilité, voire l'obligation, de participer à la production. Quoi qu'il en soit, et indépendamment du rôle que les femmes jouent dans l'économie productive, elles continuent de fournir un nombre supérieur d'heures de travail non rémunérées dans l'économie reproductive.

Classification des contraintes déterminées par le genre

Ce chapitre a proposé une explication institutionnelle de l'inégalité entre les genres. Il a décrit l'organisation de la famille et de la parenté, mais aussi l'incidence des institutions plus vastes que sont les marchés, les États et la société civile en tant qu'entités sexospécifiées mais aussi sexospécifiantes (« porteuses du genre »), c'est-à-dire en tant que facteurs de pérennisation des inégalités. La présente section examine différentes contraintes déterminées par le genre : celles qui découlent des systèmes de la famille et de la parenté et celles qui émanent de l'environnement institutionnel plus général. Elles sont de trois ordres : les contraintes sexospécifiques sociales; les contraintes accentuées par le genre; et les désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur. Elles établissent le contexte de l'analyse des liens entre pauvreté et inégalité des genres, qui constituent l'objet des chapitres ultérieurs de cet ouvrage.

Les contraintes sexospécifiques sociales

Ces contraintes résultent des règles, normes et valeurs qui participent à la construction sociale du genre. Elles diffèrent selon les circonstances et selon le groupe social considéré, mais aussi selon la manière dont ce groupe définit la masculinité et la féminité. Les idées préconçues et autres consensus entourant, par exemple, la sexualité masculine et féminine, la pureté et l'impureté, le confinement des femmes et les prédispositions et aptitudes « naturelles » des hommes et des femmes déterminent ce qui est interdit ou permis aux hommes et aux femmes dans la culture considérée.

Les contraintes accentuées par le genre

Les contraintes accentuées par le genre résultent des inégalités hommes–femmes face aux ressources et aux possibilités d'action. L'appartenance à une classe sociale donnée, la pauvreté, l'origine ethnique et le lieu de résidence peuvent causer des inégalités, mais le genre les aggrave. Les contraintes accentuées par le genre s'expriment par exemple dans les domaines suivants : charge de travail; rendement du travail; santé; instruction; accès aux actifs productifs (voir encadré 3.7). Elles reflètent l'inégalité de la répartition des ressources et des possibilités d'action entre hommes et femmes dans le ménage. Quand les ressources sont rares, les femmes sont plus désavantagées que les hommes de leur famille. Certaines des inégalités peuvent s'expliquer par les normes de la collectivité considérée, par exemple le droit coutumier régissant l'héritage. D'autres sont le fruit de décisions prises dans le ménage luimême, en général parce que la valeur des femmes est considérée comme inférieure à celle des hommes.

Encadré 3.7 Un exemple ougandais de contraintes accentuées par le genre

En Ouganda, les femmes produisent 80 % des denrées alimentaires et fournissent environ 70 % du travail agricole. Une enquête sur la pauvreté dans ce pays montre que les responsabilités domestiques sexospécifiques des femmes, conjuguées à la pauvreté des ménages, accroissent le désavantage féminin dans le secteur agricole. Les femmes travaillent principalement dans le secteur de subsistance non rémunéré et accomplissent leurs tâches agricoles sans bénéficier des innovations technologiques ni des ressources, financières ou autres. S'il est vrai que la plupart de ces problèmes touchent également les agriculteurs pauvres de sexe masculin, les hommes n'ont pas à subir la contrainte additionnelle des responsabilités qui incombent spécifiquement aux femmes, alourdissant d'autant leur charge de travail.

Les désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur

Les désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur émanent des préjugés, idées reçues et certitudes erronées véhiculés par les personnes qui ne font pas partie du ménage ni de la collectivité restreinte, mais qui interviennent dans la répartition des ressources. Ces acteurs institutionnels peuvent perpétuer et renforcer activement la discrimination sexiste à l'origine de la coutume. Voici quelques exemples :

• Les employeurs qui refusent d'engager des femmes ou qui les confinent à des emplois considérés comme intrinsèquement féminins et qui sont donc, dans la plupart des cas, les plus mal payés;

• Les syndicats et associations professionnelles qui définissent leurs règles d'adhésion de manière telle qu'elles dissuadent les femmes d'en faire partie;

• Les organisations non gouvernementales (ONG) qui traitent les femmes en bénéficiaires (personnes à charge) et non en agentes (intervenantes actives de leur propre devenir);

• Les associations religieuses qui considèrent les femmes comme inférieures aux hommes, leur interdisant d'accéder à la prêtrise ou de lire les textes sacrés;

• Les banques qui refusent de prêter aux femmes chefs d'entreprises, considérant a priori qu'elles représentent un risque de crédit trop important;

• Les juges pour lesquels les femmes violées n'ont à s'en prendre qu'à elles-mêmes;

• Les États qui maintiennent les femmes au rang de mineures placées sous la tutelle des hommes ou au rang de citoyens de seconde zone possédant moins de droits que les hommes.

Ces désavantages sexospécifiques montrent que les convictions, croyances et normes culturelles se répercutent aux sphères pourtant réputées impersonnelles du marché, de l'État et de la société civile.

Conclusion

Le genre est un principe organisateur majeur de la répartition du travail, de la propriété et des autres ressources que la société valorise. L'inégalité hommes–femmes est maintenue et légitimée par des clichés sur la différence et l'inégalité qui ne font qu'exprimer des convictions et des valeurs plus générales et plus profondes entourant la « nature » de la masculinité et de la féminité. Ces formes de pouvoir n'ont pas à être exercées d'une manière active pour porter leurs fruits. Elles fonctionnent aussi implicitement et silencieusement, par la soumission à l'autorité masculine dans le foyer conjugal et familial ainsi qu'à l'extérieur. Par exemple, quand l'homme le plus âgé du ménage ou de la lignée est considéré comme le principal responsable du bien-être des membres de la famille, il bénéficie en général d'un accès privilégié à ses ressources. Les femmes et les hommes plus jeunes acceptent son autorité en partie parce qu'il assume des responsabilités plus lourdes, et en partie parce qu'il possède un pouvoir de négociation plus grand que le leur.

Les normes, croyances, convictions, coutumes et pratiques institutionnalisées expliquent dans une certaine mesure la répartition entre hommes et femmes des ressources et des responsabilités dans les différents groupes sociaux. Elles ne sont toutefois pas immuables. Ainsi, le monde du travail a subi des changements majeurs dans le dernier quart du 20e siècle. Le taux d'activité des femmes a augmenté dans presque tous les pays, alors que celui des hommes a stagné ou, dans certains cas, décliné. Différents facteurs ont joué un rôle plus ou moins important selon la région du monde considérée, notamment :

• Appauvrissement dans certaines régions et croissance rapide dans d'autres;

• Transition démographique et baisse des taux de natalité;

• Élévation du niveau d'instruction;

• Politiques publiques;

• Égalitarisme socialiste;

• Libéralisation économique;

• Renforcement de l'intégration à l'économie mondiale.

Néanmoins, les inégalités entre les genres persistent. Elles expliquent en partie le fait que les régions de patriarcat strict continuent d'afficher des taux d'activité féminins inférieurs à ceux qui devraient en principe correspondre à leur revenu par habitant. Ces inégalités hommes–femmes peuvent aussi expliquer certaines des disparités que l'on observe d'une région à l'autre dans le rapport entre l'égalité des genres et la croissance économique (voir chapitre précédent). À cet égard, la variable « Religion » de l'analyse de Dollar et Gatti pourrait rendre compte non seulement de facteurs religieux proprement dits, mais aussi de facteurs institutionnels caractéristiques des régions de patriarcat strict.

Ces dimensions durables et stables du patriarcat pourraient également contribuer à expliquer la corrélation positive que Seguino constate entre les inégalités salariales hommes–femmes et le taux de croissance économique. Selon cette chercheuse, les institutions des sociétés patriarcales renforcent l'intériorisation des normes sociales favorables aux hommes, réduisant ainsi la résistance politique et, par conséquent, le coût de l'inégalité entre les genres. Par exemple, la République de Corée tolère le « licenciement pour cause de mariage ». Largement répandue dans les entreprises, cette coutume oblige les femmes à quitter leur emploi quand elles se marient et restreint ainsi leur potentiel d'ancienneté professionnelle, leurs apprentissages organisationnels et leurs possibilités de gains salariaux. Une étude portant sur les femmes et le marché de l'emploi dans sept pays asiatiques confirme l'explication de Seguino (voir encadré 3.8).

Encadré 3.8 L'importance des droits juridiques pour l'égalité entre les genres

Selon une étude portant sur les femmes dans les marchés du travail de l'Inde, de l'Indonésie, du Japon, de la Malaisie, des Philippines, de la République de Corée et de la Thaïlande, les différences dans l'organisation patriarcale des régions étudiées expliquent en partie le fait que le Japon et la République de Corée affichent des taux d'activité féminins inférieurs à ceux des Philippines et de la Thaïlande, bien qu'ils présentent des taux de croissance économique supérieurs. Les femmes bénéficient de rémunérations relatives plus élevées et de meilleures possibilités d'accès aux emplois mieux rémunérés aux Philippines et en Thaïlande qu'au Japon ou en République de Corée. Sur les cinq pays dans lesquels la rémunération relative des femmes est plus faible, l'Inde, le Japon et la République de Corée possèdent des lois sur l'équité salariale. Le Japon et la République de Corée avaient même adopté peu avant l'enquête des lois très claires sur l'égalité des possibilités en emploi. L'instauration de droits juridiquement reconnus en faveur de l'égalité des genres témoigne des valeurs de la société considérée. Toutefois, les lois ne peuvent manifestement pas susciter le changement à elles seules, surtout si elles ne sont pas appliquées. L'intervention d'organismes influents de la société civile, y compris les mouvements féministes, s'avère indispensable pour donner un poids réel aux textes législatifs.

Les résultats des recherches empiriques montrent que les inégalités hommes–femmes dans l'instruction, les salaires et l'infrastructure juridique sont liés au PNB par habitant, mais seulement en partie. Ils sont liés aussi aux régimes patriarcaux de la région considérée, surtout dans les pays les plus pauvres du monde. Le chapitre suivant décrit les liens entre l'inégalité hommes–femmes et la pauvreté, analysés selon différentes approches.

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4. Les méthodes d'analyse de la pauvreté et de ses dimensions sexospécifiques

Introduction

On assimile généralement la pauvreté à la privation, à l'insuffisance, soit par rapport à des besoins essentiels préalablement déterminés, soit par rapport aux ressources indispensables pour les combler. La définition de ce niveau minimal (essentiel) ne fait pas l'unanimité. On distingue toutefois trois grandes approches analytiques de la pauvreté dans le domaine du développement :

1. La méthode du seuil de pauvreté mesure les moyens économiques dont les personnes et les ménages disposent pour combler leurs besoins de base (ces moyens étant déterminés par leurs revenus);

2. La mesure des capacités s'intéresse à un éventail plus large de moyens (ressources, prérogatives, aptitudes, talents) mais aussi de fins (réalisations, accomplissements, résultats; potentialités ou fonctionnements);

3. Les enquêtes participatives sur la pauvreté (EPP) analysent les causes et les conséquences de la pauvreté dans des contextes plus précis.

Chacune de ces approches éclaire d'un jour différent les dimensions genre de la pauvreté, notamment la manière dont elles s'expriment dans la région du monde considérée et l'impact que la croissance économique peut avoir sur elles.

La méthode du seuil de pauvreté

Pauvres et non-pauvres

Le seuil de pauvreté mesure le bien-être des personnes à la satisfaction qu'elles retirent de la consommation de certains biens et services. Cette approche s'intéresse donc en priorité à la capacité (mesurée par le revenu) de choisir parmi différents « paniers » de marchandises (biens et services). Elle a plusieurs conséquences :

(a) La croissance du revenu national par habitant devient l'aune à laquelle se mesure le développement d'une économie ou d'une société (niveau macro).

(b) L'accroissement du revenu par habitant des ménages devient l'indicateur de la prospérité individuelle et familiale (niveau micro).

On sait maintenant que la croissance économique ne bénéficie pas forcément aux secteurs les plus pauvres de la société. La réduction de la pauvreté s'impose par conséquent comme une mesure de plus en plus cruciale du développement. Pour établir si la pauvreté baisse ou non, les analystes doivent définir des critères qui tracent une démarcation entre pauvres et non-pauvres. Le plus communément utilisé est le seuil de pauvreté (voir encadré 4.1 et tableau 4.1).

Encadré 4.1 Comment fixe-t-on le seuil de pauvreté ?

Pour définir le seuil de pauvreté, les analystes ont calculé le coût d'achat de l'apport calorique quotidien recommandé pour un individu moyen puis l'ont multiplié par le nombre moyen de personnes composant un ménage dans un groupe ou un contexte donné. Ils ont ainsi obtenu le total nécessaire pour combler les besoins quotidiens d'un ménage. Ils ont ensuite défini l'équivalent mensuel ou annuel de ce revenu quotidien comme constituant le niveau minimal des gains indispensable à la survie des personnes composant le ménage. Le seuil de pauvreté trace la ligne de démarcation entre les ménages qui gagnent moins que ce montant et ceux qui gagnent un revenu égal ou supérieur à ce montant. Les enquêtes sur les dépenses des ménages permettent de recueillir de manière régulière des données sur leurs revenus. Ces données permettent ensuite de mesurer l'incidence de la pauvreté au niveau national et international.

La méthode du seuil de pauvreté continue d'être largement utilisée. Néanmoins, plusieurs critiques, dont celles qui sont indiquées ci-dessous, et qui se rapportent aux dimensions genre de la pauvreté, ont mené à son réaménagement gra-duel.

• Les gens survivent non seulement grâce à leurs revenus financiers, mais aussi grâce à différentes ressources non financières telles que la production de subsistance, l'utilisation de biens en propriété collective, les services publics, etc.

• Les gens possèdent généralement des « stocks » d'actifs, de provisions, de ressources.

• Le bien-être des humains ainsi que les possessions, conditions de vie et valeurs qui comptent le plus à leurs yeux ne se définissent pas seulement en fonction du pouvoir d'achat. Des dimensions moins tangibles interviennent également : la dignité; l'estime de soi; etc.

La critique la plus percutante du seuil de pauvreté par rapport à la dimension genre porte toutefois sur les hypothèses de cette approche relativement aux relations dans le ménage. Ainsi que nous l'avons déjà souligné, l'analyse économique traditionnelle considérait le ménage comme une structure organisée autour de la mise en commun des revenus et répondant aux besoins de bien-être et de survie de tous ses membres. Des études menées dans différentes régions du monde révèlent cependant l'existence d'inégalités systématiques et largement répandues dans les ménages. Elles découlent notamment de l'âge, de l'étape atteinte dans le cycle de vie, du rang dans la fratrie, des relations avec la personne qui dirige la famille, etc. Les inégalités les plus omniprésentes restent néanmoins celles qui se rattachent au genre. Les estimations de la pauvreté qui ne tiennent pas compte des inégalités dans le ménage dressent par conséquent un bilan très incomplet de la situation. En particulier, elles ne disent rien de la pauvreté relative des femmes par rapport aux hommes du même ménage.

Les ménages dirigés par une femme et la féminisation de la pauvreté

Les mesures de la pauvreté au niveau des ménages révèlent néanmoins une dimension importante du rapport entre genre et pauvreté : le nombre disproportionné des ménages dirigés par une femme dans les secteurs les plus pauvres de la population. Constatant que le nombre des ménages dirigés par une femme augmente dans les pays industrialisés de même que dans les pays en développement, les analystes ont conclu à une féminisation de la pauvreté. Établi par le Fonds international pour le développement agricole (FIDA), un important rapport sur la pauvreté rurale dans le monde concluait ainsi que les femmes vivant dans les campagnes des pays en développement comptaient parmi les personnes les plus pauvres et les plus vulnérables du monde. Il estimait qu'elles étaient 564 millions à vivre en dessous du seuil de pauvreté en 1988, ce qui représentait une augmentation de 47 % par rapport aux chiffres de 1965–1970. En 1995, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) indiquait que les femmes représentaient 70 % des pauvres.

Dans les organismes internationaux s'intéressant aux questions de genre et de pauvreté, le discours dominant a rapidement attribué le dénuement de certains ménages au fait qu'ils étaient dirigés par une femme. Pourtant, le lien entre ces deux paramètres est loin d'être uniforme. Au contraire, il varie considérablement d'une région du monde à l'autre. Ainsi, la disproportion du nombre des ménages dirigés par une femme dans les secteurs les plus pauvres de la population est beaucoup plus importante en Amérique latine et en Asie qu'en Afrique. Ces écarts s'expliquent par la disparité des mécanismes pouvant amener une femme à diriger le ménage : la coutume; le veuvage; le divorce; la séparation; la polygamie; les migrations masculines ou féminines; etc. Or, ces facteurs n'ont pas tous le même impact sur la pauvreté du ménage. Par exemple, les ménages dirigés par une femme s'en sortent généralement mieux dans les mariages polygames d'Afrique ou dans les sociétés matrilinéaires d'Afrique et d'Asie. Les ménages dirigés par une femme sont nombreux en Jamaïque, et pas forcément pauvres; les familles dans lesquelles le partenaire masculin est présent sont même parfois moins bien nanties.

Des méthodes plus récentes de calcul du revenu prennent en considération la taille et la composition des ménages. D'une manière générale, elles ont renforcé l'association entre la direction féminine du ménage et sa pauvreté. Par exemple, une étude sur la pauvreté dans les régions rurales du Népal, tenant compte des « économies d'échelle » réalisées par les familles plus nombreuses, conclut que les ménages dirigés par une femme sont généralement plus pauvres que le reste de la population : ils comptent moins de personnes et présentent des taux de dépendance plus élevés (ratio plus élevé des personnes à charge par rapport aux personnes actives). Sur

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Une jeune fille lavant la vaisselle dans une mare au Népal
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

l'ensemble des ménages dirigés par une femme, les cheffes « de jure » (c'est-à-dire de plein droit, par exemple les veuves) s'en sortent mieux que les autres quand elles ont accès, d'une manière ou d'une autre, à un revenu masculin, mais moins bien dans le cas contraire. De toute évidence, le revenu masculin (son apport ou son absence) doit être pris en compte dans l'analyse.

Du point de vue des politiques, les programmes antipauvreté ne doivent donc pas nécessairement être axés sur les ménages dirigés par une femme. Par ailleurs, en dépit de l'impression qui se dégage de nombreux documents relatifs aux politiques, les dimensions sexospécifiques de la pauvreté sont loin de se limiter au genre de la personne qui dirige le ménage. Il conviendrait également de faire le point sur les inégalités dans les ménages dirigés par un homme et sur le dénuement relatif des personnes qui les composent. Le seuil de pauvreté ne permet pas d'atteindre ce but, car il mesure uniquement le revenu du ménage et ne dit rien de la situation individuelle des personnes touchées.

La méthode des capacités

Au-delà des moyens et des fins

Les deux constatations ci-dessous ont fait émerger l'approche dite « des besoins essentiels » dans la réflexion et les politiques entourant le développement.

a) Contrairement à ce que les économistes avaient prédit, les impacts positifs de la croissance économique ne « ruissellent » pas jusqu'aux couches les plus pauvres de la population.

b) Certains pays socialistes pauvres tels que la Chine ont réussi à améliorer l'alimentation, la santé et l'instruction de pans importants de leur population.

Cette approche des besoins essentiels élargit la notion de « moyens » en y intégrant, en plus des revenus générés par le marché, différents services essentiels pouvant aider les gens à combler leurs besoins de base, par exemple l'accès à l'eau potable, à des installations sanitaires, à des services publics de santé et de transport. Elle élargit aussi la notion de « fins » en y intégrant une vaste gamme de besoins dont la satisfaction est considérée comme essentielle à une vie humaine décente : logement; santé; vêtements; etc. Cette approche considère en outre l'emploi librement choisi comme une fin mais aussi comme un moyen, en ceci qu'il génère les revenus ou les produits nécessaires pour combler les besoins de base et qu'il procure l'estime de soi et la dignité indispensables au bien-être de la personne.

Cette approche repose sur les concepts de « capacité » et de « potentialités » (ou « fonctionnements ») proposés par Amartya Sen, puis approfondis par Dreze et Sen. Les revenus et les marchandises ne sont pris en considération que dans la mesure où ils accroissent la capacité des personnes à mener la vie à laquelle elles aspirent (et qui est définie par les « potentialités », « fonctionnements » ou encore « modes de fonctionnement »). Les capacités recouvrent non seulement les possibilités individuelles de base telles que s'alimenter ou être en bonne santé, mais aussi des possibilités sociales plus complexes, telles que faire partie intégrante de la collectivité ou maintenir une bonne estime de soi. L'approche des capacités efface la distinction entre moyens et fins ou, du moins, l'atténue. Ainsi, la santé et l'instruction sont à la fois des potentialités en soi et des capacités permettant d'atteindre d'autres potentialités considérées comme importantes. Les capacités ne sont plus seulement définies par les choix ou les décisions des gens, mais aussi par leurs possibilités d'obtenir certains résultats. Elles dépendent donc en partie du contexte individuel (les circonstances particulières dans lesquelles vit la personne considérée), et en partie de contraintes sociales.

Si ces réussites, ces réalisations, sont bien individuelles, elles peuvent aussi être appréhendées au niveau de la collectivité ou du pays. C'est l'objectif que vise l'indicateur du développement humain (IDH) du PNUD, calculé à partir de données nationales sur le revenu, l'espérance de vie et le niveau d'instruction. L'IDH considère les trois capacités ci-dessous comme plus fondamentales que toutes les autres :

• Vivre longtemps et en bonne santé;

• Acquérir un savoir;

• Accéder aux ressources permettant des conditions de vie décentes.

Ces critères mesurent le degré de participation (ou d'autonomisation) des personnes, mais ils définissent aussi des tremplins sur lesquels elles peuvent prendre appui pour accéder à d'autres possibilités d'action et d'évolution.

Inégalités hommes–femmes et développement humain

Les capacités étant définies individuellement (contrairement au seuil de pauvreté, qui est défini en fonction du ménage), elles peuvent être interprétées et mesurées selon le genre. C'est l'objectif que visait le PNUD dans son Rapport mondial sur le développement humain – 1995 (RMDH) en proposant deux nouveaux indicateurs nationaux de l'inégalité des genres.

1. L'indice sexospécifique du développement (ISDH) reprend les trois indicateurs de l'IDH. L'espérance de vie à la naissance représente l'état de santé général; un indice composite du niveau d'instruction (taux d'alphabétisation des adultes et taux brut combiné de scolarisation) représente le savoir; enfin, le produit intérieur brut (PIB) réel par habitant représente le niveau de vie. On accorde aux données désagrégées hommes–femmes de chacun de ces indicateurs une valeur sociale unique, puis on les combine pour calculer l'ISDH du pays. Si les raisons justifiant le calcul et l'utilisation de l'IDH peuvent également s'appliquer à l'ISDH, alors, quel que soit le contexte, l'autonomisation des femmes ne peut pas être envisagée sans l'élimination préalable des disparités sexospécifiques dans le rendement du travail, dans le niveau d'instruction et dans l'espérance de vie.

2. L'indicateur de la participation des femmes (IPF) s'intéresse moins aux capacités fondamentales qu'aux disparités entre les genres dans les possibilités plus générales de décision et d'action. Il est le résultat combiné des données nationales sur les inégalités hommes–femmes dans la représentation parlementaire et dans les revenus tirés de postes techniques ou des postes d'encadrement ou de direction. Si cette définition plus large de l'égalité des genres s'avère d'une importance cruciale pour l'objectif général de développement équitable, elle n'est pas directement pertinente en ce qui concerne les dimensions sexospécifiques de la pauvreté. Il n'existe aucune corrélation entre l'IPF et les mesures des capacités et des besoins essentiels, notamment l'IDH et l'ISDH.

L'ISDH est étroitement relié au PIB par habitant et il augmente avec lui. Par conséquent, il ne fournit pas une mesure de l'inégalité des genres en tant que telle. En fait, tous les pays qui se situent dans les dix premiers rangs du classement selon l'ISDH sont aussi des économies à revenu élevé, alors que ceux qui se situent dans les dix derniers rangs sont des économies à revenu faible. Dijkstra et Hanmer ont par conséquent élaboré un autre indicateur à partir des mêmes critères. Leur « indicateur du statut relatif des femmes » (ISRF; Relative Status of Women – RSW) permet d'appréhender l'inégalité entre les genres dans un pays donné, et ce, indépendamment de son PIB par habitant. La corrélation entre le PIB par habitant et l'ISRF des 136 pays étudiés est beaucoup moins forte que la corrélation entre le PIB et l'ISDH. De plus, les dix pays qui se situent en tête et en queue de classement ne sont plus les dix pays aux revenus les plus élevés et les plus faibles, respectivement (voir encadré 4.2).

Encadré 4.2 L'importance des politiques publiques pour l'égalité entre les genres

Les pays qui occupent les dix premiers rangs du classement ISRF (indicateur du statut relatif des femmes) sont les suivants : deux pays scandinaves à revenu élevé (Finlande et Suède); un ancien pays socialiste à revenu intermédiaire assez élevé (Hongrie); et sept pays à revenu intermédiaire relativement faible, dont six anciens pays socialistes (Estonie, Lettonie [Latvie], Lituanie, Pologne, Russie, Slovaquie et Jamaïque). Les pays qui occupent les dix derniers rangs du classement sont les suivants : un pays à revenu intermédiaire élevé (Arabie saoudite); un pays à revenu intermédiaire faible (Algérie); et huit pays à revenu faible (Afghanistan, Tchad, Égypte, Mali, Népal, Pakistan, Sierra Leone et Yémen). Si l'on relève une présence massive de pays à majorité musulmane dans ce groupe de fin de classement, il est à noter que ce sont aussi, pour la plupart, des pays de la ceinture géographique de patriarcat strict, auxquels s'ajoutent trois pays de l'Afrique de l'Ouest. Les pays qui occupent les dix rangs précédents dans le classement appartiennent également à ces deux régions du monde.

Le classement ISRF témoigne de l'importance des politiques publiques dans la concrétisation d'une plus grande égalité des genres, indépendamment du niveau de revenu des pays considérés. Dans le haut du classement, les pays scandinaves et socialistes se caractérisent par des régimes très égalitaires (État providence très présent). On trouve dans le bas du classement l'Algérie et l'Arabie saoudite, des pays à revenu intermédiaire, mais pas le Bangladesh ni la Gambie, des pays musulmans à revenu faible. Ceci montre que les inégalités entre les genres ne sont pas attribuables uniquement au patriarcat ou à la pauvreté. Elles résultent des interactions entre pauvreté, patriarcat et politiques publiques.

Par rapport au seuil de pauvreté, les capacités présentent l'avantage inestimable de rendre compte des dimensions sexospécifiques de la pauvreté. Les mesures désagrégées hommes–femmes des capacités humaines de base (par exemple, l'espérance de vie, le niveau d'instruction et le taux d'activité) et des capacités plus complexes (par exemple, la participation à la vie politique et l'échelon professionnel atteint) aident à mieux comprendre la portée, l'ampleur et la répartition des inégalités entre les genres dans les pays développés et dans les pays en développement.

Il reste néanmoins crucial de maintenir une distinction claire entre les accroissements des capacités humaines qui découlent des progrès généraux et ceux qui résultent plus spécifiquement d'une atténuation des inégalités entre les genres. Le niveau absolu de bien-être représente certes un critère important, mais l'inégalité des genres constitue un problème éthique que les gouvernements devraient avoir à cœur de régler. Du point de vue des politiques publiques, il faut aussi tenir compte de la pauvreté absolue des femmes et de leur pauvreté relative par rapport aux hommes, car ces deux paramètres n'ont pas la même incidence sur l'élaboration des projets de développement humain et sur leurs résultats.

L'inégalité des genres et les paramètres de l'ISDH

Les paramètres qui composent l'ISDH (et l'ISRF) sont reliés aux revenus, à la croissance et aux structures patriarcales. Les pays qui se classent bien pour l'un des paramètres peuvent s'avérer beaucoup moins performants pour d'autres. L'examen des causes de ces disparités permet de cerner les dimensions de l'inégalité des genres qui dépendent de la croissance économique et celles qui doivent être abordées par d'autres types de politique. Il aide en outre à définir les dimensions de l'inégalité les plus résistantes au changement.

Salaires et taux d'activité

La première des trois capacités humaines de base définies par le RMDH se rapporte aux possibilités économiques et se mesure au PIB par habitant. Cet indicateur rend compte des inégalités dans le taux d'activité et dans les revenus du travail.

Ainsi que nous l'avons vu au chapitre précédent, le taux d'activité des femmes dans les pays en développement dépend plus des particularismes régionaux entourant les relations de parenté et les relations intergenres que du revenu par habitant ou de l'incidence de la pauvreté. Le rapport entre les salaires féminins et masculins ne suit pas d'une manière aussi tranchée ces frontières régionales. En 1995, le PNUD rapportait que les salaires féminins représentaient en moyenne 75 % des salaires masculins. Les trois pays qui affichaient les disparités les plus faibles étaient l'Australie, la Tanzanie et le Viêt Nam; les trois pays qui présentaient les disparités les plus fortes étaient le Bangladesh, la Chine et la République de Corée.

Les estimations internationales des disparités salariales restent toutefois entachées de difficultés majeures, peut-être plus encore que les estimations du taux d'activité. Ainsi, bien que les données utilisées dans l'ISDH n'aient pas été standardisées en fonction des compétences, on peut supposer qu'il existe des écarts importants entre les hommes et les femmes à cet égard. Par ailleurs, l'ISDH ne s'intéresse qu'aux salaires du secteur formel. Les disparités du secteur informel sont probablement bien différentes, surtout dans les économies agricoles à faible revenu. Cet écart entre les bilans officiels et la réalité a deux causes : (a) les statistiques officielles rendent compte d'une petite partie seulement de l'emploi total dans le pays; et (b) la main-d'œuvre de l'économie informelle (y compris le secteur agricole) étant généralement moins bien organisée, les disparités salariales y sont probablement plus grandes (voir encadré 4.3). En outre, les données de l'économie formelle accordent souvent une place prépondérante au secteur public, dans lequel les salaires sont fixés de manière administrative et non compétitive. Les disparités y sont donc moins marquées que dans le reste de l'économie, y compris les autres secteurs de l'économie formelle.

Encadré 4.3 Les écarts salariaux en Gambie

En 1998, l'Étude sur les dépenses des ménages en Gambie a montré que la majeure partie des personnes ayant une activité économique travaillait dans le secteur agricole : 57 % des hommes et 73 % des femmes. Les revenus agricoles annuels des femmes représentaient moins de la moitié de ceux des hommes. Le secteur public employait seulement 2,4 % de la population active masculine et 0,6 % de la population active féminine. Dans ce domaine, les salaires médians ne différaient que légèrement d'un genre à l'autre.

Les données montrent que les écarts salariaux diminuent, mais il est souvent bien difficile de déterminer si cette baisse est attribuable à une augmentation des salaires féminins ou à une diminution des salaires masculins. Une étude portant sur le rapport entre salaires féminins et masculins dans 12 pays en développement concluait que les salaires des femmes avaient augmenté par rapport à ceux des hommes dans tous ces pays. Cependant, l'ampleur de cette augmentation salariale relative variait considérablement d'un pays à l'autre : environ 0,6 à 0,7 % par an au Brésil, au Chili, en Colombie et au Venezuela; 2,4 % en Côte d'Ivoire; mais 5 % en République de Corée. Parmi les sept pays pour lesquels les analystes disposaient des variables explicatives pertinentes, cinq affichaient un léger recul des salaires masculins. Une autre étude a montré que le différentiel salarial hommes–femmes évolue de manière positive uniquement dans les pays qui ont atteint un certain niveau de croissance économique. Plus le niveau d'instruction des femmes augmente et plus leur intégration à la population active se renforce, plus elles sont en mesure d'obtenir des emplois bien rémunérés.

En Amérique latine, où le taux d'activité des femmes augmente plus rapidement que celui des hommes, une analyse récente des trois économies les plus importantes de ce sous-continent (Argentine, Brésil et Chili) indique également que les revenus des femmes augmentent par rapport à ceux des hommes. Dans les trois pays étudiés, le niveau d'instruction joue un rôle plus déterminant que le genre ou le secteur d'activité dans l'évolution des gains mensuels. Toutefois, les femmes des trois pays restent sur-représentées dans les emplois les moins bien rémunérés et les moins bien protégés. Elles expriment également un taux d'insécurité beaucoup plus important que les hommes face à la survie du ménage (besoins essentiels) et à son bien-être (besoins moins essentiels). L'équipe de recherche conclut que la population active la plus vulnérable est celle des travailleuses familiales non rémunérées, qui ne gagnent pas un revenu à elles.

Malgré certaines tendances positives, la ségrégation des genres reste très présente sur les marchés du travail. Par ailleurs, l'écart dans les compétences et la segmentation du marché du travail sont loin d'expliquer tout l'écart de rémunération qui subsiste. Il faut donc en conclure à la persistance d'une discrimination directe.

Espérance de vie

La deuxième dimension de l'ISDH est l'espérance de vie, qui mesure l'écart entre hommes et femmes du point de vue de la santé et du bien-être physiques. Le taux de mortalité des femmes est moins élevé que celui des hommes dans certaines tranches d'âge, et ce, pour deux raisons.

• Les fœtus de sexe masculin sont plus nombreux que les fœtus de sexe féminin à la conception. Cependant, les fœtus et bébés de sexe masculin sont plus fragiles avant et juste après la naissance. Il naît au total plus de petites filles que de petits garçons, et les garçons meurent plus nombreux dans les premières années de la vie.

• En moyenne, les femmes vivent naturellement plus long-temps, les causes de ce différentiel de longévité étant hormonales.

Quand ces tendances sont inversées, le phénomène témoigne en général d'une discrimination sexiste envers les femmes. Par contre, une disparité favorable aux femmes mais supérieure à la moyenne naturelle témoigne d'un désavantage masculin.

D'une manière générale, la géographie de l'espérance de vie correspond à celle du revenu. L'espérance de vie est supérieure à 75 ans dans les pays de l'OCDE; dans le reste du monde, elle est de 64 à 72 ans en Amérique latine et dans les Caraïbes, d'environ 55 ans en Asie du Sud, et de 46 à 53 ans en Afrique subsaharienne. La géographie de l'espérance de vie des femmes correspond aussi à celle du PNB par habitant. En 1970, l'Afrique subsaharienne affichait les taux les plus bas d'espérance de vie féminine (environ 45 ans); venaient ensuite l'Asie du Sud (47 ans), puis le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord (54 ans). L'Asie de l'Est, la région Pacifique ainsi que l'Amérique latine et les Caraïbes affichent des taux plus élevés. En 1997, l'espérance de vie générale avait augmenté dans le monde entier, mais moins dans les pays les plus pauvres de l'Afrique subsaharienne que partout ailleurs. L'espérance de vie absolue, y compris féminine, n'est par conséquent pas du tout la même dans les pays riches et dans les pays pauvres. Parmi ceux-ci, elle diffère également selon le degré de pauvreté de la population considérée.

La mortalité maternelle constitue un déterminant important de l'espérance de vie des femmes. On distingue deux méthodes permettant de la mesurer.

(a) Le taux de mortalité maternelle – Il mesure le risque de décès auquel une femme est exposée pendant une grossesse donnée (y compris l'accouchement). Il est égal au nombre annuel des décès liés à la maternité pour 100 000 naissances vivantes. Les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) engagent les pays à réduire ce taux.

(b) Le nombre des décès liés à la maternité – Il correspond au nombre des femmes qui meurent chaque année du fait de la grossesse ou de l'accouchement pour 100 000 femmes en âge de procréer. Ce chiffre tient compte des risques de grossesse et des probabilités de décès relié à la grossesse. Il baisse, évidemment, avec la fécondité.

Comme l'espérance de vie générale et l'espérance de vie des femmes, la mortalité maternelle est fortement corrélée au PNB par habitant (voir encadré 4.4). L'écart entre les pays développés et les pays en développement est plus grand pour la mortalité maternelle que pour tout autre indicateur de la santé, y compris la mortalité infantile (qui constitue la mesure la plus courante du désavantage comparatif).

Encadré 4.4 Estimation du taux de mortalité maternelle

Les estimations gouvernementales du taux de mortalité maternelle compilées par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquent que c'est en Afrique qu'il est le plus élevé, en particulier en Afrique de l'Ouest. Le Mali affiche ainsi un taux de 1 750 à 2 900 décès pour 100 000 naissances; le Ghana, 500 à 1 500 décès. En Asie, le taux est élevé au Bangladesh (600) et en Papouasie-Nouvelle-Guinée (900), plus faible en Chine (environ 10 à 50) et en République de Corée (9 à 42). Les taux de l'Amérique latine et des Caraïbes varient considérablement d'un pays à l'autre, mais ils sont généralement moins élevés qu'en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud.

Les inégalités régionales hommes–femmes dans l'espérance de vie sont plus étroitement liées aux structures régionales de la parenté et de la famille qu'à la pauvreté. Ainsi, dans le monde en développement, le classement des régions selon le taux d'activité relatif (des femmes par rapport aux hommes) et leur classement selon l'espérance de vie relative se recoupent d'une manière significative. Malgré des niveaux de pauvreté plus élevés, l'Afrique subsaharienne affiche un écart hommes–femmes dans l'espérance de vie moins important que certains pays à revenu plus élevé de l'Asie de l'Ouest, de l'Afrique du Nord et de l'Asie du Sud. En 1999, au niveau mondial, le pourcentage des femmes présentant une espérance de vie de plus de 65 ans était supérieur à celui des hommes. C'est toutefois dans les régions de patriarcat strict que cet écart était le moins prononcé. À l'intérieur des régions, on constate par ailleurs que la géographie de l'inégalité des genres dans l'espérance de vie correspond à celle des systèmes de la famille et de la parenté.

L'espérance de vie présente néanmoins certaines limites en tant que mesure de l'inégalité des genres. Par exemple, une étude comparant le Bangladesh et la Gambie a montré que le pays ouest-africain affichait une espérance de vie féminine supérieure à l'espérance de vie masculine alors que le Bangladesh affichait une espérance de vie masculine supérieure, un phénomène typique des régions de patriarcat strict. Une analyse plus détaillée a toutefois montré que les femmes en âge de procréer étaient soumises à un désavantage sexospécifique bien précis dans les deux pays : au Bangladesh comme en Gambie, les femmes enceintes ou allaitantes étaient exposées à un taux élevé d'anémie nutritionnelle et de décès lié à la maternité.

Proportion hommes–femmes

Le rapport de l'effectif masculin à l'effectif féminin dans une population donnée constitue également un indicateur de la discrimination sexospécifique pouvant influer sur les chances de survie. Les femmes disposant naturellement d'une espérance de vie plus longue, la population devrait logiquement compter plus de femmes que d'hommes. Par conséquent, les pays ou les régions qui comptent plus d'hommes que de femmes affichent une proportion contraire à celle que dictent les différences entre les sexes (au sens biologique du terme). Dans certains cas, le désavantage de genre (le sexe considéré dans sa dimension sociale) est même tellement important qu'il inverse complètement le rapport numérique hommes–femmes dicté par la biologie. Au total, du fait de ces désavantages de genre, plus de cent millions de femmes « manquent à l'appel » dans le monde.

Une analyse de la proportion hommes–femmes réalisée dans les années 1980 a révélé que les populations du Moyen-Orient, du nord de l'Afrique, du sous-continent indien et de la Chine se caractérisaient toutes par un rapport de masculinité élevé, c'est-à-dire plus de 105 garçons/hommes pour 100 filles/femmes. Les pays de l'Amérique du Nord et de l'Europe affichaient une moyenne de 105 filles/femmes pour 100 garçons/hommes et l'Afrique subsaharienne, 102 filles/femmes pour 100 garçons/hommes. Cependant, le nombre de filles/femmes pour 100 garçons/hommes était très inférieur dans des pays du Moyen-Orient tels que la Turquie (95), l'Égypte et l'Iran (97) et l'Arabie saoudite (84); dans des pays de l'Asie du Sud comme l'Inde (93) et le Pakistan (92); et dans des pays est-asiatiques tels que la Chine (94).

Les taux de masculinité élevés s'expliquent généralement par une surmortalité féminine dans les jeunes années. Dans certains pays, ce phénomène est encore aggravé par la mortalité élevée des femmes en âge de procréer. Par exemple, une analyse portant sur 40 pays en développement (hors Inde et Chine) a montré que c'est dans les pays de la ceinture moyenorientale que la surmortalité féminine enfantine est la plus marquée; elle est proche de la médiane en Amérique latine et en Afrique subsaharienne. La géographie de la proportion hommes–femmes correspond à celle de la préférence envers les fils. La discrimination sexuelle s'avère particulièrement forte en Asie du Sud.

Niveau d'instruction

L'instruction constitue la troisième des capacités de base intervenant dans le calcul de l'ISDH. Elle occupe également une place centrale dans les OMD, et ce, autant en termes absolus (accroissement du niveau d'instruction générale, en particulier dans l'enseignement primaire) qu'en termes relatifs (réduction de l'écart hommes–femmes dans l'alphabétisation des adultes et dans l'instruction à tous les niveaux). L'instruction universelle reste toutefois un objectif ambitieux en même temps qu'un défi de taille, même au niveau primaire. Elle comporte en outre une dimension genre très marquée. Selon l'UNICEF, dans le monde en développement, plus de 130 millions d'enfants d'âge scolaire grandissent sans aller à l'école primaire. Près de deux sur trois sont des filles. L'Afrique subsaharienne présente les taux de scolarisation primaire nets les plus faibles (57 %); viennent ensuite l'Asie du Sud (68 %), le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord (81 %), puis l'Amérique latine et les Caraïbes (92 %).

L'ISDH révèle que la géographie de la scolarisation primaire, secondaire et tertiaire féminine (mais aussi générale) correspond à celle de la richesse et de la pauvreté. Les pays de l'OCDE affichent les niveaux d'instruction les plus élevés et ont éradiqué en grande partie les inégalités de genre. Le degré de scolarisation des filles/femmes par rapport aux garçons/hommes s'élevait à 99 % en 1990, alors qu'il est encore d'environ 84 % dans les pays les moins développés.

La géographie des écarts hommes–femmes dans l'alphabétisation des adultes (donc, le résultat des projets d'enseignement passés) témoigne du poids des structures patriarcales dans ce domaine. En 1992, c'est en Amérique latine et dans les Caraïbes que le taux d'alphabétisation féminine exprimé en pourcentage du taux d'alphabétisation masculine était le plus élevé (97 %); venaient ensuite l'Asie du Sud-Est et le Pacifique (90 %), l'Asie de l'Est (80 %), l'Afrique subsaharienne (66 %), les États arabes (62 %) et l'Asie du Sud (55 %). Cependant, la géographie actuelle du niveau d'instruction (mesuré au taux de scolarisation primaire) semble indiquer que la croissance économique a atténué l'impact du patriarcat. À l'exception de l'Afrique subsaharienne et de l'Asie du Sud, toutes ces régions affichent désormais des taux élevés de scolarisation des filles/femmes par rapport aux garçons/hommes (de 92 à 98 %). Cette constatation confirme que, dans les pays qui ont atteint un certain niveau de revenu, la croissance économique contribue à réduire l'écart hommes–femmes dans l'instruction, indépendamment des relations intergenres qui prédominent dans la région.

La diversité des patriarcats pourrait expliquer la disparité entre l'Asie du Sud et l'Afrique subsaharienne. La réduction de la pauvreté et l'accroissement de la scolarisation primaire pour les garçons et pour les filles ont été plus marqués en Asie du Sud qu'en Afrique subsaharienne. Par exemple, les taux de scolarisation primaire féminins étaient passés en 1995 à plus de 80 % en Asie du Sud, contre 60 % en Afrique subsaharienne. Cependant, les inégalités de genre continuent d'être plus fortes en Asie du Sud. La scolarisation primaire féminine relative (c'est-à-dire par rapport à celle des garçons) était de 75 % en Asie du Sud, contre 85 % en Afrique subsaharienne. Dans l'enseignement secondaire, où les taux sont généralement plus bas, la scolarisation féminine relative était d'environ 14 % en Asie du Sud et 40 % en Afrique subsaharienne.

En Asie de l'Est et du Sud-Est, la rapidité de la croissance, de l'urbanisation et de l'industrialisation a entraîné un recul soudain du taux de fécondité ainsi qu'une élévation du niveau d'instruction des garçons et des filles. Des recherches montrent toutefois que, dans certains pays est-asiatiques, l'instruction des garçons s'est faite au détriment des filles et, souvent, grâce au travail de celles-ci. À Taïwan, par exemple, les filles ne reçoivent que l'instruction minimale indispensable pour occuper des emplois considérés comme « féminins » dans les usines ou dans les bureaux, et leurs salaires servent ensuite à financer l'instruction des garçons.

Le désavantage masculin

Les disparités hommes–femmes très différentes des écarts attendus peuvent être le signe d'un désavantage féminin mais aussi masculin. On trouvera ci-dessous des exemples de désa-vantage masculin dans l'espérance de vie et dans l'instruction.

Espérance de vie

Les deux cas décrits ci-après illustrent les désavantages que peuvent subir les hommes au chapitre de l'espérance de vie.

1. Des enquêtes ont révélé l'existence de ratios filles/garçons étonnamment élevés parmi les enfants de 5 à 9 ans de groupes marginalisés (castes « répertoriées », c'est-à-dire inférieures, et tribus frappées d'ostracisme) de certaines régions extrêmement pauvres de l'Inde. La médiocrité des infrastructures et des services de santé offerts à ces populations induisait un taux de survie très bas des garçons.

2. En Europe de l'Est, l'espérance de vie masculine a beaucoup plus diminué que l'espérance de vie féminine depuis que ces pays ont amorcé leur virage économique. Ce différentiel s'expliquerait par le stress dont les hommes sont victimes en raison de leurs rôles traditionnels de décideurs et de pourvoyeurs principaux dans leur famille. En Russie, par exemple, les taux de maladies cardio-vasculaires, de suicide et d'alcoolisme sont beaucoup plus élevés chez les hommes que chez les femmes.

Le premier exemple témoigne de la nécessité d'améliorer les soins de santé dans les zones pauvres et isolées de l'Asie du Sud, et ce, tant au niveau de la quantité et de la qualité des soins que de leur accessibilité. Le second exemple illustre les coûts que la cristallisation des identités de genre peut imposer aux hommes. Des modèles de relations hommes–femmes plus égalitaires auraient peut-être permis un partage plus équitable des coûts de la transition économique. Malheureusement, les femmes semblent juger plus facile ou plus indispensable de partager le fardeau des activités économiques que les hommes ne jugent indispensable de partager celui des tâches domestiques.

Instruction

On observe un désavantage masculin scolaire dans certaines régions, en particulier les Caraïbes anglophones. À la University of the West Indies, 70 % des diplômés sont des femmes. En Jamaïque, les résultats scolaires des garçons sont inférieurs à ceux des filles dès l'enseignement primaire et l'écart continue de se creuser par la suite. Les stéréotypes de la masculinité et de la féminité définissent les hommes comme des êtres dominants, forts, doués pour la prise de parole et l'intervention publique, etc. Les femmes, à l'inverse, sont décrites comme des êtres soumis, sensibles, destinés aux activités de la sphère privée, etc. Intériorisées par les enfants, ces valeurs structurent leurs relations sociales à la maison, à l'école, au travail et dans la collectivité. En réalité, les femmes ont toujours travaillé à l'extérieur de la maison. Par conséquent, le processus de socialisation prépare bien les femmes à la discipline scolaire; leur indépendance relative leur permet ensuite de saisir les possibilités d'évolution professionnelle et politique qui se présentent à elles. À l'inverse, les stéréotypes dissuadent les hommes de s'intégrer au système éducatif, car il repose sur un langage et des valeurs considérés comme « efféminés ».

Si l'insuffisance des résultats scolaires des garçons a de quoi inquiéter, il faut cependant noter qu'elle n'entraîne aucun désavantage masculin sur le marché de l'emploi. Des données des années 1990 montrent que le taux d'activité des femmes en général, et en particulier dans les secteurs formels de l'économie, reste inférieur à celui des hommes. Le taux de chômage des femmes est plus élevé et, quand elles travaillent, elles occupent souvent des emplois très mal rémunérés.

Résumé

Les mesures des capacités humaines que nous avons examinées ici constituent de bons outils pour mieux comprendre les interactions entre genre et pauvreté.

• Elles aident à mesurer l'évolution des progrès accomplis et à les comparer dans l'espace (entre pays) et dans le temps.

• Elles dessinent la géographie des relations de parenté, des relations intergenres et des inégalités hommes–femmes qui leur correspondent. Or, cette géographie ne recoupe pas nécessairement celle du revenu ou de la pauvreté.

• Elles mettent en lumière certaines dimensions de l'inégalité entre les genres qui perdurent au fil du temps malgré l'évolution économique et, a contrario, celles qui changent.

Toutefois, les indicateurs sexospécifiques du développement pourraient mesurer d'une manière plus exacte les disparités hommes–femmes dans les pays les plus pauvres. Des mesures plus complètes des disparités salariales entre les genres dans les différents secteurs de l'économie, et non seulement le secteur formel, donneraient par exemple une idée plus juste des possibilités économiques réelles qui s'offrent aux femmes et aux hommes. En outre, si l'espérance de vie globale représente un indicateur utile du développement, elle camoufle les différentiels de mortalité entre les groupes d'âge. Elle dissimule également les désavantages sexospécifiques dans la population en âge de procréer.

Les enquêtes participatives sur la pauvreté (EPP)

La pauvreté vue par les pauvres

Des recherches de plus en plus nombreuses examinent le phénomène de la pauvreté du point de vue des pauvres euxmêmes. Ces enquêtes participatives sur la pauvreté (EPP) utilisent différentes méthodes, souvent qualitatives, par exemple les groupes de discussion, les entretiens en profondeur avec des informateurs–ressources de la collectivité, ainsi que des techniques visuelles telles que les matrices, les schémas, les représentations cartographiques et les diagrammes d'Euler. Ces recherches émanent à l'origine d'initiatives mises sur pied par des observateurs et des travailleurs de terrain afin d'évaluer de manière « ascendante » les projets de développement au moyen de techniques regroupées sous l'appellation d'« évaluations participatives rurales » (ÉPR). Les organismes inter-nationaux de développement utilisent de plus en plus les approches participatives dans leurs bilans nationaux de la pauvreté. Ils privilégient généralement les groupes de discussion plutôt que les autres méthodes mentionnées ci-dessus.

Les EPP ont notamment permis de dégager des conclusions majeures par rapport aux dimensions sexospécifiques du développement.

• La pauvreté n'est pas un phénomène unidimensionnel : loin de se résumer au dénuement économique, elle recouvre aussi des précarités et vulnérabilités de natures diverses (voir encadré 4.5).

• Les pauvres ne sont pas uniquement préoccupés de leurs besoins alimentaires immédiats. Ils ont également des objectifs à long terme tels que la sécurité, l'accumulation, le statut social et l'estime de soi. (Cependant, la pauvreté les contraint parfois à des relations humiliantes protecteur–protégé, à des formes de travail constituant une exploitation extrême ou à d'autres situations pénibles.)

• Les pauvres prennent des moyens très divers pour tenter de concrétiser leurs objectifs : travail occasionnel; servitude; soins du bétail; microculture agricole; migrations saisonnières; travail sexuel; vol; mendicité; etc.

• Les pauvres puisent à différentes ressources en dehors de leur travail, notamment :

(a) Des ressources humaines – en général, des travailleurs non qualifiés très pauvres;

(b) Des ressources matérielles – des stocks et des actifs physiques, des prêts en argent et en nature ou des ressources collectives;

(c) Des ressources sociales – des services qu'ils peuvent demander à d'autres personnes en vertu de leur appartenance à un réseau social, une association ou une relation; en cas de crise, les pauvres dépendent ainsi des filets de sécurité informels qu'offrent la parenté et la collectivité.

Encadré 4.5 Insécurité et vulnérabilité

Dans son Rapport sur le développement dans le monde 2000/2001, la Banque mondiale définissait l'insécurité comme l'une des trois dimensions fondamentales de la pauvreté. Elle désignait en outre comme vulnérables certaines tranches de la population vivant au-dessus du seuil de pauvreté, mais exposées à un risque très élevé de tomber en deçà. La précarité (vulnérabilité) compte maintenant parmi les dimensions centrales des analyses de la pauvreté. Elle est à la fois objective et subjective.

• Objective – Degré d'exposition aux risques, aux chocs et au stress et impossibilité d'échapper à leurs conséquences les plus graves telles que : détérioration de la santé; vente d'actifs productifs; retrait des enfants de l'école; etc.

• Subjective – Sentiment d'impuissance face aux menaces et aux risques.

La précarité se mesure notamment aux fluctuations du bien-être des personnes pauvres et au va-et-vient des ménages entre pauvreté et non-pauvreté. Par exemple, dans sa critique des ajustements structurels, l'UNICEF désignait un certain nombre de groupes fragilisés. Parmi ceux-ci, les « nouveaux pauvres » sont les hommes et les femmes exclus du secteur public par les compressions de personnel.

L'analyse de 22 bilans nationaux de la pauvreté qui a été réalisée en Afrique subsaharienne au milieu des années 1990 a permis de définir plusieurs dimensions importantes de la pauvreté :

• Insécurité alimentaire (repas irréguliers et périodes de pénurie);

• Exclusion des services sociaux (pour des raisons financières, mais aussi à cause du manque d'infrastructure ou du comportement des fournisseurs de services);

• Absence d'actifs productifs en possession propre (par exemple : moulin à farine; bétail; crédit; char à bœufs; filet de pêche; radio; bicyclette; terre);

• Médiocrité des conditions de logement;

• Irrégularité des revenus;

• Impuissance sociale (incapacité à se faire entendre dans sa collectivité).

Cette analyse a montré en outre que la pauvreté s'accompagnait souvent de dépendance, les pauvres cherchant à établir des relations protecteur–protégé souvent avilissantes pour bénéficier d'une certaine protection en cas de crise. Les plus pauvres étaient les personnes âgées ou handicapées et, dans certains cas, les membres des ménages dirigés par une femme. Ils dépendaient entièrement du soutien de leur entourage ou d'autres personnes pour survivre.

Encadré 4.6 La nécessité de politiques d'ensemble pour éradiquer la pauvreté

Les EPP ont mis en évidence les liens qui existent entre les différentes dimensions de la pauvreté, prouvant par là la nécessité d'adopter une approche globale pour la réduire. Par exemple, ces enquêtes ont montré que la faiblesse physique et la maladie étaient une cause majeure, mais aussi une conséquence de la pauvreté. Cependant, les politiques de la santé mises en œuvre dans les régions durement frappées par les maladies causées par l'eau risquent fort de s'avérer inefficaces si elles ne s'accompagnent pas de programmes d'assainissement de l'eau. De la même façon, la faim nuit non seulement à la fréquentation scolaire mais aussi à la capacité d'apprentissage. Les programmes « assiduité scolaire contre nourriture » contribuent à régler les deux problèmes.

Les méthodes d'évaluation qualitative et ciblée (c'est-à-dire effectuée dans un contexte précis) de la pauvreté apportent trois contributions majeures à l'analyse du phénomène.

• L'information qu'elles procurent n'est pas déterminée d'avance, mais elle émane de la collecte des données. Elles permettent ainsi de vérifier et d'interpréter avec plus d'exactitude les résultats des études quantitatives, mais aussi de rectifier les idées préconçues et les points de vue erronés les plus enracinés.

• Elles mettent en lumière les causes et les mécanismes sousjacents de la pauvreté ainsi que ses caractéristiques et ses dimensions, ouvrant la voie à une analyse plus dynamique du phénomène.

• Elles mettent en évidence les facteurs qui assurent l'articulation entre les macropolitiques et de leur microrésultats (personnes, ménages, collectivités locales).

Enquêtes participatives et genre

Les EPP peuvent être d'une grande utilité pour mieux cerner différentes dimensions sexospécifiques de la pauvreté.

a. Les désavantages frappant particulièrement les femmes pauvres

Les EPP fournissent à cet égard de nombreux exemples, entre autres :

• Le surcroît de temps de travail qui incombe aux femmes en Afrique (et donc, la pénurie de temps);

• Le coût des dots au Bangladesh;

• La violence conjugale et familiale, le déséquilibre décisionnel et la disproportion des charges de travail au Viêt Nam, ainsi que l'assimilation des femmes à des « outils » servant à surmonter les obstacles et les crises (par exemple, des petites filles ou des adolescentes sont vendues à des étrangers pour sortir leur famille de la pauvreté).

b. Les liens entre production et reproduction

Les EPP mettent en évidence les rapports entre production et reproduction. Par exemple, les dégradations de l'environnement en Guinée-Bissau obligent les pauvres, et surtout les femmes, à consacrer plus de temps à certaines tâches quotidiennes telles que les corvées de bois et d'eau, restreignant d'autant leurs possibilités de travailler en contrepartie d'un revenu.

c. Les différences dans l'organisation des ménages

Les EPP montrent clairement que, dans certains pays, par exemple le Ghana et la Zambie, les hommes et les femmes occupent des positions très distinctes dans le ménage.

• Ils ne subissent pas les mêmes contraintes et ne bénéficient pas des mêmes atouts pour gagner leur vie.

• Les revenus restent séparés (ménages segmentés du point de vue du revenu).

• Les responsabilités familiales sont par conséquent séparées aussi.

Des travaux d'anthropologie avaient déjà révélé ces phénomènes, mais leurs conclusions n'ont jamais été intégrées à l'analyse économique conventionnelle : celle-ci a toujours considéré le ménage comme un lieu de mise en commun des ressources.

d. La vulnérabilité des ménages dirigés par une femme

Les EPP révèlent que les ménages dirigés par une femme sont plus exposés que les autres à la pauvreté dans certaines régions d'Afrique : Bénin, Kenya, Rwanda, Sierra Leone. Au Cap-Vert, en Mauritanie et en Ouganda, le degré de pauvreté/prospérité des ménages dirigés par une femme dépend en grande partie des sommes d'argent envoyées par les hommes (absents) de la famille. Au Ghana, les ménages dirigés par une femme sont pauvres dans le nord du pays, mais pas dans le sud.

e. La sexospécificité des priorités

Les EPP montrent que les hommes et les femmes n'ont pas les mêmes préoccupations ni les mêmes priorités. Une étude menée en Zambie indique que les femmes se soucient plus des besoins essentiels, tandis que les hommes privilégient la possession d'actifs physiques. En Gambie, hommes et femmes situent le revenu en tête de leurs priorités, mais les femmes mentionnent ensuite la santé tandis que les hommes citent l'éducation. En Afrique subsaharienne, l'éloignement et la qualité des sources d'eau constituent un souci presque exclusivement féminin, ce qui s'explique par le fait que ce sont les femmes qui sont généralement responsables de la corvée d'eau. Au total, il est indispensable de connaître les priorités respectives des hommes et des femmes pour prévoir l'impact, par exemple, de l'instauration de frais d'accès au système de santé ou d'éducation, ou celui des politiques d'accroissement des revenus masculins : les hommes auront-ils tendance à acheter du bétail ou à répondre aux besoins alimentaires actuels de leur famille ?

f. Les inégalités causées par les politiques et l'inégalité de traitement

Les EPP montrent que les inégalités attribuables aux politiques aggravent les désavantages économiques des femmes, restreignant leur potentiel de revenus. En Guinée-Bissau, en Afrique du Sud et en Zambie, les femmes ont rarement accès au crédit, aux programmes de vulgarisation agricole, etc. Le Kenya est le seul pays dont les services de vulgarisation agri-cole ne sont pas entachés de discrimination à l'encontre des femmes.

Les consultations menées auprès des pauvres de différentes régions du monde en vue d'élaborer le Rapport sur le développement dans le monde 2000/20001 (RDM) ont révélé que les institutions de l'État ont tendance à ne pas se montrer réceptives aux besoins des pauvres, à ne pas y répondre et à ne pas se sentir responsables envers ces segments de la population. Au contraire, elles traitent les pauvres avec arrogance et dédain. Une EPP réalisée en Tanzanie révèle par exemple une grossièreté presque systématique de la part du personnel des services de santé. Cette attitude s'explique en partie par le fait que les employés des services publics sont, presque par définition, les personnes les mieux nanties de la société, mais aussi celles qui bénéficient du taux d'instruction le plus élevé et des réseaux sociaux les plus vastes et les plus efficaces. Dans leurs actions et dans leurs contacts avec la population, ils reproduisent très souvent dans la sphère publique les inégalités de classe, de genre, de caste et de statut social qui existent dans la sphère privée.

g. L'inaccessibilité des ressources pour les femmes

Les EPP soulignent les problèmes auxquels les femmes se heurtent pour accéder aux biens fonciers. Au Viêt Nam, par exemple, malgré la Loi foncière de 1993 qui protège le droit à l'héritage des femmes, ce sont les fils qui continuent d'hériter, conformément à la coutume. Les droits fonciers des femmes ont également été reconnus par la loi au Kenya et en Tanzanie mais, là encore, le droit coutumier continue de s'appliquer, et rares sont en réalité les femmes qui se prévalent de leurs droits juridiques. Au Cameroun, la tendance à la privatisation entrave les droits d'usufruit que la tradition reconnaît aux femmes. À l'inverse, l'enquête menée en Guinée-Bissau révèle que la principale contrainte sexospécifique n'est pas le manque d'accès à la terre, mais plutôt le manque de crédit financier et autres ressources. Cette contrainte représente par ailleurs une entrave majeure au développement socioéconomique de ce pays.

Les limites des enquêtes participatives

Les enquêtes participatives permettent de mieux cerner les dimensions sexospécifiques de la pauvreté, mais d'une manière très inégale d'un pays à l'autre et, souvent, par accident. La plupart de ces enquêtes ne s'intéressent pas aux questions de genre; dans d'autres, le terme est utilisé simplement comme synonyme de « femmes ». On peut avancer deux explications à cette désaffection : (a) les préjugés et distorsions dans la compilation des données sur la pauvreté et dans leur formulation en politiques; et (b) le fait que les « perceptions des pauvres » témoignent des normes et valeurs de la société auxquelles hommes et femmes souscrivent.

a. Les préjugés et distorsions méthodologiques

Comme toutes les méthodes de recherche, l'EPP est aussi (ou aussi peu) sensible au genre que les personnes qui la mettent en œuvre. Les paramètres qui sont considérés comme pertinents déterminent les problèmes examinés, les questions posées et le type d'information recueillie. Par exemple, une enquête menée au Bengale occidental s'intéresse à la violence subie par les pauvres, mais elle ne fait nullement mention de formes sexospécifiques de la violence. Les données recueillies montrent pourtant que les femmes sont souvent victimes d'agressions et de harcèlement sexuels en public, mais aussi de violence de la part de leurs maris ou d'autres membres de leur famille en privé, et que ces comportements sont l'expression de frustrations nées de la pauvreté.

Même quand elles permettent de recueillir des données pertinentes, les enquêtes participatives ne sont pas à l'abri des déperditions d'information pouvant survenir lors du traitement. L'équipe des recherches ne possède pas toujours les compétences nécessaires pour interpréter les données avec exactitude et les intégrer d'une manière pertinente aux analyses qui serviront à l'élaboration des politiques. Par exemple, bien que les enquêtes désignent souvent l'alcoolisme comme une cause de la pauvreté, ce facteur n'a jamais été pris en considération dans les analyses parce qu'il ne correspondait pas au modèle de la pauvreté utilisé. L'alcoolisme représente pourtant une dimension majeure du degré de pauvreté/prospérité, mais aussi des relations entre genres. D'un côté, ce phénomène généralement masculin est très souvent associé au chômage des hommes et à la violence conjugale infligée aux femmes; de l'autre, la distillation constitue une importante source de revenus pour les femmes des régions rurales.

D'autres déperditions d'information peuvent se produire à l'étape de la formulation des analyses et de la rédaction des documents devant servir à l'élaboration des politiques. À la Banque mondiale, un système de révision interne (contrôle par les pairs) est utilisé pour déterminer les dimensions de l'analyse qui seront retenues et la manière dont elles seront traduites en mesures concrètes. Or, la Banque semble avoir parfois tendance à imposer ses propres points de vue sur la pauvreté (par exemple, tels qu'ils s'expriment dans le RDM 1990) plutôt que de fonder ses actions sur les résultats des enquêtes. Ainsi, les recommandations sexospécifiques des politiques privilégient le plus souvent l'élévation du niveau d'instruction des filles et des femmes, en particulier au primaire. En réalité, cette recommandation témoigne plus des positions tradition-nellement défendues par la Banque que des priorités exprimées dans les EPP. Dans ces enquêtes, les parents des régions rurales se montrent en fait souvent très réticents face à l'instruction de leurs filles.

b. Les « perceptions des pauvres », reflet des valeurs et des normes sociales

Les « perceptions des pauvres » peuvent dans certains cas évacuer la dimension genre des résultats des EPP. En effet, ces perceptions sont souvent le reflet de normes et de valeurs qui n'accordent aucune importance aux inégalités entre les genres, ni aux violations des droits humains des femmes. De surcroît, les femmes elles-mêmes souscrivent très souvent à ces systèmes traditionnels de valeurs. En particulier, elles considèrent qu'elles valent moins que les hommes. Dans une EPP menée en Guinée, les femmes aussi bien que les hommes considéraient ainsi qu'il n'était pas injuste mais, au contraire, tout à fait conforme à l'organisation « naturelle » des relations intergenres, que les femmes travaillent plus que les hommes et que les hommes prennent l'essentiel des décisions privées aussi bien que publiques.

La description que les pauvres donnent de leur propre situation peut aussi faire complètement abstraction de problèmes majeurs d'inégalité, des problèmes qui touchent très souvent les femmes plus que les hommes : fœticides et infanticides féminins (fœtus ou enfants de sexe féminin); iniquité dans la répartition des aliments et des soins de santé entre les membres de la famille ; exploitation des jeunes femmes par les femmes plus âgées (par exemple, leur belle-mère); etc. L'excision figure parmi ces problèmes majeurs. Elle constitue une manière de contrôler la vie sexuelle des femmes et représente une menace considérable pour leur santé et leur bien-être, mais elle compte également au nombre des moyens que les mères utilisent pour préparer leurs filles à la vie de femme. Pourtant, les EPP qui ont été menées dans les pays où l'excision se pratique à grande échelle ne mentionnent guère le problème. Une EPP menée en Gambie n'en fait pas mention alors que 99 % des femmes adultes sont excisées et que les groupes de femmes de ce pays dénoncent cette pratique en tant que problème de santé mais aussi de droit.

Si certaines enquêtes mentionnent les violences infligées aux femmes, elles ne mesurent pas l'ampleur du phénomène. Or, les menaces et les violences constituent de toute évidence un facteur important de la pérennisation des rapports de pouvoir dans le ménage. Les EPP dressent une liste très disparate des causes déclenchant les épisodes de violence conjugale ou familiale, depuis le mari qui se fâche parce que son repas n'est pas prêt à temps jusqu'à la belle-mère qui menace ou agresse pour établir son autorité sur la jeune épouse de son fils. Les rapports d'enquête témoignent aussi de violences contre les femmes qui conquièrent ou tentent de conquérir une certaine indépendance, par exemple quand elles obtiennent un prêt ou un emploi rémunéré. Il est à noter que la pauvreté favorise aussi la violence dans les foyers en ceci que la crise économique, le manque et les pénuries intensifient les frustrations dans la sphère familiale.

La discrimination qui s'exerce contre les femmes s'enracine en grande partie dans un tissu de convictions, de croyances et de traditions souvent implicites et jamais remises en question : la supériorité de l'homme sur la femme est considérée comme une donnée biologique ou une prescription divine. En particulier, les deux conditions ci-dessous incitent souvent les groupes dominés à accepter leur sort dans la société, voire à adhérer au traitement qui leur est réservé.

a) Des normes idéologiques ou culturelles solidement ancrées expliquent et justifient l'inégalité.

b) La remise en question de ces normes est difficile et se paye d'un prix personnel et social très élevé.

Les femmes considèrent parfois la violence de leur mari comme une dimension acceptable de la relation conjugale ou comme l'expression légitime de l'autorité masculine. Elles n'ont pas toujours conscience de la discrimination qui s'exerce contre les femmes dans leurs foyers et ne s'en plaignent pas forcément; elles peuvent même la pratiquer envers leurs propres filles. Cette forme de dénuement ou de dépossession peut certes témoigner de pratiques, de croyances et de convictions en vigueur dans la société, mais la pauvreté peut aussi considérablement l'aggraver. Par ailleurs, les valeurs, les convictions et les croyances sont susceptibles d'évolution. À mesure qu'elles sont exposées à des réalités nouvelles, les collectivités découvrent d'autres manières d'être et de faire et elles commencent à remettre en cause des comportements et des points de vue considérés jusque-là comme allant de soi.

Conclusion

Les trois approches de la pauvreté que nous avons décrites dans ce chapitre sont complémentaires entre elles, plutôt que concurrentes. Chacune d'elles permet en effet d'envisager le phénomène sous un angle différent. Considérées dans leur ensemble, elles procurent sur les dimensions genre de la pauvreté un point de vue plus global qu'aucune d'elles ne saurait le faire isolément. Ces trois approches mettent en évidence des faits bien précis sur les inégalités hommes–femmes dans la satisfaction des besoins essentiels et dans la répartition des capacités au sein du ménage. Conjuguées aux études montrant que les membres du ménage ne mettent pas forcément leurs revenus en commun, ces approches infligent donc un sérieux démenti au modèle du ménage unifié que privilégient les économistes conventionnels. Or, ce modèle domine depuis toujours les analyses économiques et détermine la plupart des politiques d'éradication de la pauvreté.

Par conséquent, les économistes s'intéressent de plus en plus à des conceptions différentes du ménage. Par exemple, les modèles fondés sur le marchandage (ou l'arbitrage) considèrent que les membres du ménage coopèrent dans la production comme dans la reproduction afin de bénéficier de résultats supérieurs à ceux qu'ils pourraient obtenir individuellement. En cas de divergence quant aux modalités de cette coopération ou quant à la répartition des gains obtenus, ils prennent leurs décisions selon l'une ou l'autre des méthodes suivantes : (a) la négociation et le marchandage; (b) la menace implicite ou explicite, y compris la menace de violence; ou (c) le renoncement des dominés à leurs prérogatives antérieures (ils se plient au rapport des forces). Quand elles ne sont pas réglées, ces divergences peuvent provoquer l'éclatement de la relation de coopération : l'un des membres du ménage (voire plusieurs) se retire du conflit et quitte le ménage par la même

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Des femmes travaillant dans une entreprise de conditionnement du poisson en Thaïlande
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

occasion. Le pouvoir de négociation dont chacun des membres du ménage dispose par rapport aux autres détermine sa capacité à faire valoir ses préférences personnelles et à promouvoir ses propres intérêts.

Encadré 4.7 Désavantage sexospécifique : la nécessité de solutions multidimensionnelles

Les femmes, en particulier les plus pauvres, sont extrêmement défavorisées dans l'accès aux biens fonciers et autres ressources primordiales. Par ailleurs, quand elles occupent un emploi rémunéré, leurs conditions de travail et leurs gains n'améliorent guère leur statut de subordonnées dans la sphère familiale. Elles sont aussi, dans certains cas, victimes d'une discrimination active dans l'accès à des ressources importantes telles que le crédit, les facteurs de production agricole, les services de vulgarisation et de formation, les débouchés commerciaux, etc. De toute évidence, l'éradication de ces « désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur » pourrait atténuer considérablement les inégalités de genre dans les ménages aussi bien que dans l'économie dans son ensemble. L'adoption de lois sur l'égalité hommes–femmes constitue l'un des moyens envisageables pour éliminer les formes de discrimination profondément enracinées qui s'exercent dans le mariage et dans l'emploi. Mais la loi ne peut pas garantir les droits des femmes si la coutume et les croyances collectives empêchent leur mise en œuvre. Il est donc essentiel d'informer les populations sur ces droits, en plus d'instaurer des mécanismes efficaces de mise en œuvre et de favoriser l'émergence d'une société civile bien préparée à prendre la parole et à intervenir publiquement pour que ces droits soient respectés.

Contrairement aux modèles précédents, ces nouvelles approches intègrent donc la possibilité de relations de pouvoir inégales dans les ménages. La « position de repli stratégique » joue un rôle important dans cette réflexion, car elle détermine le pouvoir de négociation relatif des différents membres du ménage. La position de repli stratégique correspond aux ressources dont les hommes et les femmes peuvent bénéficier indépendamment de leur appartenance au ménage (et donc, sur lesquelles ils peuvent se « rabattre » en cas de crise). Dans les cultures où elles sont considérées comme inférieures aux hommes ou moins dignes qu'eux de bénéficier de conditions de vie décentes, les femmes sont généralement moins enclines à recourir aux ressources du ménage et de la collectivité. Par ailleurs, la société et les femmes elles-mêmes valorisent moins les femmes dont la contribution au ménage se limite à un travail familial non rémunéré et, par conséquent, moins visible. L'amélioration de l'accessibilité des femmes aux ressources extérieures au ménage peut par conséquent leur fournir des moyens additionnels de remettre en question les relations de pouvoir qui s'exercent dans la sphère familiale (voir encadré 4.7).

Plus les femmes ont accès à des ressources nouvelles, plus les privations et les discriminations considérées jusque-là comme inévitables et naturelles sont remises en cause. Les politiques d'éradication des dimensions sexospécifiques de la pauvreté et de la discrimination sexospécifique dans la société ont un rôle majeur à jouer dans ce processus de changement. Elles peuvent notamment promouvoir des modèles des relations hommes–femmes qui élargissent l'éventail des possibilités dont les femmes et les hommes disposent pour structurer leur existence.

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5. Inégalité des genres et lutte contre la pauvreté : l'amélioration des moyens d'existence des ménages

Introduction

La réduction de l'extrême pauvreté constitue le premier des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD), mais aussi le plus fondamental, celui qui oriente tous les autres. Il est exprimé sous la forme de deux cibles :

• Réduire de moitié la proportion de la population qui vit dans l'extrême pauvreté;

• Réduire de moitié la proportion de la population qui souffre de la faim.

La première cible renvoie à un moyen d'atteindre l'objectif : accroître le revenu des ménages. La seconde est une mesure du résultat souhaité : faire reculer la faim. Ce chapitre porte essentiellement sur les moyens de réduire la pauvreté. Les thèmes de la faim et de la malnutrition seront étudiés dans le chapitre suivant. Depuis toujours, les études et les politiques se rapportant au développement ont accordé une place centrale à l'homme pourvoyeur. Elles ont ainsi considérablement minimisé la contribution des femmes aux moyens d'existence des ménages, surtout les plus pauvres. Ce chapitre vise à remédier à cette omission. On gardera présents à l'esprit tout au long de ce chapitre ces deux indicateurs des OMD :

• La part des femmes dans l'emploi salarié non agricole (indicateur associé à l'objectif de promotion de l'autonomisation des femmes);

• La proportion de la population ayant accès à la sécurité d'occupation des logements (indicateur associé à l'objectif d'instauration et de maintien d'un environnement durable).

Les chapitres précédents portaient sur les relations entre l'inégalité des genres et la pauvreté salariale dans les grandes régions du monde. Le présent chapitre continue de s'intéresser à ces relations, mais au niveau du ménage. La plupart des données empiriques utilisées ici proviennent de recherches sur l'Afrique subsaharienne et sur l'Asie du Sud. (La section finale cite aussi des exemples d'autres régions du monde.) L'Afrique subsaharienne et l'Asie du Sud nous permettent en effet d'établir d'intéressantes comparaisons.

1. Elles présentent les plus hauts taux de pauvreté du monde et regroupent les populations pauvres les plus nombreuses de la planète.

2. Ce sont des économies rurales dans lesquelles l'agriculture constitue une source majeure d'emploi pour les pauvres, en particulier les femmes.

3. Elles possèdent toutefois des ressources très différentes l'une de l'autre.

• L'Asie du Sud passe pour être riche en main-d'œuvre : elle affiche un ratio population/terres élevé et les ménages sans terre y sont nombreux.

• À l'inverse, l'Afrique subsaharienne est considérée comme possédant beaucoup de terres mais, proportionnellement, moins de main-d'œuvre : elle affiche un ratio population/terres faible et le nombre des personnes sans terre y est peu élevé.

4. Ces deux régions offrent des modèles très contrastés des relations entre les genres – même si l'on constate à l'intérieur de chacune d'elles des variations considérables.

• L'Asie du Sud appartient à la catégorie des systèmes agricoles masculins. Elle fait partie de la ceinture des patriarcats classiques caractérisés par des formes extrêmes de discrimination sexospécifique.

• L'Afrique subsaharienne est un système agricole féminin. Les ménages y sont moins unifiés (mise en commun moins marquée des actifs et des ressources). La distinction entre les sphères publique et privée y est moins stricte.

Inégalité des genres et pauvreté des ménages en Asie du Sud

Travail des femmes et survie des ménages

Dans les régions de patriarcat strict, ainsi que nous l'avons mentionné, le confinement des femmes induit généralement un faible taux d'activité féminin. L'emploi dans la sphère publique représente une disgrâce sociale pour la femme comme pour sa famille, surtout s'il s'agit d'un travail salarié fourni pour autrui. La pauvreté peut contraindre les femmes à travailler à l'extérieur de leur domicile, mais toute augmentation des ressources du ménage les incite ensuite à se retirer du marché de la main-d'œuvre. Le travail dans le secteur public de l'économie représente une exception à cette règle en ceci qu'il constitue une source d'emploi acceptable pour les femmes instruites. Par ailleurs, le rôle que jouent les femmes dans l'activité économique réalisée à domicile, même dans les ménages les mieux nantis, reste le plus souvent invisible, autant socialement que statistiquement. Il est considéré comme un prolongement des tâches domestiques féminines, ce qui a deux conséquences. Premièrement, le taux d'activité des femmes est extrêmement faible quand on le calcule selon la définition restrictive de l'Organisation internationale du travail (OIT), car cette définition ne tient compte que des activités effectuées en contrepartie d'une rémunération ou d'un profit. Deuxièmement, le travail rémunéré des femmes et la pauvreté des ménages sont fortement corrélés. Des études réalisées en Inde et au Bangladesh nous permettront d'illustrer cette corrélation et de souligner certaines contraintes qui limitent la contribution des femmes pauvres au revenu de leur ménage.

La répartition sexospécifique du travail dans les régions rurales

En Asie du Sud, la pauvreté rurale s'explique en grande partie par ces facteurs : manque d'accès à la terre; travail salarié rural; et, dans le cas particulier de l'Inde, système des castes. L'emploi rural créé par les cultures destinées à la consommation familiale a baissé au cours du 20e siècle, notamment parce que le nombre des familles sans terre a augmenté. Les hommes se sont tournés de plus en plus vers l'emploi salarié agricole et vers différents types d'activités non agricoles de l'économie rurale. Ils ont également migré vers les centres urbains. Les femmes sont par contre restées largement concentrées dans les régions rurales.

Inde

Selon les estimations officielles, les ménages possédant peu ou pas de terre représentaient plus de 50 % des ménages ruraux de l'Inde en 1992. La plupart des pauvres sans terre appartiennent aux castes dites « intouchables », qui regroupent aussi l'essentiel des travailleurs agricoles salariés. Ils se consacrent en outre à différentes activités rurales non agricoles : travail salarié; production de marchandises à petite échelle; services informels déterminés par la caste (balayeurs, sage-femmes, barbiers, etc.). Enfin, ils sont nombreux à migrer vers les villes.

Les femmes de ces groupes n'étant pas soumises aux mêmes restrictions que celles des castes supérieures, elles affichent des taux d'activité plus élevés que le reste de la population féminine. Cependant, elles occupent souvent des emplois salariés agricoles qui comptent parmi les formes de travail les moins bien rémunérées de toute l'économie. Sur l'ensemble des femmes provenant de ménages pauvres et qui travaillent, seulement 19 % sont employées dans des activités non agricoles reconnues par les statistiques : salariées; vendeuses ou commerçantes autonomes. On relève par ailleurs dans le taux d'activité des femmes des particularismes régionaux qui correspondent en partie à la démarcation sexospécifique que nous avons déjà mentionnée, et qui sépare le nord et le sud du pays.

Les chercheurs proposent plusieurs explications à la « féminisation » du travail agricole salarié.

• La superficie des terres consacrées aux cultures de subsistance a diminué et l'emploi productif dans les fermes familiales est insuffisant.

• Les revenus des ménages agricoles restent faibles et la terre est très inégalement répartie.

• Depuis les années 1960, la diffusion des techniques de la révolution verte a provoqué certains transferts de main-d'œuvre (à cause de la mécanisation), mais elle a aussi stimulé la productivité de l'agriculture et la demande globale de travail. Elle a également suscité une augmentation de l'emploi plus importante pour les femmes que pour les hommes.

• Depuis le début des années 1990, l'emploi rural non agri-cole a baissé et l'agriculture a repris de la vigueur, en particulier sous la forme d'emplois « subsidiaires » occupés par des femmes. Ce phénomène s'est produit à la suite de l'effondrement des programmes gouvernementaux d'appui aux régions rurales qui étaient financés jusque-là par la dette extérieure. On relève en outre un accroissement important de l'emploi occasionnel féminin.

Bangladesh

Au Bangladesh aussi, on observe un recul de l'accessibilité foncière (augmentation du nombre des sans terre), une diminution de la taille des fermes et une fuite des emplois hors de l'agriculture (croissance des activités non agricoles). La part de la main-d'œuvre agricole dans la main-d'œuvre rurale a baissé considérablement, passant de 85 % en 1974 à 66 % en 1984–1985. Cette chute s'est accompagnée d'une augmentation de l'emploi dans d'autres secteurs, par exemple la construction (33 %), le commerce (17 %) et les transports (9,9 %). Toutefois, le taux d'activité des femmes reste faible, très inférieur à celui de l'Inde. Dans les campagnes, il a augmenté très graduellement pour passer de 7 % au début des années 1980 à environ 17 % en 1996.

Jusqu'aux années 1970, les études réalisées dans les villages montraient que l'apport des femmes aux activités agricoles intervenait essentiellement après la moisson. Elles utilisaient le plus souvent des techniques manuelles et effectuaient leurs tâches à l'intérieur du domicile, en général à titre de travail familial non rémunéré. Cependant, les ménages qui possédaient des terres plus vastes engageaient des femmes sans terre pour assurer les tâches des femmes de la famille. Par ailleurs, l'emploi féminin échappe souvent aux bilans statistiques officiels.

Ainsi, les estimations officielles de 1981 établissaient le taux d'activité des femmes à 3 % mais des données recueillies en 1985 dans quatre villages indiquaient que, dans 8 à 20 % des ménages, au moins une femme offrait ses services sur le marché du travail salarié. Cette proportion était considérablement plus élevée dans les ménages sans terre, puisqu'elle se situait entre 50 et 77 %. Dans la même région, des données recueillies dans 46 villages ont confirmé que des femmes occupaient des emplois salariés dans 11 à 24 % des ménages (mais dans environ 60 % des ménages sans terre). Il est possible que ces chiffres rendent compte des phénomènes suivants : (a) à cause de la pauvreté, les restrictions entravant l'activité professionnelle des femmes s'atténuent graduellement; (b) depuis la révolution verte, de nouvelles possibilités d'emploi aux champs s'offrent aux femmes. Certaines de ces tâches agricoles féminines sont effectuées dans les champs du ménage lui-même (cultures de subsistance), mais d'autres correspondent à un travail salarié.

En 1994, un suivi réalisé dans huit villages étudiés une première fois en 1980 a révélé une augmentation significative de la contribution salariale des femmes dans les ménages pauvres, ce qui témoigne d'une intensification de leur présence dans l'emploi rémunéré. Selon la première enquête, la part des femmes dans le revenu des ménages s'élevait à 24 %; dans la seconde, elle était passée à environ 45 %. La part des enfants dans le revenu des ménages avait baissé, passant de 29 % à 6 %. Cette diminution s'explique en partie par le fait que les enfants étaient beaucoup plus nombreux à fréquenter l'école.

Les recherches entourant les programmes de microcrédit s'adressant aux femmes des ménages pauvres et sans terre montrent qu'elles sont plus présentes dans les activités destinées au marché et que leur contribution au revenu a augmenté. Toutefois, cet accroissement de leur activité professionnelle continue d'être assujetti à la ségrégation sexospécifique traditionnelle du travail dans l'économie informelle. On relève par ailleurs, depuis quelques années, une hausse des migrations féminines vers les centres urbains, un phénomène attribuable en partie à l'essor du secteur manufacturier du vêtement destiné à l'exportation.

Pauvreté des ménages et travail rémunéré des femmes

En plus des restrictions préalablement mentionnées qui entravent la mobilité des femmes, un autre facteur explique la corrélation très forte que l'on constate entre la pauvreté des ménages et le travail féminin : les femmes pauvres sont encore plus mal payées que les hommes pauvres. Leurs gains servent à combler certains des besoins fondamentaux de la famille mais ils ne suffisent pas pour la faire sortir de la pauvreté, surtout quand elle ne compte aucun homme gagnant un revenu. Les statistiques de la fin des années 1980 montrent que les femmes de l'Inde comme celles du Bangladesh étaient alors très souvent payées, à emploi égal, environ moitié moins que les hommes. On relève toutefois d'importantes disparités régionales dans le niveau des salaires généraux aussi bien que dans l'écart salarial sexospécifique.

Inde

Selon l'Enquête nationale de 1983 (National Sample Survey – NSS), ce sont les femmes des ménages possédant peu ou pas de terre qui affichent les taux d'activité les plus élevés dans l'emploi rémunéré. Les femmes des ménages disposant d'une certaine propriété foncière sont par contre plus présentes dans différents types d'activités productives non rémunérées. Or, bien qu'il ne soit pas rémunéré, ce travail joue un rôle important de réduction des dépenses ou de substitution du revenu. Il faut toutefois établir à cet égard une distinction entre les activités qui reposent sur l'exploitation de ressources en propriété privée (élevage du bétail; agriculture familiale) et celles qui font appel à des ressources communes (combustible; fourrage). Les activités du premier type sont souvent accomplies par les femmes des ménages propriétaires terriens; celles du second type échoient plutôt aux femmes plus pauvres. Une étude menée au Rajasthan montre le poids de cette seconde catégorie d'activités : 42 % du revenu familial proviennent des ressources en propriété commune dans les ménages qui travaillent et possèdent peu ou pas de terre, contre seulement 15 % dans les ménages disposant d'une propriété foncière plus importante.

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Une jeune femme vendant des produits alimentaires en Inde
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

La plupart des femmes cumulent leurs activités productives (rémunérées ou non) et les tâches domestiques. Ainsi, dans l'État rural du Madhya Pradesh, des données recueillies auprès de 155 ménages indiquent que les tâches domestiques représentent en moyenne 58 % du temps de travail des femmes, mais 79 % dans les ménages à revenu intermédiaire et 96 % dans les ménages nantis. Dans les ménages agricoles à revenu intermédiaire, environ 50 % du temps de travail des femmes est consacré à des activités non rémunérées se rapportant à la production agricole familiale. Ce chiffre s'élève à seulement 5 % dans les ménages sans terre qui travaillent à salaire. Dans ce groupe, les activités salariées représentent environ 40 % du temps de travail des femmes; il est par contre négligeable dans les ménages d'agriculteurs à revenu intermédiaire ou élevé.

Les salaires ont généralement augmenté dans le pays. Toutefois, dans presque tous les États, les salaires agricoles réels ont augmenté plus rapidement pour les femmes que pour les hommes. Les disparités salariales sexospécifiques se sont atténuées. Globalement, les revenus des femmes rurales ne représentaient que 52 % des revenus des hommes ruraux en 1972, mais 69 % en 1983. Au Bengale occidental, les salaires agricoles féminins sont passés de 75 % à 86 % des salaires masculins entre le milieu des années 1960 et le début des années 1970. C'est dans les régions les moins développées sur le plan agricole que l'écart salarial hommes–femmes est le plus grand; c'est aussi là qu'il fluctue le plus.

Les recherches montrent que la corrélation positive entre le niveau d'instruction des femmes et leurs gains salariaux s'est accentuée au fil des ans. Des études reposant sur des données des années 1970 indiquaient que tout surcroît d'instruction avait un impact salarial substantiel pour les hommes, même les travailleurs agricoles non qualifiés, mais insignifiant pour les femmes. Une étude ultérieure réalisée au Bengale occidental révèle par contre que l'instruction a un impact salarial positif pour les femmes comme pour les hommes, et qu'il est même plus important pour elles que pour eux. Ce phénomène pourrait s'expliquer en partie par l'accroissement de la demande de main-d'œuvre qualifiée suscité par la diffusion des techniques de la révolution verte. Il pourrait aussi découler de la croissance de l'emploi dans le secteur public, même si celle-ci a plutôt profité aux ménages les mieux nantis (et aux hommes plus qu'aux femmes). En conclusion, il convient de noter que les écarts sexospécifiques persistent, et qu'ils s'atténuent plus lentement dans certaines régions que dans d'autres (voir encadré 5.1).

Encadré 5.1 Les tâches et la rémunération des hommes et des femmes

Une étude menée dans les régions rurales du Tamil Nadu révèle une démarcation hommes–femmes très forte dans le travail agricole parmi les castes « intouchables » sans terre. Traditionnellement, les hommes labourent, bêchent et sèment tandis que les femmes assurent le transport et le sarclage. À nombre égal d'heures de travail, les femmes gagnent environ moitié moins que les hommes. Hommes et femmes s'accordent toutefois à considérer que les hommes doivent être mieux payés parce que leur travail est « plus difficile » et parce qu'il serait humiliant pour un homme d'être rémunéré à l'égal d'une femme, même pour un travail identique. Quand la mécanisation des labours a contraint de nombreux hommes à quitter leur emploi agricole, ils ont souvent préféré rester au chômage plutôt que d'accepter des tâches « de femme » et risquer ainsi de perdre la face. (Par contre, les femmes ont parfois accepté des emplois traditionnellement masculins.)

Cette réticence des hommes à accepter des emplois « féminins » s'étend bien au-delà des régions rurales du Tamil Nadu. Des données nationales portant sur 40 pays à revenu élevé, intermédiaire ou faible indiquent qu'on trouve beaucoup plus de femmes à des postes non agricoles traditionnellement masculins que d'hommes à des postes traditionnellement féminins. Mais les femmes continuent à toucher des salaires « féminins ».

Bangladesh

Au Bangladesh, depuis les années 1970, les recherches montrent une corrélation très nette entre l'activité rémunérée des femmes et la pauvreté des ménages. La pauvreté est plus grande dans les ménages qui comptent une ou plusieurs femmes salariées. La plupart d'entre elles proviennent par ailleurs de ménages sans terre et ont commencé à travailler soit parce que le revenu de leur mari s'avérait insuffisant (à cause de la maladie, du handicap ou du chômage), soit en raison d'un divorce ou d'une séparation. Ces femmes gagnent environ 24 % du revenu total annuel de leur ménage, contre 1 % pour celles qui n'occupent pas d'emploi salarié.

Des enquêtes réalisées auprès des ménages en 1994 et 2000 indiquent que, dans les régions rurales, le travail rémunéré continue d'incomber aux femmes des ménages les plus démunis, particulièrement ceux qui sont dirigés par une femme. Une enquête nationale de grande échelle révèle que les gains féminins représentent une part significativement plus élevée du revenu familial dans les ménages plus pauvres.

Au Bangladesh comme en Inde, les ressources en propriété commune jouent un rôle important de réduction des dépenses pour les ménages démunis : combustible; fourrage; matériaux de construction pour les maisons; fruits et légumes sauvages; produits de la pêche et du glanage; etc. Des enquêtes nationales de 1990 indiquent que ces activités représentent environ 4 % du revenu total pour les ménages grands propriétaires terriens, mais près de 22 % pour les ménages possédant peu ou pas de terre. Des enquêtes à petite échelle précisent que ces activités incombent en grande partie aux femmes et aux enfants.

Travail et genre dans les zones urbaines

La dimension sexospécifique de la pauvreté est également très marquée dans les régions urbaines de l'Asie du Sud. L'urbanisation progresse dans l'ensemble de ce sous-continent, en partie à cause de l'exode rural provoqué par la recherche d'emploi. Le pourcentage des femmes qui vivent en zone urbaine a augmenté, passant d'environ 19 % en 1970 à environ 25 % ces dernières années.

Inde

En Inde, les effectifs du secteur organisé proviennent le plus souvent des familles nanties et des castes de travailleurs qualifiés. Le genre accentue cette segmentation par classe et par caste. Ainsi, non seulement les travailleurs du secteur organisé sont en très grande majorité des hommes mais, de plus, les femmes pauvres occupent en général les emplois les plus occasionnels et les plus précaires de l'économie informelle. Les données du recensement indien montrent que le taux d'activité des femmes dans les zones urbaines est inférieur à celui des hommes, mais aussi à celui des femmes des régions rurales. En outre, il a baissé depuis les années 1970. Ce phénomène pourrait s'expliquer par le fait qu'il est plus facile de cumuler travail de subsistance et travail rémunéré dans les campagnes que dans les villes. Dans les zones rurales, l'accès à certaines ressources productives (lopin familial, bétail, volaille ou ressources sauvages) permet aux femmes de nourrir leur famille mais aussi de gagner un revenu. Dans les zones urbaines, à l'inverse, elles doivent bénéficier d'une plus grande mobilité, d'un capital financier plus important et de qualifications plus poussées pour gagner un revenu (y compris des aptitudes de communication et de négociation avec les représentants de l'autorité). Ce surcroît d'exigences représente donc un handicap pour les citadines.

Par ailleurs, il n'est pas impossible que les statistiques officielles aient encore plus de difficulté à rendre compte des activités rémunérées des femmes dans l'économie informelle urbaine que dans les régions rurales. Ainsi, une enquête montre que la sous-traitance a augmenté, passant de 9,36 % en 1970 à 25 % en 1993–1994. Le taux d'activité des femmes a donc augmenté dans différents secteurs techniques à forte intensité de main-d'œuvre, des secteurs qui appartiennent très souvent à l'économie informelle.

Pourtant, ce phénomène apparaît rarement dans les macro-statistiques. Il est à noter aussi qu'une part importante de cet accroissement serait attribuable au secteur manufacturier d'exportation et aux entreprises multinationales (voir encadré 5.2).

Encadré 5.2 La « féminisation » des activités manufacturières d'exportation

En Inde, les grandes et moyennes entreprises sous-traitent de plus en plus leur production à des femmes qui travaillent depuis leur domicile ou dans de petits ateliers. Par exemple, les tissus de Tirpur étaient autrefois produits dans des filatures qui n'engageaient que des hommes. Avec la fragmentation du procédé de production, les femmes ont été de plus en plus souvent appelées à travailler comme « auxiliaires », généralement depuis leur domicile. L'accroissement des exportations a accentué aussi le recours à la sous-traitance et la déstructuration du secteur (qui devient donc de plus en plus informel). Graduellement, les femmes en sont venues à représenter 60 % de la main-d'œuvre. Elles travaillent à la pièce en occasionnelles et leur revenu quotidien dépasse à peine le salaire minimum officiel en vigueur dans la région. On observe une croissance similaire de la soustraitance dans d'autres secteurs d'exportation, par exemple le vêtement, le plastique, le traitement des noix de cajou et des fibres de coco. En Inde comme dans d'autres pays, ces tendances s'accompagnent d'une féminisation de l'emploi dans les secteurs d'exportation. Toutefois, ce phénomène n'est pas toujours bien visible car il s'inscrit le plus souvent dans l'économie informelle.

Bangladesh

Au Bangladesh aussi, l'urbanisation s'intensifie et le pourcentage des femmes qui vivent en milieu urbain augmente : il est passé de 8 % en 1970 à 14 % ces dernières années. Depuis les années 1970, les femmes pauvres ont tendance à migrer vers l'anonymat relatif des villes pour gagner leur vie et bénéficier d'une plus grande marge de manœuvre, car leur mobilité dans la sphère publique est plus strictement restreinte en milieu rural qu'en milieu urbain. Des études à petite échelle menées dans les années 1970 et 1980 soulignent que les indigentes, souvent des cheffes de famille, représentent une proportion élevée des habitants des taudis de Dhaka. Ces femmes travaillent souvent dans l'économie informelle comme domestiques ou dans des activités occasionnelles ou marginalisées diverses telles que la prostitution.

Contrairement aux statistiques indiennes, les bilans officiels du Bangladesh signalent une augmentation assez rapide du taux d'activité des femmes dans les zones urbaines depuis une dizaine d'années environ. Elles travaillent dans différents secteurs d'exportation en plein essor depuis les années 1980, en particulier le vêtement. En d'autres termes, la féminisation du secteur manufacturier d'exportation s'est faite d'une manière beaucoup plus visible au Bangladesh qu'en Inde. C'est très souvent dans ces usines que vont travailler les femmes qui ont quitté la campagne, en particulier celles des régions plus pauvres du pays. Au total, certains des facteurs qui restreignaient autrefois la mobilité des femmes dans la sphère publique se sont érodés sous l'effet conjugué des pressions exercées par la pauvreté et de l'attraction exercée par les nouvelles possibilités d'emploi.

Pauvreté des ménages et travail des femmes dans les zones urbaines

La corrélation entre le taux d'activité des femmes dans le secteur rémunéré et la pauvreté des ménages, qui a été constatée dans les régions rurales, se confirme dans les zones urbaines.

Inde

Les femmes des ménages à faible revenu se consacrent en général à des activités professionnelles qui sont peu lucratives, exigent peu de qualifications et représentent en définitive un prolongement du travail domestique. Le secteur des technologies de l'information (TI) constitue la principale exception à cette règle en ceci qu'il offre des possibilités d'emploi bien rémunéré. Toutefois, elles bénéficient essentiellement aux citadines instruites. En 1988, une enquête de l'Institut national de recherches urbaines (National Institute of Urban Affairs – NIUA) portant sur six villes a montré que, sur l'ensemble des femmes actives, 31 % travaillaient en autonomes, 25 % à la pièce et 18 % en occasionnelles. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, elles occupaient surtout les emplois les moins lucratifs et les moins qualifiés. Parmi elles, les travailleuses à domicile étaient les moins bien rémunérées – encore moins, même, que les salariées occasionnelles. La corrélation très forte que l'on observe entre l'activité économique des femmes et la pauvreté des ménages dans les zones urbaines s'explique par le fait que les femmes travaillent essentiellement dans l'économie informelle et que leurs salaires y sont extrêmement bas.

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Comme dans cette famille du Népal, le travail à domicile est souvent le plus mal rémunéré.
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La même enquête montrait que le taux d'activité des femmes était plus élevé dans les ménages à faible revenu que dans les estimations du recensement portant sur l'ensemble des villes – et même considérablement plus élevé chez les jeunes. Au total, 62 % des ménages à faible revenu comptaient au moins une femme ayant une activité professionnelle ; ce chiffre était beaucoup plus élevé dans les villes du sud du pays. Les ménages dirigés par une personne travaillant de manière occasionnelle étaient ceux qui affichaient le taux d'activité des femmes le plus élevé; ils étaient également les plus pauvres. Une enquête réalisée à Faridabad a révélé l'extrême pauvreté des ménages dont la subsistance repose uniquement sur des revenus féminins : constituant 14,2 % de l'échantillon, ils étaient « les plus pauvres d'entre les pauvres ».

Même si les rémunérations féminines sont faibles, la contribution économique des femmes constitue le pivot de la stratégie de survie des ménages pauvres dans les villes. L'enquête du NIUA confirme que 11 % des ménages dépendent entièrement de revenus féminins; dans un tiers environ des ménages, les femmes représentent 25 à 50 % des revenus.

Bangladesh

Les recherches sur l'économie urbaine au Bangladesh établissent également une corrélation entre le taux d'activité des femmes et la pauvreté des ménages. En 1992, une enquête réalisée auprès des ménages montrait que le taux d'activité globale des hommes s'établissait à 68 %, contre 34 % pour les femmes. L'augmentation du revenu des ménages par personne a entraîné une baisse du taux d'activité des hommes et des femmes – une baisse qui s'explique en partie par le fait que les plus jeunes continuent de fréquenter l'école au lieu d'entrer sur le marché du travail. Toutefois, cette diminution a été beaucoup plus marquée chez les femmes, probablement parce qu'elles ont été beaucoup plus nombreuses que les hommes à abandonner leur activité professionnelle (notamment les femmes mariées).

Une étude récente sur les moyens d'existence des ménages urbains pauvres nous informe de manière plus précise sur les activités des femmes et confirme la segmentation sexospécifique de l'économie informelle.

• Les femmes travaillent essentiellement dans les secteurs suivants : vêtement; services domestiques; vente dans les rues et commerce urbain (à petite échelle et dans une zone bien circonscrite); travail de manœuvre, notamment dans la construction.

• Les hommes travaillent essentiellement dans les secteurs suivants : transports, par exemple services de taxi automobile ou de rickshaw (voiturette tirée par un homme à pied ou à vélo); métiers qualifiés (charpenterie; pose de mosaïque; travail du métal; etc.); tertiaire ou commerce de détail (travailleurs de magasins, hôtels et restaurants; barbiers; cuisiniers; etc.).

L'essor du secteur manufacturier d'exportation, en particulier le vêtement, a ouvert aux femmes une brèche dans l'économie formelle. Parmi ces travailleuses, nombreuses sont celles qui proviennent de ménages pauvres. Il a aussi permis une certaine amélioration de leurs conditions de vie (voir encadré 5.3). Toutefois, plusieurs facteurs limitent considérablement l'impact positif des contributions financières des femmes sur leur statut dans le ménage : l'écart salarial qui persiste entre hommes et femmes; les obstacles à l'avancement professionnel des femmes; la tradition voulant que, souvent, ce sont encore les hommes qui décident si les femmes pourront ou non travailler à l'extérieur de la maison.

Encadré 5.3 Industrie du vêtement et amélioration des possibilités d'emploi des femmes

Au Bangladesh, bien qu'elle présente de nombreuses caractéristiques du secteur informel (voir chapitre 3), l'industrie du vêtement offre des salaires plus élevés que la plupart des activités économiques informelles accessibles aux femmes. Les enquêtes de petite échelle montrent que les journalières (les ouvrières engagées et rémunérées à la journée) gagnent environ 11 takas par jour, contre environ 690 takas par mois pour les domestiques. À titre de comparaison, une enquête révèle que, si environ 25 % des travailleuses du vêtement gagnent moins de 500 takas par mois, 25 % en gagnent plus de 1 500. En outre, les écarts salariaux hommes–femmes sont moins élevés dans le vêtement que dans d'autres secteurs manufacturiers. Enfin, les salaires féminins ont plus que doublé de 1990 à 1996, améliorant ainsi les conditions de vie des femmes. Une recherche sur les habitants des taudis urbains souligne que les ménages dont au moins une des femmes travaille dans le secteur du vêtement ont généralement moins de difficultés que les autres à couvrir leurs frais quotidiens, et qu'ils peuvent même épargner dans certains cas. Cependant, les ménages qui comptent au moins une femme manœuvre ont beaucoup plus de difficultés que les autres à combler leurs besoins quotidiens. Cette constatation confirme que le travail de force est peu susceptible d'améliorer la situation sociale, surtout celle des femmes, et qu'il représente une possibilité de dernier recours réservée aux cas d'extrême nécessité.

Inégalité des genres et pauvreté des ménages en Afrique subsaharienne

Les restrictions culturelles à la mobilité des femmes dans la sphère publique sont moins fortes en Afrique subsaharienne qu'en Asie du Sud. Le taux d'activité estimé des femmes y est toujours assez élevé. Les distorsions qui, dans d'autres régions du monde, ont induit une sous-estimation du travail des femmes dans les statistiques nationales ne semblent pas avoir joué ici. Cependant, du fait de contraintes diverses, les femmes pauvres possèdent beaucoup moins de possibilités économiques que les hommes des groupes sociaux équivalents. Le type de travail que les femmes effectuent pourrait donc représenter un indicateur plus juste de la pauvreté que leur taux d'activité proprement dit (le fait qu'elles travaillent ou non). Ici encore, toutefois, les lacunes des modèles, l'inadéquation des concepts par rapport aux réalités observées et le manque de fiabilité des statistiques ne permettent pas de dresser un tableau exhaustif et précis des activités productives féminines, nombreuses et diverses. En outre, la densité de population y étant très faible, cette région du monde est considérée comme riche en terres. Mais cette affirmation est trompeuse, car seulement un tiers de l'Afrique subsaharienne est en fait riche de terres. De plus, cette ressource déjà limitée est actuellement en déclin.

Ces différents problèmes ont également empêché les observateurs de déterminer avec exactitude la manière dont les pauvres gagnent leur vie. Les recherches portant sur cette région du monde s'intéressent généralement d'une manière disproportionnée à l'agriculture de subsistance et négligent les marchés par la même occasion. Aux yeux de nombreux économistes, les marchés de l'emploi de l'Afrique rurale seraient embryonnaires et commenceraient même seulement à émerger dans certaines régions, sous l'effet conjugué de la croissance démographique et des possibilités nouvelles ouvertes par le commerce extérieur. La réalité est tout autre. Évidemment, on relève des disparités importantes d'une zone à l'autre de ce sous-continent – des disparités qui correspondent aux différences climatiques et aux particularismes historiques de l'appauvrissement et de l'accumulation. On peut toutefois affirmer sans risque de se tromper que la plupart des ruraux ne peuvent pas compter exclusivement sur l'agriculture pour survivre. Par conséquent, les ruraux les plus pauvres sont ceux qui n'ont pas accès aux revenus non agricoles (voir encadré 5.4).

Encadré 5.4 L'importance du revenu non agricole pour les ménages ruraux

Une métarecherche regroupant 23 études réalisées sur le terrain en Afrique subsaharienne aboutit à la constatation suivante : en moyenne, 45 % du revenu des ménages ruraux proviennent du secteur non agricole. En outre, ces revenus non agricoles sont générés par des sources très diverses : travail salarié; travail autonome; migration. Très souvent, les activités rémunératrices non agricoles sont plus importantes que les activités rémunératrices agricoles. Dans la sphère non agricole, les revenus du travail salarié sont supérieurs à ceux du travail autonome. Enfin, à l'exception des régions situées à proximité de mines ou de marchés urbains, l'emploi local dans le secteur non agricole génère des revenus supérieurs à ceux qui proviennent des migrants.

Cela fait longtemps que les très pauvres diversifient leurs activités, une source unique de revenu ne pouvant combler les besoins de tous les membres de leur ménage. Comme ils sont dans l'incapacité d'acheter les outils et les produits indispensables à l'amélioration de leur rendement agricole, ils n'ont d'autre choix que de consacrer une partie de leur temps à des activités non agricoles exigeant peu de capital et peu de qualifications. Dans certains cas, les pauvres recourent aux activités non agricoles dans le but d'accumuler assez de capital pour investir dans la productivité de la ferme ou d'atténuer les fluctuations saisonnières de la production agricole. L'essor des activités non agricoles s'accélère depuis quelques années, car la libéralisation économique a provoqué la suppression des subventions à l'achat de semences et d'engrais et l'abolition des systèmes gouvernementaux de fixation des prix alimentaires. Les paysans ont alors réduit leurs cultures alimentaires et marchandes, surtout dans les régions isolées et pauvres en infrastructures de transport. Par ailleurs, le prix des biens de consommation a augmenté et des compressions ont été effectuées dans le financement public de différents services sociaux. Les ménages ruraux ont donc dû chercher de nouvelles activités professionnelles, plus lucratives, en dehors de l'agriculture.

Les hommes s'engagent dans le secteur non agricole plus rapidement que les femmes, ce qui accroît la proportion des femmes dans l'emploi agricole. Dans la plus grande partie de cette région du monde, les hommes constituent la majorité des migrants qui vont chercher du travail dans les villes ou dans les mines, laissant aux femmes les tâches agricoles traditionnellement masculines. En Afrique subsaharienne comme en Asie du Sud et de l'Ouest, l'expansion des marchés et l'intensification des relations marchandes entraînent une féminisation de l'agriculture.

Genre et activité économique dans les zones rurales

Tous les observateurs s'accordent à considérer que les femmes jouent un rôle de premier plan dans l'agriculture africaine. On note toutefois chez eux une tendance certaine à associer les femmes aux cultures alimentaires et les hommes aux cultures marchandes. Or, la réalité est loin d'être aussi uniforme, non seulement pour l'Afrique subsaharienne dans son ensemble, mais aussi, très souvent, entre régions voisines. Dans certains secteurs de ce sous-continent, les femmes font effectivement pousser les cultures alimentaires de base pour la consommation familiale tandis que les hommes s'occupent des cultures alimentaires destinées à la vente; dans d'autres, les hommes sont chargés des cultures industrielles et des cultures d'exportation et, parfois, des cultures alimentaires de base. On relève également beaucoup d'autres formules de répartition du travail.

Les femmes fournissent incontestablement un pourcentage élevé du travail de production alimentaire, aussi bien pour la consommation familiale que pour la vente. Leur apport s'échelonne de 30 % (Soudan) à 80 % (Congo). Le pourcentage des femmes dans la main-d'œuvre agricole active s'élève de 48 % (Burkina Faso) à 73 % (Congo). En d'autres termes, les hommes contribuent souvent d'une manière considérable à la production alimentaire. Par ailleurs, les femmes produisent et vendent des cultures en vue d'acheter d'autres aliments. Les ménages les plus pauvres manquent souvent de céréales parce que leurs parcelles sont trop petites. L'une des stratégies de survie éprouvées consiste à vendre des aliments d'une valeur économique et nutritionnelle plus élevée, par exemple des légumineuses, pour acheter des céréales de valeur moindre. Quand les femmes s'occupent des récoltes secondaires tandis que les hommes font pousser les céréales alimentaires de base, la production des femmes peut être destinée au marché dans une plus grande proportion que celle des hommes.

Les rendements du travail de la terre dépendent d'autres facteurs de production : main-d'œuvre et intrants matériels (animaux de trait; outils plus perfectionnés; etc.). Ils dépendent également de la capacité du ménage à faire pousser des récoltes présentant une valeur élevée et de ses possibilités

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La cueillette du thé en Tanzanie
ONU/DPI

d'accès aux débouchés du marché. Si les femmes peuvent généralement travailler la terre, elles en sont rarement propriétaires. Leurs moyens d'existence sont donc précaires. Les femmes veuves, divorcées ou abandonnées se trouvent ainsi dans une situation difficile, surtout dans les sociétés patrilocales. L'inaccessibilité des crédits agricoles touche à la fois les hommes et les femmes. Toutefois, les coopératives agricoles et les offices de commercialisation gouvernementaux ont généralement tendance à s'approvisionner auprès des hommes chefs de famille et à leur réserver les fournitures, le crédit et les services de vulgarisation. En outre, les femmes ont souvent besoin de la permission de leur mari pour obtenir un prêt.

Les contrats de production agricole

L'intensification de la commercialisation de l'agriculture a aggravé les problèmes des agricultrices. La plupart des nouvelles cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE) sont produites et traitées dans de grandes plantations et dans de vastes établissements de conditionnement. Certaines cultures d'exportation, en particulier dans l'horticulture, sont toutefois confiées à des petits fermiers, le plus souvent dans le cadre d'ententes contractuelles. Ce sont souvent les agriculteurs les mieux nantis qui bénéficient de ces contrats, car eux seuls possèdent les terres, les équipements et les autres formes de capital nécessaires. Au Kenya, par exemple, les petits propriétaires qui cultivent des légumes d'exportation possèdent deux fois plus de terres que les autres; elles sont en outre de meilleure qualité et globalement mieux irriguées.

Encadré 5.5 L'essor des CNTE en Ouganda

En Ouganda, au début des années 1990, l'effondrement du prix du café a suscité une réorientation des exploitations agricoles vers les cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE), d'ailleurs fortement recommandées par la Banque mondiale. Une étude récente portant sur deux villages montre que les hommes et les femmes ne privilégient pas a priori les mêmes cultures et qu'ils ont des préoccupations différentes par rapport aux moyens d'existence du ménage. Les femmes s'intéressent plus à la sécurité alimentaire, tandis que les hommes insistent plutôt sur l'obtention d'un revenu. Bien qu'ils soient reliés l'un à l'autre, ces deux objectifs sont très différents. L'écart sexospécifique dans les préoccupations pourrait s'expliquer par le fait que les femmes font moins confiance aux marchés et qu'elles y ont moins accès que les hommes. Autre preuve de l'impact de la proximité du marché sur les comportements : dans cette étude, le village le plus pauvre et le plus isolé se consacre essentiellement aux cultures alimentaires, tandis que le village le plus proche de Kampala a commencé à se consacrer aux cultures marchandes.

La main-d'œuvre constitue le principal déterminant de la capacité des ménages à réagir à l'augmentation du prix des produits cultivés. Les ménages dirigés par une femme comptent en grande partie sur les employés, surtout des hommes, pour accomplir les travaux des champs. L'offre féminine de travail est par ailleurs moins élastique que l'offre masculine, car les femmes ont de nombreuses autres responsabilités. Le manque d'accès aux intrants agricoles constitue également un déterminant majeur de la capacité de réaction des ménages. L'enquête révèle une souplesse plus grande dans la répartition du travail que celle à laquelle on aurait pu s'attendre. En d'autres termes, les hommes pourraient accepter de prendre part à toutes les étapes de la production agricole si les incitations en ce sens étaient suffisamment convaincantes. Par contre, ils ne sont pas nécessairement disposés à intensifier leur participation au travail domestique.

Les contrats sont également attribués à la condition que le chef de famille (homme) puisse mobiliser la force de travail des femmes et des enfants de son ménage. C'est ainsi que les hommes ont pris en charge la gestion des cultures marchandes, étant entendu que les femmes travailleraient à ces champs en plus de s'occuper des cultures dont elles étaient traditionnellement responsables. Par exemple, au Kenya, les femmes assurent l'essentiel de la main-d'œuvre dans la production des haricots verts d'exportation et subissent à ce titre un alourdissement de leur charge de travail. Toutefois, ce sont les hommes qui signent les contrats et qui, par conséquent, reçoivent les paiements correspondants. Les hommes ont en outre commencé à empiéter sur les terres que les femmes utilisaient jusqu'ici pour la production alimentaire familiale et pour la vente sur les marchés locaux, érodant ainsi la sphère des activités féminines indépendantes.

Les activités non agricoles

Les femmes étant souvent confinées à l'agriculture de subsistance dans l'esprit des chercheurs, les études sur leurs activités non agricoles sont rares. Plusieurs éléments nous permettent toutefois d'affirmer qu'elles participent très activement au secteur non agricole. Par exemple, une étude réalisée au Zimbabwe et portant sur les revenus dans 12 villages constate que 58 % des hommes et 42 % des femmes se consacrent à des activités à domicile. Ces tâches restent toutefois très sexospécifiées, et celles des femmes sont généralement moins lucratives. Sur l'ensemble des métiers pratiqués à domicile, le moins rémunérateur qui puisse incomber à un homme est celui qui consiste à fabriquer des briques – mais il rapporte au moins sept fois plus que la brasserie (fabrication de bière), une activité féminine.

En 1989, le suivi d'une étude menée en 1975 dans le nordest du Ghana a constaté que le nombre des femmes qui pratiquaient des activités non agricoles génératrices de revenus avait considérablement augmenté entre les deux enquêtes. Par contre, la nature de leurs activités n'avait guère évolué. La source de revenus la plus importante restait le commerce, essentiellement la vente de plats cuisinés et de menues marchandises au détail. La contribution des femmes aux moyens d'existence de leur ménage totalisait donc leur travail reproductif, leur travail productif au service des hommes du ménage, ainsi qu'une certaine activité économique indépendante.

Le travail salarié

Le travail salarié compte également au nombre des activités économiques féminines peu étudiées et sous-évaluées, particulièrement en ce qui concerne le travail occasionnel dans les petites exploitations agricoles. Cette lacune des recherches ressortit à cette distorsion plus générale que nous avons déjà mentionnée : la sous-estimation des marchés de l'emploi rural en Afrique. Pourtant, le travail journalier en contrepartie d'un paiement en argent ou en nature est très répandu dans cette région du monde et représente une source de main-d'œuvre cruciale pour les petits fermiers prospères des régions d'agriculture familiale dont les proches ne suffisent pas à la tâche. Le travail salarié des femmes gagne également en importance dans les ménages très pauvres de l'Afrique subsaharienne, mais à des degrés divers selon la région.

Une étude réalisée en Zambie à la fin des années 1980 indique que les deux tiers environ des ménages étudiés engagent de la main-d'œuvre pour la culture du maïs hybride et que les femmes représentent la majeure partie de l'offre régulière de main-d'œuvre occasionnelle locale. À l'inverse, des recherches menées en Ouganda révèlent que les salariés sont surtout des hommes, en particulier de jeunes célibataires. Ils entrent sur le marché du travail pour s'établir financièrement ou pour subvenir aux besoins de leur jeune famille, puis en sortent dès que leur ménage s'est doté du nécessaire initial. Les femmes qui travaillent à salaire sont généralement des veuves ou des divorcées.

L'essor des cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE) a multiplié les possibilités d'emploi salarié dans de nombreuses régions de l'Afrique subsaharienne. Les femmes représentent un pourcentage significatif de la main-d'œuvre des grandes entreprises d'exploitation des CNTE organisées en chaînes de travail quasi industrielles. Au Kenya et en Zambie, par exemple, plus de 65 % des travailleurs des fermes et des usines de conditionnement des légumes sont des femmes. Au Zimbabwe, elles représentent 91 % de la main-d'œuvre horticole. Ces femmes sont souvent jeunes et célibataires, mais on compte également parmi elles de nombreuses cheffes de famille. Au Kenya, par exemple, elles représentent plus de la moitié de la main-d'œuvre féminine dans la production des légumes d'exportation. En Afrique du Sud, 90 % des femmes qui travaillent dans les cultures fruitières sont mariées.

La plupart des femmes qui occupent ces emplois possèdent peu d'actifs et disposent de possibilités limitées de travail rémunéré dans l'agriculture. Le secteur horticole d'exportation attire de nombreux travailleurs qui proviennent de ménages possédant peu ou pas de terre et qui quittent la campagne pour gagner leur vie dans des établissements urbains de conditionnement des produits. Au Kenya, une étude récente constate que 100 % des salariés des usines d'emballage et 90 % des salariés des fermes viennent d'une autre région du pays et qu'ils ont souvent laissé leurs enfants dans leur village d'origine. Les femmes qui travaillent dans les CNTE sont payées comptant en contrepartie directe de leur travail, une différence majeure par rapport au travail non rémunéré qu'elles fournissent dans les fermes familiales.

Pauvreté des ménages et activité économique des femmes

La situation en Afrique subsaharienne est très différente de celle que nous avons constatée en Asie du Sud : le taux d'activité des femmes étant généralement élevé, il est difficile d'établir un lien clair entre la pauvreté des ménages et le taux d'activité féminin. Il n'est pas évident non plus qu'il existe une corrélation entre le revenu du ménage et le niveau de pauvreté/prospérité des femmes qui le composent. En effet, de nombreuses régions africaines ne pratiquent pas la mise en commun des revenus du ménage. Il est donc tout à fait possible qu'une femme mariée ne reçoive aucun soutien financier de la part de son mari et que, ne pouvant compter que sur ses propres moyens pour survivre, elle soit au total beaucoup plus pauvre que lui.

Plusieurs études décrivent les structures d'autorité et les incitations sexospécifiques en vigueur dans les ménages. Par exemple, des recherches menées au Cameroun soulignent que les femmes sont réticentes à travailler à des cultures dont les gains reviendraient aux hommes, préférant se consacrer à des cultures qu'elles gèrent elles-mêmes. Cette étude montre également que les hommes recourent à la violence pour obliger leurs épouses à leur procurer le travail nécessaire. En Gambie, plusieurs études bien connues font aussi état de luttes intrafamiliales à propos de l'affectation du temps de travail des femmes. Ces recherches citent en outre plusieurs projets que ces conflits ont fait échouer. Selon des analyses réalisées au Burkina Faso, les hommes les plus âgés du ménage contrôlent le travail mais aussi les autres intrants agricoles, une mainmise qui nuit à la mise en valeur des terres contrôlées par les femmes et par les jeunes hommes.

Ces recherches montrent en définitive que les inégalités dans les relations internes du ménage induisent des inefficacités dans l'allocation des ressources. La plupart d'entre elles négligent toutefois les inégalités sexospécifiques extérieures au ménage – par exemple, l'insuffisance des intrants agricoles (engrais, charrue, etc.), qui touche plus souvent les ménages dirigés par une femme. En outre, ainsi que nous l'avons mentionné, c'est de plus en plus souvent l'incapacité à se procurer un revenu non agricole qui cause ou aggrave la pauvreté dans cette région du monde car, en général, c'est précisément ce travail non agricole qui fournit les fonds indispensables pour accroître la productivité des cultures. Disposant de terres plus restreintes, les agricultrices ont beaucoup de difficultés à générer assez de surplus agricoles pour accumuler le capital de base nécessaire au démarrage d'une entreprise non agricole. La plupart d'entre elles doivent donc demander de l'aide aux hommes de leur famille pour lancer leur projet. Cependant, les femmes les plus pauvres peuvent rarement bénéficier d'une telle aide. Avec un capital de démarrage quasiment nul et un accès presque inexistant à la terre, ces femmes n'ont guère d'autre choix que d'opter pour des activités peu rentables. Au total, elles disposent d'un temps de travail très limité qu'elles doivent consacrer à des activités peu productives et peu lucratives.

Ces constatations peuvent s'appliquer dans une certaine mesure aux hommes. Toutefois, les hommes possèdent souvent plus de capital, de qualifications ou d'instruction, ce qui leur procure des possibilités d'action plus diverses et plus nombreuses. Des recherches menées dans les régions rurales de la Tanzanie montrent que l'instruction aide beaucoup plus les hommes que les femmes à obtenir un emploi non agricole et à progresser professionnellement. Un homme de 36 ans qui a fait des études secondaires possède trois chances sur quatre de décrocher un emploi non agricole. Cette probabilité chute de moitié pour une femme du même âge et du même niveau d'instruction; elle n'est plus que d'un quart si la femme a quitté l'école après le primaire, et un cinquième si elle l'a quittée avant la fin du primaire.

Encadré 5.6 La pauvreté des femmes dans les ménages du nord-est du Ghana

Les ménages du nord-est du Ghana regroupent souvent de nombreuses personnes et s'articulent en relations complexes. Dans certains cas, ils comprennent plusieurs femmes mariées présentant une grande disparité dans leurs revenus et dans le montant de leurs économies. En effet, le niveau de pauvreté/prospérité de la femme ne correspond pas forcément à celui de son mari. Il dépend plutôt des transferts consentis par le mari pour aider son épouse et du réseau auquel la femme peut faire appel pour recueillir le capital indispensable au démarrage de son entreprise (par exemple, sa famille natale). Les femmes les plus exposées à la pauvreté sont celles qui présentent les caractéristiques suivantes : (a) l'âge les empêche de travailler et elles ne peuvent pas compter sur leur parenté pour faire face à leurs besoins matériels; ou (b) elles sont en mauvaise santé et doivent par conséquent s'en remettre à leur mari ou à leur père pour survivre. En d'autres termes, une femme peut être pauvre alors que son mari ne l'est pas. Cependant, l'inverse ne semble pas se produire : les hommes pauvres chefs de famille n'ont pas d'épouses qui bénéficient d'un revenu élevé ou d'actifs solides.

Au Ghana, où les emplois non agricoles accessibles aux femmes sont rares et mal payés, les recherches montrent que la pauvreté peut être répartie d'une manière très inégale entre les membres d'un même ménage (voir encadré 5.6). Les marchés de l'emploi semblent très peu développés dans cette région du monde. Par contre, nombreuses sont les femmes qui travaillent pour d'autres en contrepartie d'une rémunération en nature. Dans les régions où les marchés du travail salarié sont plus développés, le taux d'activité féminin dans le secteur agricole salarié, en particulier les emplois occasionnels, peut être considéré comme un bon indicateur de la pauvreté des ménages et des femmes. Le travail salarié occasionnel est généralement mal payé; en outre, la rémunération journalière des femmes représente entre un tiers et la moitié de celle des hommes.

En Ouganda, plusieurs facteurs expliquent que les salaires des femmes sont inférieurs à ceux des hommes : les femmes sont accaparées une partie de la journée par leurs tâches domestiques; elles sont chargées de combler les besoins alimentaires de la famille; ayant peu de possibilités d'action plus intéressantes à leur disposition, elles sont mal placées pour négocier des améliorations de leur situation. Comme elles doivent répondre aux besoins de base des membres de leur ménage, les femmes sont souvent contraintes de trouver de toute urgence argent ou nourriture. Elles doivent alors accepter, plus fréquemment que les hommes, des rémunérations inférieures à celles qui ont normalement cours. Leur pouvoir de négociation est donc très réduit.

Au Nigéria, les petits agriculteurs (dont quelques femmes) créent moins d'emplois par exploitation que les grands agriculteurs mais ils versent des salaires journaliers plus élevés, notamment parce qu'ils engagent des femmes de leur entourage familial et amical. Ils doivent donc maintenir de bonnes relations avec leurs employées, alors que les grands agriculteurs entretiennent des liens moins personnels avec leurs travailleurs. Les établissements agroalimentaires offrent des salaires encore plus bas que les grandes exploitations et imposent des conditions de travail plus strictes. Par conséquent, ce sont en général les très pauvres, les immigrants étrangers et les personnes qui ont besoin d'argent de toute urgence qui y travaillent. Selon les observations, aucune des femmes employées dans l'agroalimentaire ne possède de ferme à elle. Il n'est donc pas exclu que la pénurie foncière ait progressé dans cette région du monde.

Dans les zones rurales du Zimbabwe, le travail salarié féminin est mal payé parce qu'il incombe généralement à des cheffes de famille qui ne bénéficient d'aucun soutien masculin et disposent de capacités de négociation restreintes avec l'employeur. On relève toutefois une différence entre les cheffes de famille « de jure » et les cheffes de famille « de facto »1. Les

1 En Afrique, les cheffes de famille « de jure » sont celles qui doivent assumer la direction de leur ménage en raison d'un divorce, d'un veuvage ou d'un abandon marital, ou parce qu'elles s'inscrivent dans une relation matrimoniale polygame. Les cheffes de famille « de facto » sont à la tête d'un ménage dont l'homme s'est absenté, en général parce qu'il a émigré pour trouver du travail.

premières sont beaucoup plus pauvres et moins susceptibles de recevoir un appui financier d'hommes vivant au loin; elles possèdent en outre moins de terres et d'actifs que les ménages dirigés par un homme ou par une cheffe « de facto ». Une majorité écrasante des femmes qui travaillent de manière occasionnelle dans les très grandes entreprises agroalimentaires du pays sont des cheffes de famille « de jure » (alors que la plupart des travailleurs occasionnels de sexe masculin sont mariés). Les enfants des travailleuses occasionnelles présentent des taux de malnutrition supérieurs à la moyenne.

Encadré 5.7 Le rôle des marchés de l'emploi dans la croissance économique

S'ils fonctionnent bien, les marchés de l'emploi peuvent considérablement atténuer les contraintes professionnelles qui pèsent sur les ménages dirigés par une femme. Ils offrent aussi plus de possibilités de travail aux femmes des ménages les plus démunis, qui comptent sur l'emploi féminin pour totaliser un revenu suffisant. Dans les zones rurales de la Tanzanie, par exemple, une recherche montre que les ménages les plus pauvres sont généralement ceux qui se composent exclusivement de filles et de femmes et qui disposent de terres plus restreintes que la moyenne. Ils constituent aussi la principale source de travail agricole manuel salarié. Dans environ 80 % d'entre eux, au moins une personne occupe un emploi agricole salarié. Dans les ménages dirigés par un homme ou qui bénéficient d'un soutien financier masculin, les hommes interdisent souvent à leurs épouses de travailler à salaire. Les femmes abandonnent généralement leur emploi salarié quand elles se marient. Le mariage constitue donc une entrave majeure à la présence des femmes sur le marché du travail salarié. Inversement, ces emplois permettent à de nombreuses femmes d'échapper à des relations matrimoniales violentes. Dans cet exemple, la pénurie de main-d'œuvre limite l'accumulation économique dans un secteur potentiellement dynamique de l'économie rurale. Cette pénurie s'explique en partie par l'autorité patriarcale qui s'exerce dans les ménages et qui empêche l'émergence d'un salariat féminin – alors même que cette main-d'œuvre pourrait stimuler la croissance économique.

Une analyse plus récente de la pauvreté rurale en Afrique du Sud porte sur un échantillon de ménages dans lesquels au moins une femme travaille à salaire. En comparant les observations recueillies aux résultats d'une enquête nationale sur les ménages ruraux, l'étude constate des taux de pauvreté plus élevés dans son échantillon. Cependant, ces taux varient notablement. Les ménages présentant un ratio hommes adultes/femmes adultes plus bas que la moyenne des ménages ruraux noirs sont aussi plus pauvres; les ménages entièrement composés de filles et de femmes sont les plus pauvres de tous. Parmi ces femmes, rares sont celles qui peuvent gagner leur vie en travaillant de manière autonome dans les cultures agricoles ou dans l'élevage du bétail. Pour survivre, elles doivent donc trouver un emploi. Le salariat agricole représente environ 60 % de ces emplois. Or, ces activités sont, avec les services domestiques, les moins bien rémunérées du marché du travail. Selon l'enquête nationale, 58 % des ménages reçoivent au moins 90 % de leur revenu sous forme de salaires gagnés directement ou envoyés par des proches vivant au loin.

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Une femme faisant la lessive familiale dans une rivière au Zimbabwe
ONU/DPI

L'étude analyse les variations du niveau de pauvreté entre les ménages de l'échantillon afin de déterminer : (a) les caractéristiques des femmes pauvres qui ont réussi à échapper au dénuement complet, au moins dans certaines de ses dimensions ; et (b) les obstacles qui empêchent les autres d'améliorer leur sort. Les responsables de cette enquête concluent que les femmes qui échappent au dénuement le plus complet occupent souvent un emploi stable dans une grande ferme gérée par l'État et gagnent un salaire relativement élevé. Elles présentent en outre les traits suivants :

• Elles ont un niveau d'instruction assez élevé;

• Elles ont évité les grossesses précoces et fréquentes;

• Elles n'ont pas laissé les hommes de leur famille les empêcher de travailler à l'extérieur de la maison.

Elles bénéficient par conséquent d'une expérience profession-nelle plus longue et moins fragmentaire. Leur réussite s'explique aussi par différents atouts que leurs parents leur ont légués – en particulier leurs mères, combatives et déterminées.

Genre et activité économique urbaine

En général, les recherches effectuées dans les zones urbaines de l'Afrique subsaharienne montrent que les femmes travaillent plutôt dans l'économie informelle que dans l'économie formelle et, dans cette sphère informelle, plutôt comme travailleuses autonomes que comme employées. À l'inverse, les hommes sont plus susceptibles d'occuper des postes dans le secteur public et des emplois salariés dans le secteur formel, mais aussi informel.

Dans la plupart des régions de cette partie du monde, l'instruction détermine en grande partie l'accès aux emplois non agricoles mieux rémunérés. Elle s'avère encore plus déterminante dans le secteur formel que dans le secteur informel, et plus dans les zones urbaines que dans les zones rurales. Pour les hommes comme pour les femmes, elle accroît les chances d'accéder aux emplois du secteur public. Cependant, des études réalisées dans plusieurs pays (Côte d'Ivoire, Ghana, Guinée, Ouganda) montrent que, à niveau d'instruction égal et quel que soit ce niveau, les hommes ont plus de chances d'obtenir un emploi dans le secteur public que les femmes – et ils sont généralement mieux rémunérés qu'elles. C'est dans le travail autonome, un secteur qui regroupe la plupart des femmes, que l'impact de l'instruction est le moins flagrant. Au Ghana, l'instruction favorise l'accession à l'emploi salarié et, parmi les emplois salariés, au secteur public. Des constatations similaires ont été faites en Côte d'Ivoire, en Guinée et en Ouganda.

Non seulement les femmes ont moins de chances que les hommes d'accéder aux emplois du secteur public dans la plupart des régions africaines mais, de plus, elles sont très nombreuses à avoir été licenciées lors des vagues de suppressions de postes pratiquées dans le secteur public dans la foulée des politiques d'ajustement structurel (PAS). En effet, elles occupaient pour la plupart des postes peu qualifiés et mal rémunérés, précisément le type d'emploi le plus visé par ces compressions. Par exemple, les femmes représentaient 26 % de l'emploi dans le secteur public du Ghana, mais 35 % des postes qui ont été supprimés. En outre, une étude réalisée en Guinée souligne que, sur les milliers de personnes qui ont perdu leur travail dans le secteur public, les femmes avaient plus de difficultés que les hommes à trouver un autre emploi dans le secteur privé. Il est probable toutefois que ces observations s'appliquent uniquement au secteur formel car, dans le secteur informel, la part des femmes dans l'emploi semble au contraire augmenter.

Les analystes ont longtemps cru que l'économie informelle urbaine africaine rassemblait ceux et celles qui n'avaient pas réussi à trouver un emploi formel mieux rémunéré et offrant de meilleures possibilités d'avancement. Ces certitudes ont dû être révisées quand les salaires réels du secteur formel urbain se sont effondrés (passant d'un indice 100 en 1975 à 52 en 1985) et qu'une économie « parallèle » hautement rentable s'est alors développée. La part de la main-d'œuvre féminine dans le secteur informel est passée de 10 % en 1970 à 18 % en 1990 (par conséquent, le pourcentage des femmes est passé de 29 % à 35 %). Dans le même temps, les hommes ont également été de plus en plus nombreux à chercher du travail dans l'économie informelle afin de bénéficier de revenus supérieurs.

Toutefois, les hommes et les femmes des ménages pauvres, qui n'ont ni qualifications, ni instruction, ni capital, sont présents depuis toujours dans l'économie informelle. Ils y accomplissent des tâches très diverses en contrepartie d'un revenu. Ainsi que nous l'avons mentionné, les femmes sont particulièrement nombreuses dans le travail autonome. Il présente l'avantage d'être relativement accessible même aux femmes possédant peu ou pas d'instruction; il leur procure en outre une certaine flexibilité par rapport à leurs responsabilités domestiques. Les entreprises mises sur pied par des hommes reposent souvent sur des investissements plus importants en capital. Cependant, le rendement du capital investi est positif et relativement élevé pour les hommes comme pour les femmes, et peut-être plus encore pour elles que pour eux. La formation professionnelle exerce un impact faible sur la productivité, mais elle peut faciliter l'accès à certains secteurs d'activité.

Chez les travailleurs autonomes, les femmes représentent 62 à 87 % des personnes travaillant dans le commerce. Exception faite des femmes qui vendent sur les marchés de l'Afrique de l'Ouest, ces commerçantes autonomes sont généralement confinées aux niches les moins rentables. Ainsi, une enquête révèle que 75 % des commerçants des marchés alimentaires urbains de la Tanzanie sont des hommes et qu'ils contrôlent l'entièreté ou presque du commerce de gros et du commerce intermédiaire du maïs. Les femmes se consacrent généralement au commerce de détail, beaucoup moins lucratif. De la même façon, une étude portant sur le marché du riz dans l'est de la Guinée constate que les commerçantes travaillent souvent à petite échelle alors que les hommes œuvrent dans le commerce de gros. Le genre détermine les quantités mais aussi la nature des produits échangés. Les femmes achètent et vendent plutôt des produits périssables (légumes et fruits frais) en petites quantités. Cette activité constitue en quelque sorte un prolongement du rôle nourricier qu'elles jouent dans la famille et ne représente donc pas une menace pour l'idéologie dominante définissant le partage des responsabilités entre hommes et femmes. Or, une étude réalisée au Burkina Faso montre une corrélation claire entre le revenu et les volumes échangés : les grossistes de fruits et de légumes gagnent cinq fois plus que les détaillants.

En 1990, des observations recueillies en Afrique du Sud révélaient que le revenu mensuel net des travailleuses autonomes représentait environ 44 % de celui des hommes œuvrant dans la même catégorie d'emploi. À Abidjan, le revenu des femmes qui dirigent une entreprise du secteur informel n'atteint pas la moitié du revenu des hommes. En ce qui concerne les travailleurs marginaux indépendants (c'est-à-dire ceux qui ne possèdent pas de capital), à conditions de travail équivalentes, le revenu féminin équivaut à 50 % du revenu masculin au Burkina Faso, 30 % au Cameroun, 38 % en Côte d'Ivoire, 68 % au Mali. En Guinée, par contre, les femmes de cette catégorie d'emploi gagnent 60 % de plus. Une étude de 1992 portant sur le secteur informel d'une ville du nord du Nigéria illustre les écarts sexospécifiques dans le rendement des entreprises (voir encadré 5.8).

Encadré 5.8 Les écarts sexospécifiques dans le rendement des entreprises dans le nord du Nigéria

Une étude réalisée à Zaria, une ville du nord du Nigéria, constate que 45 % des chefs d'entreprises sont des femmes. En répartissant les entreprises en deux secteurs, « revenus faibles » et « revenus élevés », l'enquête précise que 84 % des chefs d'entreprise œuvrent dans des activités à revenus faibles. Celles-ci présentent peu de barrières à l'entrée (qualifications et coûts de démarrage faibles ou nuls). De plus, la plupart de ces entrepreneurs mènent en parallèle au moins une autre activité lucrative. Sur l'ensemble, 96 % des dirigeantes d'entreprise s'inscrivaient dans le secteur des activités à revenus faibles, contre 76 % pour les hommes. Les revenus des dirigeantes sont par ailleurs considérablement inférieurs à ceux des dirigeants. L'étude montre enfin que 57 % des travailleurs du secteur informel sont employés, et non entrepreneurs indépendants.

Des années 1970 à 1991–1992, le secteur informel a pris de l'expansion et les écarts entre le secteur à revenus faibles et le secteur à revenus élevés, d'une part, et entre les revenus des hommes et ceux des femmes, d'autre part, se sont creusés. La proportion des femmes travaillant comme main-d'œuvre bon marché dans le secteur informel a fortement augmenté. Leur salaire moyen représentait aux dernières observations 32 % de celui des hommes – soit environ un sixième du salaire minimum officiel, qui a lui-même été abaissé en deçà du seuil minimum de 1975.

Des études portant sur le comportement des ménages en temps de crise nous aident également à mieux comprendre le lien entre la pauvreté des ménages et le travail des femmes. L'une de ces enquêtes analyse la situation tanzanienne en 1988, à une époque de crise et de réforme économique. Ces deux phénomènes conjugués ont provoqué une forte baisse des salaires réels dans le secteur formel et ont incité la population, surtout les femmes, à se tourner vers les activités du secteur informel pour gagner un revenu ou compléter leurs revenus existants. On constate que 80 % des femmes avaient mis sur pied leur entreprise dans les cinq ans précédant l'étude, contre seulement 50 % des hommes. Cet écart prouve que l'accroissement de la part des femmes dans le revenu constituait bien une réponse à la situation de crise. Par ailleurs, le nombre des travailleuses autonomes vivant en ville a augmenté, passant de 7 % dans les années 1970 à plus de 60 % au moment de l'enquête. Souvent, le capital de démarrage leur était fourni par leur mari. Dans toute la mesure du possible, les ménages maintenaient leurs liens avec le secteur formel du marché de l'emploi, mais plutôt pour la sécurité des revenus ainsi générés que pour leur montant. Les femmes étaient plus susceptibles que les hommes de cumuler plusieurs types d'activités, le plus souvent la gestion d'une petite entreprise et l'agriculture urbaine (généralement pratiquée dans des lopins situés dans les zones périphériques).

En s'intéressant essentiellement à l'emploi formel dans les villes, les recherches ont laissé dans l'ombre l'une des dimensions les plus importantes de l'économie post-réforme : la place des revenus informels féminins dans l'écart grandissant entre les groupes de revenus ainsi que les causes de ce phénomène. Ces études indiquent que les femmes des ménages à revenu intermédiaire ou supérieur gagnent seulement deux à trois fois plus que la moyenne des travailleuses. Toutefois, si l'on prend aussi en considération l'argent qu'elles gagnent dans l'économie informelle, on constate que leur revenu global est environ dix fois supérieur à celui que les femmes plus pauvres retirent de leurs petites entreprises, et en moyenne dix fois supérieur à leur propre salaire formel de travailleuses qualifiées. Leur principal atout réside dans leurs possibilités d'accès à un capital, un savoir-faire et des ressources plus conformes aux exigences des grandes entreprises.

Inégalité des genres et pauvreté salariale : les grandes lignes

S'inspirant largement d'études portant sur l'Asie du Sud et sur l'Afrique subsaharienne, ce chapitre a permis de souligner les points suivants :

• Le rôle des femmes en tant qu'acteurs économiques;

• L'importance capitale de leur contribution économique à la survie et à l'évolution du ménage;

• La place considérable qu'occupe cette contribution dans les stratégies de survie et d'évolution des pauvres.

Notre dernière section propose des considérations plus générales sur les relations entre l'inégalité des genres et la pauvreté des ménages et sur leurs répercussions par rapport aux objectifs de réduction de la pauvreté. Nous citerons des exemples provenant d'autres régions du monde.

Travail des femmes et survie des ménages

Le travail des femmes constitue de toute évidence un facteur incontournable de la survie et de la sécurité des ménages pauvres. Il s'avère en outre indispensable pour que la famille puisse espérer sortir de la pauvreté. Les femmes des ménages pauvres se consacrent à toutes sortes d'activités qui génèrent des revenus ou réduisent les dépenses. Dans certains cas, elles complètent l'apport masculin; dans d'autres, elles assument l'essentiel ou l'intégralité des moyens d'existence du ménage.

Cependant, les liens entre le travail rémunéré des femmes et la pauvreté du ménage ne sont pas uniformes. Ils dépendent notamment des particularismes économiques locaux et du degré de patriarcat des structures sociales. Dans les régions qui pratiquent la réclusion féminine, le fait qu'une femme occupe un emploi rémunéré à l'extérieur de son domicile peut constituer en soi un indice révélateur de la pauvreté qui sévit dans son ménage. Dans d'autres régions, ce n'est pas le fait que les femmes travaillent qui témoigne de la pauvreté, mais plutôt le type de travail qu'elles (mais aussi les hommes) accomplissent. Cependant, la pauvreté féminine n'induit pas partout les mêmes types d'activités et d'emplois. Une étude comparant les stratégies de survie dans le nord et dans le sud du Viêt Nam souligne que la pauvreté extrême ne donne pas lieu aux mêmes activités professionnelles dans les deux régions. Dans le nord, la répartition foncière est beaucoup plus égalitaire et les ménages sans terre sont rares. Par conséquent, les ménages les plus pauvres sont ceux dont les femmes ne diversifient pas leur activité : elles ne complètent pas la culture traditionnelle du riz et autres produits de base peu rentables par la culture de plantes plus rémunératrices ou par des activités non agricoles lucratives. Selon cette même étude, les sans terre sont beaucoup plus nombreux dans le sud et les ménages dont les femmes (mais non les hommes) occupent des emplois agricoles salariés sont généralement plus pauvres.

En Amérique latine, depuis un demi-siècle, les emplois se concentrent de plus en plus dans les villes, en particulier dans les secteurs d'exportation. L'emploi des femmes augmente constamment. Par contre, l'emploi dans le secteur public a beaucoup baissé à cause de la crise économique et des restructurations, induisant une détérioration des conditions de travail, un accroissement du nombre des chômeurs et une tendance grandissante à la déstructuration des marchés du travail (qui deviennent donc de plus en plus informels). La pauvreté des ménages est généralement associée au chômage et au sous-emploi dans toute cette région du monde, mais les femmes du Chili sont exposées à un risque de chômage ou de précarisation de l'emploi plus élevé que la moyenne. Selon une étude s'appuyant sur des données en provenance de l'Argentine, du Chili et du Mexique, les femmes qui expriment le plus haut taux d'insécurité face à leur activité professionnelle et face à la satisfaction des besoins de leur famille sont celles qui travaillent comme main-d'œuvre familiale non rémunérée.

Dans de nombreuses parties de cette région du monde, les femmes pauvres et non qualifiées, surtout celles qui ont migré de la campagne, travaillent essentiellement dans les services domestiques et vivent généralement sous le toit de leur employeur. Au début des années 1990, selon les estimations, 25 % des travailleuses du Honduras et 14 % des travailleuses du Salvador occupaient des emplois de ce type. Une étude portant sur les quartiers à revenu faible des centres urbains du Mexique constate que les emplois de cette nature sont les plus répandus (32 %) chez les cheffes de famille mais aussi chez les femmes mariées. Si les conditions de travail dans les services domestiques varient considérablement d'un cas à l'autre, le salaire des travailleuses qui vivent chez leur employeur est généralement très faible. Les journées de travail sont longues et offrent peu de possibilités de rencontres et de vie sociale. Des observations réalisées au Pérou concluent que le travail de domestique n'est guère plus enviable que la mendicité ou la prostitution.

Dans les Caraïbes, les femmes ont toujours travaillé à l'extérieur de la maison. Cette activité professionnelle fait même partie intégrante de leur identité. Ici, c'est donc l'absence de travail rémunéré, plutôt que sa présence, qui constitue un indicateur fiable de la pauvreté féminine. Chez les cheffes de ménage, en particulier, la pauvreté est associée au chômage ou au sous-emploi. Une étude récente sur la vie des familles (Family Life Survey) à Trinité-et-Tobago montre que 16 % des cheffes de famille n'ont jamais eu d'emploi. Face à la pauvreté, les hommes se tournent généralement vers la drogue et le crime violent; les femmes sont plus susceptibles de recourir à la prostitution.

Travail des femmes et réaction des ménages en cas de crise

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En Indonésie, femmes ramassant du gravier au fond d'une rivière pour l'industrie de la construction
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

La manière dont les ménages réagissent aux situations de crise et d'insécurité constitue aussi une dimension cruciale du rapport entre la pauvreté des ménages et le taux d'activité rémunérée des femmes. Ainsi que nous l'avons vu au chapitre 2, les PAS ont fortement incité les femmes à entrer sur le marché du travail ou à y intensifier leur présence pour gagner un revenu ou accroître celui qu'elles gagnaient déjà. Par ailleurs, nous avons vu dans le présent chapitre que les femmes sont parfois contraintes de vendre leur travail « à rabais » (à une rémunération inférieure au taux courant), notamment quand les sources de revenu habituelles du ménage se tarissent ou deviennent insuffisantes. De plus, le travail rémunéré des femmes constitue souvent un moyen d'aplanir les fluctuations dans le revenu du ménage. L'activité professionnelle des femmes représente donc pour le ménage un atout considérable face à toutes sortes d'éventualités et d'imprévus.

Des équipes de recherche ont étudié les impacts sexospécifiques de la crise est-asiatique de 1997–1998 ainsi que les réactions qu'elle a suscitées chez les hommes et chez les femmes. En Indonésie, par exemple, une étude a montré que les femmes représentaient un tiers de la population active, mais 46 % des chômeurs. En Thaïlande, de janvier 1997 à février 1998, les femmes constituaient 50 à 60 % des chômeurs. En République de Corée, elles formaient 75 % des « travailleurs découragés » (ceux qui ont renoncé à chercher un emploi) et 86 % des licenciés des secteurs bancaire et financier, durement touchés par la crise. Le taux d'emploi général des femmes a chuté de 7,1 %, contre 3,8 % pour les hommes. Les établissements de traitement des produits d'exportation ont licencié leurs effectifs réguliers, essentiellement des femmes, et les ont réengagés pour travailler à la pièce. Les licenciements masculins se sont toutefois accompagnés d'une augmentation de la part des femmes dans les activités rémunérées et non rémunérées.

La crise a également frappé les enfants de plein fouet. Par exemple, en Indonésie, les plus jeunes ont commencé l'école plus tard et les plus âgés, en particulier les filles, ont été retirés de l'école pour contribuer plus activement aux moyens d'existence de la famille. La crise semble avoir suscité une augmentation du travail des enfants, mais aussi de la prostitution et de la violence familiale. À Jakarta, on estime que le nombre des femmes qui sont devenues travailleuses du sexe était deux à quatre fois plus élevé en 1998 qu'en 1997.

Contre toute attente, la crise a aussi aboli certaines entraves enracinées de longue date. En Indonésie, par exemple, les femmes ont été beaucoup plus nombreuses à occuper un emploi rémunéré afin de ne pas avoir à retirer leurs enfants les plus âgés de l'école. La crise a aboli en outre l'ancienne répartition sexospécifique des tâches : les femmes se sont introduites dans des secteurs traditionnellement masculins comme la pêche en haute mer, tandis que les hommes faisaient leur entrée dans des secteurs traditionnellement féminins tels que l'écaillage des huîtres et le salage du poisson.

Ces recherches montrent clairement que les réactions aux crises, aux chocs et à l'insécurité sont en partie déterminées par le genre et qu'elles ont des impacts sexospécifiques marqués, car les contraintes et les possibilités d'action ne sont pas les mêmes selon que l'on est homme ou femme. Si les hommes bénéficient généralement de choix plus nombreux sur le marché du travail, ils doivent aussi, dans certains cas, accepter les emplois de manœuvre les plus éprouvants physiquement ou partir loin de leur famille pour trouver du travail. À l'inverse, les femmes ont moins de possibilités d'emploi et sont parfois contraintes d'accepter des formes de travail humiliantes telles que la domesticité, la mendicité ou la prostitution. Les réactions aux situations de crise ont également des impacts sexospécifiques sur les autres membres du ménage. Ainsi, le retrait des enfants de l'école touche particulièrement les filles et contribue à perpétuer la pauvreté d'une génération à la suivante.

En comparant les éditions 1990 et 2000 du RDM, on constate que le risque, l'insécurité, la précarité et la vulnérabilité se sont frayé graduellement un chemin dans les discours politiques, jusqu'à y occuper une place centrale. Alors que le RDM 1990 se contentait d'effleurer la question des filets de sécurité, le document de l'an 2000 faisait de la sécurité matérielle l'un de ses trois piliers thématiques. Toutefois, la prise en compte de la spécificité féminine dans l'élaboration et dans l'implantation des mesures de protection sociale destinées aux ménages pauvres varie considérablement selon le cas. Ainsi que nous l'avons mentionné au chapitre 2, certaines de ces politiques, délibérément ou inconsciemment, considèrent les hommes comme les principaux pourvoyeurs des moyens d'existence du ménage et, par conséquent, s'adressent essentiellement à eux, voire exclusivement.

Cheffes de famille et pauvreté des ménages

Il est difficile d'établir une relation claire entre le fait qu'un ménage est dirigé par une femme et le fait qu'il est pauvre. Cependant, une analyse des mécanismes ayant mené à l'association des deux phénomènes pourra nous aider à mieux comprendre les interactions entre le genre et la pauvreté dans différents contextes socioéconomiques (voir encadré 5.9).

Il semble que l'élément déterminant n'est pas le genre de la personne qui dirige le ménage, mais l'enchaînement des causes qui ont mené à cet état de fait. Ainsi, on établit fréquemment une distinction entre les cheffes de famille « de jure » et « de facto », mais ce critère ne rend que très imparfaitement compte de la réalité. On pourrait penser a priori que les ménages dirigés par une cheffe de famille « de jure » devraient être les plus pauvres, puisqu'ils ne comptent certainement, ou probablement, aucun homme pourvoyeur. Or, ce n'est pas toujours le cas. Ainsi, une étude comparative réalisée auprès de ménages du Malawi et du Kenya constate souvent le phénomène inverse. Au Kenya, les cheffes de famille « de jure » sont souvent des épouses de relations polygames dont le mari contribue financièrement à l'éducation et aux soins des enfants. Dans les régions étudiées du Malawi, la présence des cheffes de famille « de jure » s'explique plutôt par la tradition matrimoniale voulant que l'homme emménage avec la famille ascendante de la femme, ce lignage restant alors propriétaire des terres familiales. En ce qui concerne les cheffes de famille « de facto », par contre, la plupart l'étaient devenues en raison de l'émigration masculine causée par la pauvreté. Les ménages dirigés par une femme « de facto » formaient dans les deux cas la catégorie la plus pauvre, sauf ceux dont un ou plusieurs hommes avaient migré en Afrique du Sud à une époque de hauts salaires et envoyaient à leurs familles des sommes généreuses; grâce à ces envois, ces familles devenaient les plus prospères de l'échantillon étudié.

Encadré 5.9 Cheffes de famille et pauvreté au Bangladesh et au Ghana

Les données recueillies auprès de ménages de dix pays ne permettent pas d'établir un lien systématique entre le fait qu'un ménage est dirigé par une femme et le fait qu'il est pauvre – sauf dans deux cas : le Bangladesh et le Ghana. Les observations réalisées au Bangladesh n'ont rien d'étonnant en ceci que de nombreuses études quantitatives et qualitatives avaient déjà souligné le lien entre la pauvreté des ménages et le fait qu'ils sont dirigés par une femme « de jure ». Les observations réalisées au Ghana sont plus inattendues, car les données de 1987–1988 indiquaient au contraire que les ménages dirigés par une femme s'en sortaient généralement mieux que les ménages dirigés par un homme, et ce, selon plusieurs critères de prospérité. Ces constatations camouflaient toutefois le fait que les femmes cheffes de famille travaillaient chaque semaine dix heures de plus que les hommes chefs de famille, qu'elles constituaient plus souvent la seule source de revenu de leur ménage et qu'elles présentaient des ratios de dépendance plus élevés (ratio des personnes à charge par rapport aux personnes actives). Les hommes étaient plus susceptibles de cohabiter avec au moins un autre travailleur adulte, alors que les femmes cheffes de famille devaient très souvent cumuler travail rémunéré et tâches domestiques. Toutes les cheffes de famille n'étaient cependant pas aussi pauvres les unes que les autres : les plus indigentes étaient les veuves, puis les divorcées. Les femmes mariées bénéficiaient d'une prospérité relative. Par ailleurs, des enquêtes participatives sur la pauvreté (EPP) ont constaté que les ménages dirigés par une femme étaient pauvres dans le nord du pays, qui se caractérise par des relations patrilinéaires de parenté, mais pas dans le sud, où la matrilinéarité est plus courante. Une étude réalisée dans le nordest a relevé en outre une incidence élevée de la pauvreté féminine à l'intérieur des ménages dirigés par un homme.

Le soutien financier des hommes constitue par conséquent un facteur de discrimination important entre les ménages dirigés par une femme qui sont pauvres et ceux qui le sont moins. Cependant, la présence d'un ou plusieurs hommes adultes valides dans le ménage n'est pas forcément garante de cet appui financier masculin. Elle peut au contraire constituer un fardeau, drainer les ressources familiales et accentuer la pauvreté des femmes et des enfants. Au Costa Rica, au Mexique et aux Philippines, les ménages dirigés par une cheffe de famille « de jure » s'en sortent relativement mieux que les ménages dirigés par un homme, précisément pour cette raison. Très souvent, la femme décide elle-même de prendre la tête du ménage pour échapper aux ponctions budgétaires d'un mari ou d'un partenaire irresponsable. Les contributions financières des fils adultes compensent en général l'absence du mari ou du partenaire masculin. Dans les zones urbaines du Mexique, les ménages dirigés par une femme ont moins de difficultés à maintenir un niveau minimal de consommation en cas de crise économique, car les femmes veillent à ce que les besoins fondamentaux soient comblés.

Enfin, notons que des recherches menées au Bangladesh, au Viêt Nam et en Afrique du Sud montrent que les ménages composés exclusivement de filles et de femmes sont presque tous pauvres.

Encadré 5.10 Pénurie de temps et survie des ménages

Les études sur les stratégies de survie des ménages montrent que le temps constitue l'une des dimensions sexospécifiques incontournables de la pauvreté. La plupart des femmes pauvres font des journées de travail plus longues que les hommes. Elles doivent contribuer aux activités productives de leur famille, et ce, dans le contexte de la discrimination sexospécifique qui persiste dans la répartition des tâches reproductives. Ce cumul des responsabilités fluctue toutefois selon le nombre et la nature des tâches ménagères qui peuvent être confiées à d'autres personnes de la famille. Une enquête réalisée dans des zones rurales du Viêt Nam montre que les responsabilités domestiques des femmes restreignent : (a) le temps qu'elles peuvent consacrer à d'autres activités productives; (b) l'éventail des autres activités productives auxquelles elles peuvent se consacrer; et (c) le rendement global de leur travail. Les hommes peuvent facilement émigrer pendant la saison creuse pour chercher du travail comme charpentiers, ouvriers de la construction, conducteurs de cyclopousse, commerçants, etc. Les femmes sont « attachées aux bosquets de bambou du village » par leurs responsabilités agricoles et domestiques.

Depuis une dizaine d'années, la pauvreté persistante qui sévit au Mexique oblige les femmes et les enfants à se consacrer de plus en plus au travail rémunéré. Ils font des journées de travail plus longues, dans des conditions plus mauvaises et en contrepartie de salaires plus faibles. En outre, ils travaillent de plus en plus dans le secteur informel car les emplois formels se raréfient. Dans de nombreux ménages pauvres des zones urbaines, les femmes sont actuellement les principaux soutiens des familles, car les hommes âgés s'avèrent de moins en moins aptes à subvenir aux besoins du ménage et les jeunes migrent de plus en plus vers les marchés transnationaux de l'emploi.

Inégalité des genres et rendements du travail féminin

L'inégalité des rendements du travail constitue notre dernière dimension de la corrélation entre inégalité des genres et pauvreté. Elle est particulièrement déterminante en ceci que le travail constitue le principal actif dont les pauvres disposent. Il est bien évident que les inégalités dans les rendements du travail ne sont pas uniformes en tous temps et en tous lieux. En particulier, les forces du marché et les politiques publiques peuvent les faire évoluer dans un sens ou dans l'autre. En outre, les négociations et les protestations peuvent les atténuer, surtout quand elles sont entreprises collectivement (voir chapitre 7).

Les inégalités hommes–femmes dans les rendements du travail découlent de contraintes sexospécifiques sociales, de contraintes accentuées par le genre et de désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur (chapitre 3). Nous avons cité dans le présent chapitre différentes limitations sexospécifiques sociales, notamment celles que nous rappelons ci-dessous :

• Au Bangladesh, dans les États du nord de l'Inde et au Pakistan, des normes sociales très strictes entravent la mobilité des femmes dans la sphère publique et les confinent aux activités à domicile qui rapportent généralement très peu.

• Même quand la mobilité publique des femmes n'est pas restreinte par des contraintes culturelles, l'essentiel des tâches ménagères et des soins aux enfants continue de leur incomber, restreignant d'autant le type d'activités qu'elles peuvent accomplir par ailleurs, faute de latitude temporelle mais aussi spatiale.

• Certaines convictions et croyances entourant la masculinité et la féminité induisent une distorsion sexospécifique dans les rendements du travail. Dans l'étude qui a été réalisée dans des zones rurales du Tamil Nadu, et que nous avons mentionnée dans ce chapitre, les employeurs et les hommes, mais aussi de nombreuses femmes, considéraient qu'il était « naturel » que les hommes gagnent plus que les femmes (voir encadré 5.1). De tels points de vue exercent évidemment une pression à la hausse sur le prix de réserve du travail masculin (c'est-à-dire le salaire minimum que le travailleur exige en contrepartie de son offre de travail).

• Dans de nombreux pays de l'Afrique subsaharienne, les hommes plus âgés du ménage exercent un contrôle unilatéral sur le travail des femmes et des jeunes hommes, restreignant ainsi la quantité de temps qu'ils peuvent consacrer à leurs propres entreprises et cultures.

Ces entraves qui réduisent la capacité des femmes à tirer parti des possibilités du marché expliquent en partie pourquoi le lieu de résidence constitue en définitive un déterminant des rendements du travail bien plus important pour les femmes que pour les hommes. Ainsi, l'étude portant sur les fluctuations de l'offre induites par l'augmentation des prix du maïs (et que nous avons également citée) constate que les ménages dirigés par une femme et établis dans les zones éloignées réagissent moins que les autres à l'évolution des prix, car ils ne disposent généralement pas des moyens nécessaires pour acheminer leur production au marché. La proximité des lieux d'échanges commerciaux contribue aussi à expliquer que les femmes sont nombreuses à gérer leur propre entreprise dans les zones urbaines de l'Afrique. Une étude réalisée au Nigéria indique ainsi que l'amélioration des transports a induit un recul marqué du devoir qui incombait aux femmes de transporter bénévolement des marchandises sur leur tête pour le compte de leur mari ou d'autres hommes de leur entourage familial. L'amélioration des transports leur a par conséquent permis d'accepter des emplois rémunérés dans l'agriculture et, dans certains cas, de mettre sur pied leur propre ferme. D'autres techniques susceptibles d'alléger les tâches domestiques traditionnellement effectuées par les femmes auraient un impact similaire.

Les contraintes accentuées par le genre que nous avons analysées ici sont notamment les suivantes :

• Inégalités hommes–femmes dans l'accès à la terre et à la propriété et dans le contrôle de ces ressources – L'inégalité inscrite dans les règles successorales interdit aux femmes d'hériter ou leur permet d'accéder à la terre et à la propriété uniquement par l'intermédiaire d'un homme de leur parenté. Par conséquent, les femmes ne peuvent pas se consacrer à l'agriculture ou, quand cette activité ne leur est pas interdite, leurs lopins sont nécessairement plus petits et de moins bonne qualité.

• Inégalités hommes–femmes dans l'instruction – En Inde, ces inégalités restreignent l'accès des femmes aux emplois du secteur public élargi (mais aussi, en général, celui des hommes et des ménages pauvres). En Afrique, elles déterminent surtout l'accès aux emplois du secteur formel urbain, mais elles ont aussi un impact marqué sur l'accès aux marchés ruraux de l'emploi.

Enfin, nous avons cité différents exemples de désavantages sexospécifiques imposés de l'extérieur qui contribuent à perpétuer et, souvent, à accentuer les contraintes sexospécifiques préexistantes dans le ménage ou la collectivité. Ce sont notamment les suivants :

• Certains employeurs estiment que les hommes doivent être mieux payés que les femmes, indépendamment du travail qu'ils et elles font; ils pratiquent ainsi une discrimination sexospécifique dans la rémunération.

• Des entreprises court-circuitent les agricultrices pour réserver leurs contrats de sous-traitance agricole aux hommes.

• Les programmes gouvernementaux de vulgarisation agricole, d'octroi de crédits et autres services sont souvent entachés de distorsions discriminatoires sexospécifiques diverses.

Conclusion

Du point de vue de leur impact sur les politiques publiques, les constatations présentées dans ce chapitre se regroupent en deux axes :

(a) Les femmes contribuent d'une manière importante aux moyens d'existence des ménages, surtout les pauvres;

(b) L'extrême pauvreté et la faiblesse des rendements du travail féminin sont corrélés entre eux.

Pour réduire de moitié la pauvreté dans le monde, il s'avère indispensable d'améliorer les possibilités économiques des femmes mais aussi le rendement de leur travail. Les stratégies de croissance reposant sur des projets à forte intensité de main-d'œuvre ne peuvent pas, à elles seules, concrétiser cet objectif. Si la croissance économique ne s'accompagne pas de mesures concrètes pour atténuer les contraintes qui restreignent les rendements du travail féminin, les femmes des ménages à faible revenu resteront dans l'incapacité de tirer parti des nouvelles possibilités d'action économiques suscitées par cette croissance. Pour qu'elles aient accès à ces possibilités nouvelles, il faut d'abord abolir les formes de discrimination qui persistent dans la sphère publique. Il faut aussi diminuer leur charge de travail dans la sphère domestique. Pour ce faire, il est nécessaire de les appuyer dans l'éducation et les soins des enfants et de promouvoir l'adoption de techniques d'allègement du travail humain et des tâches domestiques routinières (qui présentent peu de valeur mais qui sont indispensables à la vie quotidienne).

On pourrait évidemment affirmer, et cela a souvent été fait, qu'il n'est pas nécessaire d'accroître la capacité salariale des femmes puisqu'elles ne jouent à cet égard qu'un rôle secondaire dans le ménage. On pourrait ajouter qu'il serait plus avantageux d'accroître la capacité salariale du principal pour-voyeur, à savoir l'homme chef de famille, parce qu'il est moins entravé dans son activité économique et que ses revenus constituent la principale ressource du ménage pour combler ses besoins de base. Mais, ainsi que nous l'avons indiqué, cette hypothèse de l'homme principal pourvoyeur nuit depuis toujours à l'efficacité des politiques de développement, y compris les mesures visant précisément à réduire la pauvreté. Les études montrent qu'en réalité, les ménages ne sont pas forcément égalitaires. On constate au contraire des inégalités criantes dans la répartition des ressources fondamentales entre leurs membres.

Il convient par conséquent d'accorder une attention plus soutenue aux contributions économiques des femmes dans l'élaboration et la mise en œuvre des politiques, et ce, pour au moins deux raisons : (a) les recherches établissent que cette contribution féminine occupe une place majeure dans les moyens d'existence des ménages à faible revenu; et (b) elles révèlent par ailleurs que l'amélioration des revenus masculins n'entraîne pas nécessairement une amélioration équivalente des conditions d'existence des personnes qui constituent le ménage. L'égalisation hommes–femmes des possibilités économiques ainsi que l'accroissement des capacités d'action économiques et des capacités salariales des femmes qui en résulterait constitueraient un moyen efficace de faire reculer la pauvreté salariale des ménages, mais aussi d'accroître les capacités humaines des personnes qui les composent – y compris, évidemment, les femmes. Nous examinerons au chapitre suivant les observations qui établissent cette causalité.

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6. Égalité des genres et développement humain : l'accroissement des capacités

Introduction

Ainsi que nous l'avons vu, le premier objectif du Millénaire pour le développement consiste à réduire de moitié la pauvreté salariale dans le monde. Les OMD établissent par ailleurs différentes cibles qui concernent le développement humain (voir tableau 1.1, page 10). Elles touchent deux types de besoins :

• Les besoins « primaires », c'est-à-dire dont la satisfaction est indispensable à la survie (par exemple, l'alimentation et la santé);

• Les besoins « secondaires », c'est-à-dire ceux qui améliorent la qualité de vie et accroissent les capacités (par exemple l'accès à la contraception, à l'instruction, aux possibilités d'action économiques et à la représentation politique).

Ces dimensions du développement humain sont toutes reliées entre elles – ainsi que les OMD, leurs cibles et indicateurs correspondants. Par exemple, les recherches montrent que l'instruction et la fécondité (le nombre d'enfants par femme) sont négativement corrélées. Plusieurs mécanismes expliquent ce phénomène : (a) les femmes instruites sont plus réceptives au concept de planification des naissances; (b) elles bénéficient d'un meilleur accès à des moyens contraceptifs efficaces; (c) plus les familles investissent dans l'instruction de leurs enfants, moins elles peuvent se permettre d'en avoir.

De la même façon, la baisse du taux de fécondité et l'amélioration de l'accès aux services de santé génésique (mère et enfant) font diminuer le taux de mortalité maternelle. Or, l'accessibilité de l'instruction et de l'information aident les hommes et les femmes à prendre des décisions plus éclairées, ce qui contribue à la baisse du taux de fécondité et à l'accroissement de l'accessibilité des soins de santé génésique. Autrement dit, toutes les dimensions du développement hu-main interagissent les unes sur les autres par des relations de synergie.

L'élimination de l'écart sexospécifique dans les capacités humaines dépend de plusieurs facteurs de cette nature, mais aussi de la valeur que la famille attribue aux filles et aux femmes – c'est-à-dire, d'une manière plus générale, la valeur que la société leur reconnaît. Or, cette valeur ne se résume pas à l'apport économique des filles et des femmes : elle est aussi largement déterminée par les normes sociales. Pour réduire le taux de mortalité maternelle, par exemple, il faut aussi veiller à ce que les femmes reçoivent une alimentation et des soins adéquats tout au long de leur vie. L'éradication de la pauvreté dépend par conséquent tout autant des valeurs que des ressources, et l'égalité des genres constitue l'un des pivots de la concrétisation de cet objectif.

Nous avons vu au chapitre 4 l'état du développement humain au niveau des grandes régions du monde. Le présent chapitre se situe à un niveau plus précis d'analyse et porte plus particulièrement sur les relations entre la pauvreté des ménages et différentes formes d'inégalité hommes–femmes.

Inégalité des genres et développement humain : les arguments d'équité

Dans l'univers du développement humain, l'égalité des genres peut être analysée à la lumière des résultats obtenus, de la situation constatée : les hommes et les femmes, les garçons et les filles bénéficient-ils d'une qualité de vie équivalente ? Si tel n'est pas le cas, quelle est l'ampleur de l'écart entre eux ? Dans cette optique d'équité, l'inégalité des genres est considérée comme une manifestation de l'injustice sociale. L'amélioration de l'accès des femmes aux ressources constitue alors l'un des moyens de concrétiser les OMD relatifs au développement humain, y compris ceux qui portent plus particulièrement sur les inégalités hommes–femmes.

Inégalité des genres et qualité de vie de base

La nature et l'ampleur des inégalités hommes–femmes par rapport à la satisfaction des besoins fondamentaux ne sont pas uniformes d'une région à l'autre. Elles ne sont pas non plus systématiquement corrélées au niveau de pauvreté, mais plutôt à l'activité économique des femmes. Or, celle-ci est déterminée par les relations entre les genres et par la structure des liens de parenté. Les inégalités hommes–femmes les plus extrêmes, c'est-à-dire celles qui représentent une menace pour la survie des femmes et des filles (et dont les répercussions se mesurent à la surmortalité féminine), se manifestent dans les régions qui offrent le moins de possibilités d'action économiques aux femmes, c'est-à-dire les régions de patriarcat strict.

A priori, la corrélation entre la pauvreté et l'inégalité des genres face au développement humain devrait s'avérer plus systématique à l'intérieur des régions qu'entre elles, car l'impact différentiel des particularismes régionaux dans l'organisation de la parenté devrait s'y faire moins sentir. De fait, une analyse de l'écart sexospécifique dans la scolarisation des jeunes de 6 à 14 ans de 41 pays en développement mène à la constatation suivante : dans 21 des pays étudiés, l'écart est plus marqué dans le quintile (20 %) composé des ménages les plus pauvres que dans le quintile le plus riche; il est même beau-coup plus marqué dans certains cas. Dans tous les pays étudiés, les inégalités sexospécifiques dans la scolarisation sont plus grandes parmi les ménages pauvres que parmi les ménages riches (ou à tout le moins, égales).

Des études sur l'écart sexospécifique dans la mortalité infantile de 0 à 5 ans donnent lieu à des constatations un peu différentes. Des données recueillies dans 32 pays en développement montrent que, dans les deux tiers d'entre eux, l'avantage féminin dans la mortalité infantile de 0 à 5 ans est plus faible chez les pauvres que chez les riches. Autrement dit, l'avantage masculin est plus grand, ce qui indique que les ménages pauvres ont plus tendance à favoriser les petits garçons que les ménages riches. Dans quelques-uns des pays à faible revenu étudiés, cependant, le taux de mortalité féminine est supérieur au taux masculin dans les ménages riches, mais pas dans les ménages pauvres.

Si ces dernières observations peuvent faire figure d'exception, elles confirment au niveau du ménage une absence de corrélation uniforme que nous avons déjà relevée par ailleurs : en deçà d'un certain niveau de PNB par habitant, l'inégalité sexospécifique dans l'espérance de vie n'est pas systématiquement corrélée au revenu national. Par conséquent, pour certaines des dimensions fondamentales du développement humain, l'inégalité hommes–femmes n'est pas nécessairement attribuable à la pauvreté ou du moins, pas entièrement – en particulier dans des pays qui comptent parmi les plus pauvres de la planète.

Inégalité des genres et taux de survie des enfants : l'exemple de l'Asie du Sud

L'Asie du Sud connaît depuis très longtemps des formes extrêmes et potentiellement mortelles d'inégalité hommes–femmes. Globalement, contrairement à la plupart des autres régions du monde, l'Asie du Sud affiche une espérance de vie féminine inférieure à l'espérance de vie masculine. L'analyse des taux de mortalité par tranches d'âge montre que les décès féminins (filles et femmes) sont plus nombreux que les décès masculins (garçons et hommes) jusqu'à l'âge de 35 ans. Toutefois, la mortalité maternelle ayant baissé, la surmortalité féminine se concentre maintenant dans la tranche d'âge 0 à 5 ans.

Cette surmortalité féminine varie considérablement d'une région à l'autre de l'Asie du Sud. Par exemple, se fondant sur la proportion hommes–femmes chez les jeunes (PHFJ) de 1961 à 1971, une étude montre que la surmortalité féminine frappe essentiellement le Pakistan et les plaines du nord-ouest de l'Inde. Les zones himalayennes de l'Inde et du Népal, les États de l'est et du sud de l'Inde ainsi que le Bangladesh affichent des PHFJ plus équilibrées. Une autre recherche indique que, en Inde, les inégalités sexospécifiques dans l'espérance de vie témoignent également d'écarts socioéconomiques attribuables à la caste, un phénomène qui induit une corrélation positive « perverse » entre la propriété et l'inégalité.

En Inde, les impacts conjugués des particularismes régionaux, du statut social et de la discrimination sexospécifique empêchent d'établir une relation directe entre l'inégalité des genres et la pauvreté. Des recherches de 2000 confirment que les rapports de masculinité (rapports de la population masculine à la population féminine) élevés caractérisent surtout le nord-ouest, alors que les États du nord et du sud-est affichent des rapports moins défavorables aux femmes. Pour les castes répertoriées (inférieures), les particularismes régionaux sont identiques : la discrimination sexospécifique est plus forte dans le nord. Par contre, les ratios les plus équilibrés sont ceux des tribus répertoriées, les groupes sociaux les plus pauvres du pays. Des études de petite échelle réalisées dans les micro-régions confirment cette corrélation « perverse ».

En ce qui concerne l'alimentation, des recherches menées dans les zones rurales du Punjab, dans le nord de l'Inde, relèvent généralement des disparités sexospécifiques dans l'alimentation infantile et enfantine plus grandes chez les ménages propriétaires terriens que chez les sans terre. La surmortalité féminine est par ailleurs beaucoup plus forte parmi les filles cadettes (celles des derniers rangs de la fratrie). Le fait que les filles aînées ont plus de chances de survivre semble indiquer que les parents recourent à la « négligence mortelle » envers les filles pour obtenir le nombre d'enfants qu'ils souhaitent et la proportion garçons/filles qu'ils jugent la plus désirable. En outre, si les taux de mortalité absolus sont inférieurs dans les classes possédantes, la surmortalité féminine y est plus grande. Elle est aussi plus grande dans les familles des mères instruites.

À l'inverse, des études réalisées dans le sud et dans le centre de l'Inde révèlent peu de disparités sexospécifiques, chez les pauvres comme chez les mieux nantis. Dans ces régimes de parenté plus égalitaires, la relation entre l'inégalité des genres et la pauvreté est conforme à la relation inverse (corrélation négative) que l'on observe habituellement. Par exemple, dans les campagnes indiennes, de fortes pluies inattendues font augmenter les revenus et sont susceptibles d'améliorer les chances de survie des filles par rapport aux garçons dans les deux premières années, induisant ainsi une réduction de l'écart sexospécifique dans le taux de mortalité.

Dans les zones rurales du sud de l'Inde, les parents accordent plus d'attention à la santé des garçons qu'à celle des filles pendant la saison creuse.

Une étude réalisée dans les régions rurales du Bangladesh montre que le taux d'alphabétisation des mères a un impact positif sur l'état nutritionnel des garçons. Se fondant sur des données du milieu des années 1970, une autre étude constate que l'accroissement des ressources des ménages améliore l'état nutritionnel de tous les enfants, mais qu'elle bénéficie plus aux garçons qu'aux filles. La discrimination contre les filles semble faire partie des stratégies de réaction des ménages face aux crises économiques. Ainsi, la surmortalité féminine chez les 0 à 5 ans a augmenté pendant la famine de 1974.

Encadré 6.1 Un impact inattendu de l'accroissement de la prospérité : la sanskritisation

Les États du nord de l'Inde présentant en 1981 les revenus par habitant les plus élevés affichaient par ailleurs des proportions hommes–femmes comptant parmi les plus faibles (environ 870 femmes pour 1 000 hommes). À titre de comparaison, cette proportion était de 1 032 dans le Kerala et de 977 dans le Tamil Nadu, deux États du sud présentant des revenus par habitant moins élevés. Au niveau national, la proportion hommes–femmes a encore baissé de 1981 à 1991, passant de 933 femmes pour 1 000 hommes à 927, et ce, malgré le recul de la pauvreté. En outre, la « masculinisation » a commencé à gagner les castes inférieures ainsi que les États du sud. Cet accroissement de l'inégalité entre les genres témoigne d'un phénomène que l'on appelle l'« effet prospérité » ou « sanskritisation ». Dans toute l'Inde, les personnes qui gravissent l'échelle sociale et s'enrichissent ont tendance à imiter les pratiques des castes possédantes du nord qui, traditionnellement, sont aussi celles qui appliquent les formes les plus sévères de discrimination sexospécifique. La réclusion féminine, l'opposition au remariage des veuves, l'intensification de l'exogamie (mariages en dehors de la parenté et du village) et la propagation de la pratique de la dot ainsi que l'augmentation de son montant : ces traditions propres aux castes possédantes du nord se répandent actuellement dans tout le pays, les groupes les plus pauvres les adoptant pour imiter les mieux nantis.

Les experts du développement pensent généralement que la croissance économique et l'élévation du taux de prospérité induisent en principe un recul de la discrimination sexospécifique, au moins pour ce qui concerne la satisfaction des besoins fondamentaux (relatifs à la survie). De fait, le taux de survie des enfants et l'espérance de vie augmentent avec la croissance économique. Toutefois, certaines études constatent entre la pauvreté et la discrimination sexospécifique une corrélation « perverse » qui doit nous inciter à revoir nos convictions et nos a priori. Des recherches plus récentes réalisées en Asie du Sud confirment d'ailleurs que la croissance économique et la réduction de la pauvreté ne font pas nécessairement disparaître la discrimination hommes–femmes (voir encadré 6.1).

Inégalité des genres et arbitrage quantité–qualité

Dans le monde en développement, la transition démographique (de taux élevés de fécondité à des taux plus faibles) est en cours dans plusieurs régions, et déjà achevée dans de nombreuses autres. Ainsi, la taille des familles a diminué de moitié dans l'est et le sud-est asiatiques. Cette transition démographique gagne également d'autres régions de l'Asie ainsi que l'Amérique latine. La région du monde la moins touchée par ce phénomène est l'Afrique subsaharienne.

Pour les économistes, la recherche d'un bon équilibre entre la « quantité » et la « qualité » de la famille constitue l'un des déterminants de la transition démographique : plus la famille investit dans chacun de ses enfants, moins elle a d'enfants. En Asie du Sud-Est, des recherches montrent que la baisse de la fécondité s'est accompagnée d'une augmentation des investissements consentis dans l'instruction des enfants, les garçons mais aussi les filles. Cet arbitrage a atténué l'écart éducatif sexospécifique et l'a même éliminé au niveau primaire dans plusieurs pays, par exemple les Philippines, la Thaïlande et le Viêt Nam. En Amérique latine et dans les Caraïbes, on constate également peu de discrimination contre les filles dans ce domaine.

Dans les pays de patriarcat strict, par contre, des observations inquiétantes révèlent que les parents réduisent la « quantité » des enfants au moyen d'une stratégie d'investissements sexospécifiques dans leur « qualité ». Dans plusieurs régions de l'Inde, cette sexospécificité des investissements parentaux s'est portée sur l'instruction des enfants. Plus alarmant encore, le recul de la fécondité s'est accompagné dans ces régions d'investissements sexospécifiques dans la survie même des enfants. Ainsi, la probabilité relative de survie des filles a tellement baissé que la proportion hommes–femmes s'est plus détériorée chez les jeunes que dans l'ensemble des groupes d'âge. La discrimination contre les filles permet aux parents d'avoir en définitive moins d'enfants à élever (réduction de leur fécondité) et d'obtenir une famille présentant la composition garçons–filles voulue. Ces pratiques sont maintenant clairement observables dans les États du sud de l'Inde – particulièrement au Tamil Nadu, où le taux de fécondité a baissé très rapidement. Même au Kerala, longtemps considéré comme un modèle d'égalitarisme entre les sexes, la poursuite de l'abaissement du taux de fécondité semble être obtenue par un accroissement des disparités sexospécifiques dans la survie infantile. (Cet État continue toutefois d'afficher les taux absolus de qualité de vie les plus élevés du pays, pour les filles comme pour les garçons.)

La discrimination sexospécifique s'est également propagée aux étapes prénatales du développement, à tel point qu'elle détermine non seulement la répartition garçons–filles de la fratrie survivante mais aussi celle des naissances. L'amniocentèse et l'échographie sont de plus en plus utilisées pour connaître le sexe du fœtus et, s'il s'agit d'une fille, recourir à l'avortement. Ce phénomène se traduit par un renversement très net de la proportion garçons–filles à la naissance dans le nord et dans le nord-ouest de l'Inde ainsi que dans les zones urbaines du centre du pays. Plusieurs rapports et différentes études de petite échelle confirment cette tendance.

Si elles ont été étudiées plus intensivement en Asie du Sud que partout ailleurs, ces pratiques sont loin de se limiter à cette région du monde. La République de Corée affiche, avec la Chine, la proportion garçons–filles à la naissance la plus élevée du monde : environ 113,6 garçons pour 100 filles en 1988. C'est surtout à partir de la deuxième grossesse que les familles recourent aux techniques de détermination du sexe du fœtus puis, le cas échéant, à l'avortement. Ainsi, le taux de masculinité des naissances ultérieures est plus élevé : entre 1985 et 1987, la proportion était de 130 garçons pour 100 filles à la naissance pour le troisième enfant. Les estimations de 1988 indiquent que cette proportion serait de 199 garçons pour 100 filles à la quatrième naissance. Toutefois, avec la politique stricte de l'enfant unique et la préférence très nette pour les fils, c'est probablement en Chine que les conséquences de ces pratiques sont les plus dévastatrices pour la survie et la qualité de vie des filles (voir encadré 6.2).

Toutes les économies est-asiatiques ont connu des taux de croissance économique très élevés ainsi qu'un déclin remarquable de la pauvreté dans les années 1980. Elles ont même été à l'origine des stratégies de croissance reposant sur les projets à forte intensité de main-d'œuvre qui étaient préconisées par l'édition 1990 du Rapport sur le développement dans le monde (RDM). Ces constatations confirment que ni la croissance économique ni l'augmentation du taux d'activité des femmes n'atténuent nécessairement l'inégalité entre les genres. En l'occurrence, les investissements sexospécifiques dans les capacités humaines des enfants ne s'expliquent pas par l'écart hommes–femmes dans les possibilités d'emploi, mais plutôt par des pratiques et des valeurs sociales qui correspondent à une structuration patriarcale des relations humaines. Les autorités gouvernementales pourraient prendre des mesures ciblées pour lutter contre ces pratiques et ces valeurs – mais elles ne l'ont pas fait. Depuis l'inégalité hommes–femmes dans les droits citoyens inscrite dans la Constitution même du Bangladesh, de l'Inde et du Pakistan (trois pays qui appliquent la loi religieuse dans la sphère privée) jusqu'à la politique de l'enfant unique mise en œuvre en Chine au prix d'impacts dévastateurs, l'État accentue les inégalités entre les genres bien plus qu'il ne les atténue.

Encadré 6.2 Discrimination sexospécifique et proportion hommes–femmes en Chine

En Chine, il apparaît clairement que la « négligence mortelle » touchant les filles en très bas âge constitue l'un des moyens mis en œuvre par les ménages pour obtenir une répartition garçons–filles conforme à un certain idéal. La proportion garçons–filles « naturelle » dans les décès infantiles est d'environ 130 garçons pour 100 filles. Ici, et notamment dans les régions rurales, le taux est significativement inférieur (environ 114 garçons pour 100 filles dans les années 1980), ce qui semble témoigner d'un phénomène massif de négligence envers les filles en très bas âge. Les estimations chinoises sont comparables à celles du Pakistan (118) et de la Tunisie (115), deux pays caractérisés par un patriarcat strict. Elles sont par contre très inférieures à celles de la Malaisie et des Philippines (128), en Asie du Sud-Est. Les recherches réalisées en Chine rendent compte en outre d'une discrimination prénatale : la proportion garçons–filles à la naissance est passée d'environ 105 garçons pour 100 filles, tous rangs de naissance confondus, dans les années 1970 (avant l'implantation de la politique de l'enfant unique) à environ 114 dans les années 1980 et jusqu'à 153 en 1993. Par rapport aux années précédentes, la proportion garçons–filles dans les naissances signalées pendant la période 1988–1993 a augmenté pour tous les rangs de la fratrie, passant à 133 garçons pour 100 filles pour la première naissance, 172 pour la deuxième et 1 100 pour la troisième.

Inégalité des genres, charge de travail et alimentation

En dehors des régions de patriarcat strict, la discrimination sexospécifique représente rarement une menace systématique pour la vie des filles et des femmes. Elle est par ailleurs généralement corrélée à la pauvreté et tend ainsi à s'accentuer dans les ménages et les collectivités les plus démunis. Des études réalisées en Asie du Sud-Est révèlent par exemple une distorsion sexospécifique minime dans la qualité de vie à l'intérieur du ménage. Des recherches effectuées en Indonésie ne constatent pas de discrimination marquée contre les filles dans le choix des traitements médicaux et dans le poids standardisé des enfants; elles font par contre état d'une légère malnutrition chez les filles et chez les enfants des derniers rangs de la fratrie. Des données recueillies dans certaines des provinces rurales les plus pauvres des Philippines relèvent une légère discrimination sexospécifique en faveur des maris, dont les besoins en protéines sont généralement mieux comblés que ceux des femmes et des enfants. Les garçons et les enfants des premiers rangs de naissance sont relativement plus favorisés que les autres. Des études menées au Viêt Nam n'indiquent pas d'inégalités sexospécifiques significatives dans l'alimentation et dans les soins de santé de base. Toutefois, une analyse préliminaire de données nutritionnelles recueillie dans 94 villages latino-américains montre que les filles âgées de 0 à 4 ans se situent à 87 % du poids normal pour leur âge, contre 90 % pour les garçons.

Des études réalisées en Afrique subsaharienne révèlent des niveaux élevés de mortalité infantile et enfantine, mais pas vraiment d'écarts filles–garçons pouvant être attribués à une discrimination sexospécifique. Un rapport du Comité administratif de coordination/Sous-comité de la nutrition (CAC/SCN) des Nations Unies estime qu'environ 20 % des femmes africaines souffrent de malnutrition, contre 60 % des femmes sud-asiatiques. On note cependant une augmentation de la surmortalité féminine depuis quelques années. Les Enquêtes sur la démographie et la santé (Demographic and Health Surveys – DHS) du début des années 1990 constatent ainsi une surmortalité des filles de 0 à 5 ans dans neuf des 14 pays étudiés. Par ailleurs, les estimations des Nations Unies indiquent une baisse de la population féminine relative (nombre des femmes par rapport au nombre des hommes) dans la plupart des régions africaines, sauf dans le sud du continent. Cette baisse serait plus attribuable aux inégalités dans les soins de santé qu'à la discrimination alimentaire sexospécifique. De plus, le taux de mortalité maternelle est élevé (voir encadré 6.3).

Encadré 6.3 La mortalité maternelle

Les estimations de la mortalité maternelle doivent être interprétées avec beaucoup de précaution, car les données exactes sont rares. Ces mises en garde étant faites, un rapport de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) donne une certaine idée de l'ampleur du problème en Afrique subsaharienne, en particulier l'Afrique de l'Ouest. Le taux serait de 1 750 à 2 900 pour 100 000 naissances au Mali, et de 500 à 1 500 au Ghana. En Asie, à titre de comparaison, ce taux est de 600 au Bangladesh et de 900 en Papouasie-Nouvelle-Guinée, deux pays très touchés par la mortalité maternelle, et de 10 à 50 en Chine et 9 à 42 en République de Corée, deux pays beaucoup moins touchés par le phénomène. L'Afrique subsaharienne représente 20 % des naissances dans le monde, mais 40 % des décès maternels. Ces niveaux élevés de mortalité maternelle sont attribuables en partie à la pauvreté généralisée qui sévit dans la région, mais aussi au manque de services de base. Par rapport à d'autres régions du monde affichant un niveau similaire de PNB par habitant, l'Afrique de l'Ouest a moins bien converti les richesses qu'elle produit (mesurées par le PNB par habitant) en gains dans le développement humain.

En plus de rendre compte de la pauvreté générale dans cette région du monde, les taux élevés de mortalité maternelle témoignent des impacts des stratégies de survie des femmes pauvres sur leur propre santé. Dans ces économies agricoles dépourvues de marchés bien développés et de services de santé de base, le travail constitue la principale ressource des pauvres, presque la seule. Il est donc hautement valorisé, ce qui induit deux phénomènes se renforçant mutuellement : une fécondité soutenue et un taux élevé de mortalité infantile. Les femmes supportent un fardeau considérable de travail productif et reproductif, en plus de mettre au monde de nombreux enfants. Au total, leur santé physique en souffre considérablement – d'autant plus que la grossesse et l'accouchement ne sont pas sans risques.

Ainsi que nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, les femmes travaillent plus d'heures par jour que les hommes dans la plupart des régions du monde. C'est toutefois en Afrique subsaharienne qu'a émergé le concept d'une « pénurie de temps » qui toucherait spécifiquement les femmes et aggraverait leurs conditions de vie – et c'est là aussi que le phénomène reste le plus lourd de conséquences. Dans une enquête sur la pauvreté réalisée en Guinée, les hommes et les femmes interrogés considéraient que la charge de travail excessive des femmes représentait une dimension majeure du désavantage féminin.

Quand elles sont consacrées à des travaux particulièrement exigeants, ces longues journées de travail induisent également une détérioration de l'état nutritionnel des femmes. Les carences alimentaires féminines les plus courantes sont l'anémie ferriprive et la malnutrition protéique. Plusieurs facteurs en déterminent la gravité : (a) l'étape atteinte dans le cycle de vie; (b) le niveau de pauvreté des ménages; et (c) les caractéristiques de l'environnement plus global de la femme considérée. Les femmes en âge de procréer sont les plus carencées, à tel point que les mères n'ont pas toujours l'énergie nécessaire pour accomplir quelque tâche que ce soit en dehors des activités strictement indispensables à la survie. L'état nutrition-nel dépend en outre de la région. Par rapport au reste du continent, l'Afrique de l'Ouest affiche un pourcentage plus élevé d'enfants de faible poids à la naissance (un indicateur de la malnutrition et autres carences alimentaires de la mère), un taux élevé de mortalité maternelle mais aussi une incidence plus forte de l'anémie nutritionnelle féminine.

L'état nutritionnel des femmes dépend également de la saison et, plus précisément, des fluctuations de la charge de travail féminine au fil du cycle agricole. Pour les rurales, le stress alimentaire atteint son apogée dans les mois creux qui précèdent la moisson : les réserves du ménage sont à leur plus bas (et son apport alimentaire aussi) mais les tâches agricoles, nombreuses et harassantes, exigent un apport énergétique très important. Chez la femme enceinte, le travail pénible peut déclencher un accouchement prématuré. Par ailleurs, les femmes qui ne bénéficient pas d'un apport calorique suffisant sont plus susceptibles de donner naissance à des enfants de faible poids.

Enfin, et ce n'est pas une surprise, les carences alimentaires des femmes sont aussi corrélées à leur niveau de pauvreté. L'insécurité alimentaire attribuable à la faiblesse des revenus ainsi qu'aux pénuries alimentaires (fluctuations des approvisionnements) constitue la principale cause des carences féminines. Or, la malnutrition des femmes et la pénibilité de leur travail accroissent le risque de fausse couche. En définitive, si l'Afrique subsaharienne affiche un taux relativement satisfaisant de naissances d'un poids « raisonnablement adéquat », c'est peut-être tout simplement que les mères, les nouveau-nés et les fœtus trop mal nourris ne survivent pas.

Des études à petite échelle confirment que les femmes des ménages à faible revenu sont généralement exposées à un désavantage nutritionnel plus grand que celles des ménages mieux nantis. Elles confirment également que ces femmes payent souvent le prix fort des stratégies mises en œuvre par le ménage pour faire face aux crises. Une étude réalisée en Côte d'Ivoire ne révèle pas de différence significative dans l'indice de masse corporelle (IMC) des hommes et des femmes, mais elle souligne que l'état nutritionnel des femmes dépend plus que celui des hommes des fluctuations du revenu du ménage et du montant de ses dépenses par personne. Au Zimbabwe, la sécheresse du début des années 1990 a induit une diminution significative de l'IMC des femmes, mais pas de l'IMC des hommes. Au Cameroun, face aux pénuries graves, les femmes se privent de manger toute la journée tandis que les hommes sont plus susceptibles de migrer.

En cas de crise ou de difficultés économiques, les ménages ont donc généralement tendance à réduire leur consommation alimentaire. Toutefois, ce sont les femmes qui subissent le plus lourdement les impacts de cette stratégie. Une étude réalisée en Gambie confirme cette corrélation entre pauvreté et détérioration de la santé des femmes : un progrès technique ayant permis d'accroître la productivité de la culture de riz, il a induit une augmentation du revenu global des ménages, une amélioration de l'état nutritionnel des femmes et des enfants et une atténuation des fluctuations saisonnières du poids des femmes.

Inégalité des genres et dangerosité des moyens d'existence

Pour survivre, les ménages ont également recours, particulièrement en temps de crise, à des formes de travail dangereuses ou relevant de l'exploitation. Elles représentent souvent une menace pour la santé, pour la qualité de vie mais aussi pour l'estime de soi. Pour les femmes comme pour les hommes, certaines activités sont physiquement plus exténuantes que d'autres, plus risquées pour la santé ou plus humiliantes. Ainsi, en Asie du Sud, la conduite du rickshaw, un travail très pénible presque entièrement masculin, favorise la tuberculose. Puisque les personnes mieux nanties évitent les activités professionnelles de ce type, ces emplois constituent généralement un indicateur fiable de la pauvreté.

La prostitution peut également faire office de stratégie de survie en cas de crise. Elle touche plutôt les filles et les femmes que les garçons et les hommes. Dans certaines régions du sud-est asiatique où le tourisme constitue une source

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Prostituées à Mumbai, en Inde
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

importante de devises, l'essor des activités entourant « l'hospitalité » s'inscrit dans la logique de promotion des exportations. Or, ces activités emploient essentiellement des femmes et reposent en grande partie sur le travail sexuel. Toujours dans cette région du monde, les sommes envoyées à leur famille par les filles prostituées constituent souvent l'unique source de revenu des ménages ruraux pauvres.

La prostitution a toujours constitué un moyen d'existence risqué en ceci qu'elle expose les personnes qui s'y livrent à un certain nombre d'infections transmises sexuellement (ITS, ou maladies transmises sexuellement). Le VIH/sida accroît toutefois ce risque car il peut causer la mort. En outre, le danger touche non seulement les personnes qui offrent des services sexuels mais également celles qui en constituent la demande et, à travers elles, l'ensemble de la population. Cette demande ne se restreint pas à des groupes en particulier mais s'avère quand même plus soutenue dans certaines régions et dans certaines catégories professionnelles (voir encadré 6.4).

Encadré 6.4 Un risque accru de contamination au VIH/sida pour certains hommes

Le Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP) du Burkina Faso établit que, avec les travailleuses du sexe et les « femmes seules », les camionneurs et les militaires sont les plus à risque pour l'infection au VIH/sida. En Inde, des études confirment que les camionneurs constituent l'un des principaux vecteurs du virus. Selon une étude réalisée à Calcutta, plus de 5 % des camionneurs seraient porteurs du VIH; plus de 90 % d'entre eux fréquentent au moins une prostituée par semaine; ils ont en moyenne 200 relations sexuelles par an; 68 % n'ont jamais utilisé de préservatif masculin (condom). À mesure que les réseaux de transport se multiplient et relient les régions isolées aux grandes villes, les camionneurs deviennent en outre les principaux vecteurs de la propagation du VIH des zones urbaines aux zones rurales. Les hommes les plus susceptibles d'acheter des services sexuels sont les travailleurs peu ou pas qualifiés du secteur manufacturier urbain; les travailleurs du secteur des transports, par exemple les conducteurs de rickshaw, de taxi ou d'autobus; les travailleurs de la construction; et les commerçants et clients des marchés qui se tiennent périodiquement dans les régions urbaines et rurales.

C'est actuellement l'Afrique subsaharienne qui présente les taux de prévalence du VIH/sida les plus élevés du monde. Ce sous-continent regroupe 79 % des personnes infectées et représente 81 % des décès attribuables à l'épidémie, des chiffres disproportionnés par rapport à la part de l'Afrique subsaharienne dans la population mondiale : 10 %. Le sida gagne rapidement du terrain dans d'autres régions du monde également, en particulier l'Asie.

Si tous les segments de la population sont exposés au risque d'infection au VIH/sida, cette maladie présente des dimensions sexospécifiques très claires. Comme pour la plupart des ITS, les femmes sont biologiquement plus exposées que les hommes au risque d'infection au VIH à chacune de leurs relations sexuelles. Les relations forcées provoquent en outre des microlésions qui favorisent l'entrée du virus dans le cou-rant sanguin et accroissent par conséquent le risque d'infection. Les jeunes Africaines sont particulièrement vulnérables, car une certaine croyance populaire les prétend nécessairement exemptes de la maladie, voire capables de la guérir. Les femmes de moins de 25 ans représentent près de 30 % des cas féminins relevés en Afrique et c'est dans ce groupe que le sida progresse le plus vite. Au Burkina Faso, où 7 % de la population est touchée par l'épidémie, l'incidence chez les femmes de 19 à 24 ans est quatre à cinq fois plus élevée que chez les hommes du même âge. Les recherches indiquent en outre que la circoncision assure aux hommes une certaine protection contre les ITS, dont le VIH, ce qui pourrait contribuer à expliquer l'incidence relativement faible de ces maladies en Afrique de l'Ouest.

Indépendamment de ces considérations biologiques et culturelles, la propagation du sida est également déterminée par les inégalités hommes–femmes dans le revenu, dans le degré de prospérité et dans les possibilités économiques. En Asie du Sud, les relations sexuelles sont soit parfaitement acceptables (dans le cadre du mariage), soit complètement inacceptables (prostitution). Dans d'autres régions du monde, la tolérance envers les relations sexuelles est variable et s'échelonne entre ces deux extrêmes. Dans le cadre de leurs stratégies de survie, les femmes peuvent offrir de manière temporaire ou permanente des services sexuels en échange d'argent, de biens ou de services. Des études réalisées au Zimbabwe et en Afrique du Sud soulignent que c'est généralement la nécessité économique qui convainc les femmes de vendre des relations sexuelles. Conjuguée à la pression sociale, la pauvreté amène par ailleurs les collégiennes et les étudiantes à accepter les relations sexuelles avec des étudiants ou des professeurs de leur établissement scolaire, ou encore avec des hommes d'âge mûr de l'extérieur. Ces relations peuvent leur procurer l'argent dont elles ont besoin pour faire face aux nécessités de base (uniforme scolaire, livres, frais d'inscription et transport en autobus) ou pour participer aux activités sociales de leur école. Or, quand une relation sexuelle s'inscrit dans le cadre d'un échange économique, la capacité de la femme à se protéger des ITS s'en trouve forcément limitée.

Inégalité des genres et qualité de vie des familles : les arguments d'efficacité

L'égalité des genres peut être considérée comme une fin en soi des stratégies de développement, mais aussi comme un moyen d'atteindre d'autres buts relatifs au développement humain. On relève en effet plusieurs liens entre, d'une part, la qualité de vie des femmes, leurs capacités d'action et leurs ressources et, d'autre part, différentes variables démographiques et mesures de la prospérité. Certains de ces liens reposent sur des synergies biologiques. Par exemple, ainsi que nous l'avons mentionné, l'état nutritionnel de la mère et le poids de l'enfant à la naissance sont corrélés. L'Asie du Sud affiche les taux de faible poids à la naissance les plus élevés du monde à cause de la discrimination sexospécifique qui s'exerce dans l'allocation des ressources alimentaires et dans la mise en œuvre des soins de santé. Les femmes soumises à des carences ou autres insuffisances alimentaires sont plus susceptibles de donner naissance à des enfants de faible poids présentant des chances de survie très limitées. Bien qu'ils soient de nature biologique, ces liens découlent de dynamiques sociales. En outre, plusieurs synergies strictement sociales s'y ajoutent et les renforcent. Ensemble, ces corrélations plaident en faveur de l'élimination (ou l'atténuation) des inégalités hommes–femmes pour des motifs d'efficacité, l'égalité des genres étant vue comme un instrument de la qualité de vie générale de la population.

Genre, ressources et qualité de vie des enfants : les causalités sociales

Certaines des synergies observées dépendent au moins en partie de l'instruction des femmes; en outre, plusieurs d'entre elles ont des impacts sur l'évolution démographique. Ainsi, dans presque toutes les régions du monde, mais surtout dans les pays à faible revenu, de nombreuses recherches établissent l'existence d'une corrélation négative entre le niveau d'instruction de la mère et le taux de mortalité des enfants (voir encadré 6.5).

Encadré 6.5 Niveau d'instruction des mères et taux de mortalité des enfants

Des données provenant de 25 pays en développement montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, une scolarisation maternelle d'une durée de 1 à 3 ans abaisse de 15 % le taux de mortalité des enfants. Chez les pères, un niveau d'instruction équivalent induit une diminution du taux de mortalité des enfants de 6 %. Cette corrélation s'applique également à l'Afrique, même si ce continent présente des taux de mortalité infantile qui comptent parmi les plus élevés du monde. Des données recueillies dans 13 pays africains de 1975 à 1985 indiquent que tout accroissement de 10 % du taux d'alphabétisation des femmes entraîne une baisse de 10 % du taux de mortalité des enfants; par contre, l'alphabétisation des hommes n'a qu'une incidence minime sur la mortalité infantile et enfantine. En outre, de nombreuses recherches indiquent une relation claire entre le niveau d'instruction des femmes et leur taux de fécondité. Ici encore, la corrélation est plus forte pour les femmes que pour les hommes : le niveau d'instruction des pères a une incidence beaucoup plus faible sur le nombre des enfants. Si cette corrélation est généralement flagrante au niveau de l'instruction primaire, elle intervient un peu plus tard au niveau secondaire pour ce qui est de l'Afrique subsaharienne.

Les chercheurs avancent plusieurs explications à ce phénomène :

(a) L'instruction retarde le mariage des femmes et donc, leur première grossesse;

(b) Elle facilite leur accès à la contraception et aux services de santé et accroît leur capacité à les utiliser efficacement (tant la contraception que les services de santé);

(c) Elle leur permet de bénéficier d'un meilleur traitement de la part des professionnels de la santé.

Un nombre considérable d'observations empiriques confirme cette interprétation. Au Kenya, une étude montre que les femmes comprennent les instructions d'administration des produits réhydratants par voie orale si elles disposent d'au moins quatre années de scolarité. Au Nigéria, l'instruction accroît la capacité des femmes à traiter avec le monde extérieur, y compris les professionnels de la santé. Dans les régions rurales, les femmes sans instruction préfèrent éviter d'accoucher à l'hôpital à cause de la manière dont les infirmières les trai-tent – des traitements désagréables auxquels les femmes plus instruites ne sont pas soumises.

Plusieurs études montrent en outre que l'élévation du niveau d'instruction de la mère induit une augmentation systématique du taux de probabilité des variables suivantes :

• Fréquentation d'une clinique prénatale par la mère;

• Supervision de l'accouchement par un personnel médical qualifié;

• Vaccinations complètes de l'enfant;

• Mise en œuvre de soins médicaux efficaces et rapides si l'enfant tombe malade.

Cet impact est particulièrement marqué dans les zones plus pauvres qui possèdent peu de services de santé fonctionnels et structurés. Dans ces régions, l'instruction confère aux femmes un avantage important dans l'accès aux soins offerts.

Genre, ressources et qualité de vie des familles : préférences et priorités

Les recherches indiquent en outre que les femmes n'utilisent pas toujours de la même façon que les hommes les ressources disponibles. Par exemple, des données recueillies au Brésil indiquent que les revenus hors travail (rendement des investissements et actifs) qui sont administrés par les mères ont un impact plus grand sur la santé de la famille que les revenus administrés par les pères. En ce qui concerne le taux de survie des enfants, cet impact est 20 fois plus grand. L'instruction des mères a également une incidence plus importante que celle des pères. Toujours selon cette étude, les femmes sont légèrement plus susceptibles d'utiliser les revenus hors travail en faveur des filles, tandis que les hommes sont légèrement plus enclins à favoriser les fils.

Une recherche effectuée en Côte d'Ivoire révèle que l'accroissement de la part des femmes dans le revenu du ménage se traduit par une diminution des dépenses familiales en alcool et cigarettes, mais par une augmentation des dépenses alimentaires. L'augmentation de la part masculine du revenu se traduit par une hausse des dépenses en alcool et en cigarettes, mais aussi en vêtements pour les enfants et les adultes. Au Rwanda, à revenu égal, l'apport calorique quotidien (équivalent adulte) des ménages dirigés par une femme dépasse de 377 calories celui des ménages dirigés par un homme. C'est dans les ménages à faible ou très faible revenu que cet écart est le plus grand. En Gambie, la part de la production céréalière

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Femme vendant des ananas en Côte d'Ivoire, son enfant sur le dos
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contrôlée par les femmes ajoute 322 calories (équivalent adulte) par jour à la consommation du ménage. Au Kenya et au Malawi, la malnutrition infantile ou enfantine moyenne à grave est beaucoup moins présente dans les ménages dirigés par une femme, qu'elle soit cheffe « de jure » ou « de facto », que dans les ménages dirigés par un homme. Les enfants reçoivent même une part de l'apport calorique familial total plus grande dans les ménages dirigés par une femme cheffe « de facto » que dans toute autre catégorie familiale.

Des enquêtes réalisées dans les régions rurales des Philippines révèlent des impacts similaires sur la qualité de vie des enfants. Elles montrent notamment que la répartition familiale des ressources alimentaires favorise le chef de famille quand le ménage est dirigé par un homme. Les augmentations salariales des pères et des maris induisent une augmentation de la part du total calorique attribuée à eux-mêmes ainsi qu'à leurs épouses, mais une diminution de la part des enfants. Par contre, les augmentations salariales des mères et des épouses ont un impact positif significatif sur leur part relative dans l'apport calorique familial total et sur celle de leurs enfants, mais un impact négatif sur la part de leurs maris.

En Asie du Sud, la corrélation entre l'accès des femmes aux ressources et leurs capacités d'action, d'une part, et la qualité de vie de leur famille, d'autre part, n'est pas constante : elle fluctue selon l'époque, le lieu et le niveau d'analyse. Après neutralisation des écarts observés entre les « régimes sexospécifiques » des différentes parties de ce sous-continent, une étude montre cependant que les variations dans le taux de mortalité des enfants pourraient s'expliquer par les variations dans le taux d'alphabétisation des femmes et dans leur taux d'activité. L'alphabétisation des femmes s'accompagne d'un taux de mortalité inférieur chez les enfants de moins de 5 ans. Conjuguée à l'activité professionnelle, elle induit en outre une diminution du taux de mortalité des petites filles ainsi qu'une réduction de l'écart filles–garçons.

Encadré 6.6 Genre, ressources et qualité de vie des familles au Bangladesh

Dans les régions urbaines du Bangladesh, l'augmentation du pourcentage des femmes employées dans le secteur manufacturier s'est accompagnée d'une diminution du nombre des enfants travailleurs par ménage. Une grande partie des femmes indiquent qu'elles sont entrées à l'emploi d'une usine pour financer l'instruction de leurs enfants ou de leurs frères et sœurs cadets. Des recherches réalisées dans les zones rurales montrent que l'accès au microcrédit induit un accroissement considérable des niveaux d'instruction, en particulier féminins. L'analyse détaillée de données recueillies en 1995 dans deux régions distinctes mène aux conclusions suivantes.

• L'élévation du niveau d'instruction des parents accroît la probabilité que les enfants fréquentent l'école; cependant, l'impact de l'instruction maternelle est statistiquement plus élevé.

• Seule l'instruction maternelle induit une diminution de la probabilité que les enfants travaillent.

• L'accès des femmes aux prêts induit une augmentation significative de la probabilité de scolarisation des enfants, alors que l'accès des hommes à de tels prêts n'a pas cet effet. Une augmentation de 10 % du crédit féminin fait augmenter de 10 à 11 % la probabilité que les enfants fréquentent l'école et fait baisser de 10 % celle qu'ils travaillent à temps plein.

À l'inverse, dans les régions de l'Inde qui pratiquent une discrimination sexospécifique extrême, les femmes adhèrent généralement aux valeurs de leur collectivité. Par conséquent, l'instruction féminine n'a pas forcément des impacts très positifs pour les enfants, notamment les filles. Ainsi, une étude réalisée dans des zones rurales du Punjab indique que l'élévation du niveau d'instruction des femmes accroît la probabilité de surmortalité parmi les filles de leurs familles.

Les interactions entre classe, caste et genre compliquent l'interprétation des données indiennes sur l'instruction. Les données provenant des pays musulmans voisins s'avèrent moins ambiguës. Ainsi, des recherches menées au Bangladesh et au Pakistan montrent que le niveau d'instruction des deux parents détermine en grande partie la probabilité de scolarisation des enfants. Toutefois, l'instruction des mères s'avère plus déterminante à cet égard que celle des pères. Une autre étude s'appuyant sur des données recueillies auprès de ménages pakistanais montre également que l'instruction des mères joue un rôle plus déterminant que celle des pères dans la probabilité que les enfants fréquentent l'école, mais aussi dans la probabilité que les filles fréquentent l'école. Au Bangladesh, l'augmentation des possibilités d'emplois accessibles aux femmes a suscité une élévation du niveau d'instruction des enfants et a contribué à réduire l'écart sexospécifique dans l'instruction (voir encadré 6.6).

Améliorations de la qualité de vie de la famille : altruisme ou égocentrisme ?

Les constatations que nous venons de mentionner ont suscité des explications diverses qui se regroupent en deux grandes catégories : celles qui invoquent des préférences sexospécifiques et celles qui reposent plutôt sur des intérêts personnels sexospécifiques. Les explications de la première catégorie soutiennent que, du fait de leur socialisation, les femmes développent un sens plus profond de leurs liens avec autrui et adoptent des comportements plus altruistes – tandis que les hommes se définiraient plutôt par ce qui les distinguent des autres et favoriseraient par conséquent les comportements plus égocentriques. Cette interprétation s'appuie sur des études réalisées dans des contextes très divers et montrant que les hommes ont tendance à réserver une proportion plus importante de leur revenu à leur usage personnel alors que les femmes sont plus enclines à consacrer un pourcentage plus important de leur revenu à l'amélioration de la qualité de vie de leur entourage dans son ensemble.

À l'inverse, d'autres chercheurs soulignent que le sort des femmes dépend plus étroitement que celui des hommes du niveau de vie de leur famille et de leurs enfants (et surtout leurs fils en Asie du Sud). Par ailleurs, les femmes vivent plus longtemps que les hommes dans la plupart des régions du monde et dépendent de leurs enfants dans leur vieil âge. Les hommes âgés ont en outre beaucoup plus de possibilités d'épouser des jeunes femmes, particulièrement dans les régions de polygamie. Dans cette optique, le supposé altruisme maternel pourrait n'être qu'un égocentrisme déguisé (investir dans la famille pour se constituer un « capital social ») ou une manière de camoufler les formes de discrimination (non altruistes) exercées contre les filles.

Ces deux catégories d'explications ne s'excluent pas nécessairement l'une l'autre. D'un côté, les écarts sexospécifiques dans l'éducation familiale et dans la socialisation déterminent en partie les valeurs, les préférences mais aussi l'expérience de vie. De plus, les liens physiques très étroits qui unissent la mère et l'enfant de la naissance à un an et les soins ainsi que le soutien affectif que la mère fournit à ses enfants contribuent à l'instauration de relations très fortes entre eux. Enfin, du fait de ses responsabilités domestiques et familiales, la femme est plus susceptible d'entendre l'enfant pleurer de faim que l'homme travaillant loin du foyer. D'un autre côté, à cause des inégalités dans l'accès à des ressources indépendantes, les femmes ont plus intérêt que les hommes à entretenir leurs réseaux familiaux et, par conséquent, à exercer des formes de discrimination qui consolident leur statut dans leur famille. Les femmes assumant l'essentiel des soins des enfants en bas âge, il est presque impossible que la surmortalité des petites filles ne soit pas au moins en partie le résultat de leurs décisions et de leurs actions. Ainsi, dans certaines régions du monde, des études indiquent que l'élévation du niveau d'instruction des mères s'accompagne d'une augmentation de la surmortalité des filles, particulièrement celles des derniers rangs de la fratrie. Ces recherches montrent donc que l'instruction accroît les capacités d'action des femmes et leur efficacité dans la bienveillance mais aussi dans la discrimination et dans la privation, celles-ci pouvant même causer la mort de certains enfants.

Quoi qu'il en soit, ces recherches montrent que les comportements individuels et familiaux (niveau micro), y compris les améliorations apportées à l'instruction et à l'emploi des femmes, génèrent des tendances plus globales (niveau macro) nettement observables – par exemple, la transition démographique, la formation du capital humain ou l'accroissement des capacités humaines. Ces comportements établissent donc certaines des microfondations des modèles macroéconomiques que nous avons présentés au chapitre 1, et qui analysent les interactions entre la croissance économique et l'affectation sociale des revenus aux différentes dimensions du capital humain.

Conclusion

Les recherches citées dans ce chapitre montrent que l'articulation du travail productif et du travail reproductif des femmes détermine en grande partie leur propre qualité de vie et celle de leur famille, en particulier leurs enfants. Cette articulation est dans une certaine mesure historique et s'enracine dans les structures les plus profondes des sociétés. Dans les régions où les femmes n'ont pas de visibilité économique ni de légitimité sociale dans la sphère productive, et où elles sont confinées à un rôle économique peu valorisé et à un rôle social invisible dans la sphère domestique et reproductive, ces femmes ainsi que leurs filles ont une espérance de vie plus courte, une santé plus précaire et des possibilités de choix plus limitées par rapport aux hommes et aux garçons de leurs propres cultures, mais aussi par rapport aux filles et aux femmes d'autres régions du monde. Or, de telles dynamiques persistent jusqu'à l'heure actuelle.

Par ailleurs, la question de la pauvreté s'avère incontournable. Les femmes plus pauvres sont beaucoup plus exposées que les autres à l'incompatibilité des exigences et des responsabilités ressortissant aux sphères productive et reproductive, publique et privée. Les mesures qu'elles prennent pour faire face à ces contradictions peuvent avoir au total des impacts très négatifs, par exemple :

• Journées de travail plus longues pour ces femmes que pour les hommes de leurs familles;

• Épuisement plus grand et privations ou carences alimentaires plus marquées;

• Retrait des enfants de l'école, particulièrement les filles, pour soulager leurs mères de certaines tâches domes-tiques.

Ceci étant constaté, les synergies qui relient les différentes dimensions du développement humain, et que nous avons mentionnées dans ce chapitre, peuvent être exploitées. Il faut pour ce faire atténuer ou éliminer les inégalités sexospécifiques qui persistent à l'intérieur des ménages dans l'accès aux ressources, y compris le temps, mais aussi éradiquer les facteurs qui entravent l'amélioration de la qualité de vie, notamment les inégalités hommes–femmes dans la répartition de la richesse et la transmission intergénérationnelle de la pauvreté.

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7. Égalité des genres et autonomisation des femmes

Introduction

Le troisième objectif du Millénaire pour le développement (OMD) est de « promouvoir l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes » (voir tableau 1.1). OMD à part entière, ce double objectif est donc explicitement considéré comme une fin en soi, et non comme un simple instrument de concrétisation d'autres buts. Les indicateurs choisis pour mesurer les progrès accomplis par rapport à cet objectif sont les suivants :

• Rapport filles/garçons à tous les niveaux d'enseignement;

• Part des femmes dans l'emploi salarié non agricole;

• Proportion de sièges occupés par des femmes au parlement national.

De même que l'OMD de réduction de la pauvreté ne mentionne pas explicitement le genre, l'OMD de promotion de l'égalité entre les sexes et d'autonomisation des femmes ne mentionne pas explicitement la pauvreté. Les deux premiers indicateurs que nous indiquons ci-dessus font évidemment référence, implicitement, à la pauvreté. Par contre, l'accroissement de la proportion des sièges occupés par des femmes au parlement national ne favorise pas nécessairement la réduction de la pauvreté, même s'il s'avère crucial dans l'optique d'une stratégie globale de promotion de l'égalité hommes–femmes. On peut en conséquence affirmer que la réduction de la pauvreté et la promotion de l'égalité entre les genres sont, dans une certaine mesure, deux objectifs indépendants l'un de l'autre. Dans la droite ligne de nos chapitres antérieurs, celui-ci s'intéressera toutefois à l'autonomisation des femmes dans le contexte de la lutte contre la pauvreté.

La pauvreté se manifeste par un dénuement matériel, mais ses causes s'enracinent dans les relations de pouvoir qui déterminent la répartition des ressources matérielles et symboliques les plus valorisées dans la société. Ces relations placent les hommes, les femmes et les enfants pauvres en position de subordination et de dépendance par rapport à ceux et celles qui possèdent un accès privilégié à ces ressources. En plus de subir un dénuement matériel, les pauvres sont donc aussi dépourvus de pouvoir. L'autonomisation des pauvres en général doit évidemment accorder une place importante à l'autonomisation des femmes pauvres. Par ailleurs, celles-ci sont généralement subordonnées aux hommes pauvres. Les stratégies de lutte contre la pauvreté doivent par conséquent tenir compte des inégalités de genre entre les pauvres, y compris les inégalités dans la répartition et l'exercice du pouvoir.

Ce chapitre s'articule en trois axes qui correspondent aux trois « ressources » définies par les indicateurs de l'OMD sur la promotion de l'égalité entre les sexes et l'autonomisation des femmes : l'instruction; l'emploi; la représentation politique. Chacune de ces trois ressources peut induire des changements positifs dans la vie quotidienne des femmes. Pour chacune d'elles, cependant, ce sont les relations sociales régissant l'accès à la ressource considérée qui déterminent en fait les possibilités de concrétisation de ces changements.

L'autonomisation : capacités réelles d'action, ressources, réalisations

Il convient tout d'abord de clarifier le sens du terme « autonomisation » tel que nous l'entendons ici. Le pouvoir peut être défini comme étant la capacité de choisir. S'appuyant sur la notion de « pauvreté humaine » pour introduire l'indicateur du développement humain (IDH), le PNUD souligne que la pauvreté humaine ne se définit pas par ce que l'on possède ou ne possède pas, mais par les choix auxquels on a, ou non, accès. L'IDH, par conséquent, n'est pas une mesure de la prospérité, du bien-être ou du bonheur, mais une mesure de l'autonomisation (voir chapitre 4). Plusieurs termes décrivent le contraire de l'autonomisation : la désautonomisation; l'assujettissement à une subordination, à une dépendance. Dans tous les cas, ils renvoient à une privation de choix. À l'inverse, l'autonomisation désigne les processus qui confèrent la capacité de choisir à des personnes qui en étaient privées jusquelà. Autrement dit, l'autonomisation suppose une évolution, un changement. Les personnes qui bénéficient de nombreuses possibilités de choix peuvent en retirer une grande puissance. On ne peut cependant pas dire qu'elles ont suivi un parcours d'autonomisation si elles n'ont jamais été privées de la capacité de choisir.

La notion de choix repose sur deux réalités :

(a) Choisir une voie, cela suppose que l'on puisse en choisir une autre, agir autrement. La pauvreté et le manque d'autonomie vont par conséquent de pair. En effet, l'incapacité de combler ses propres besoins fondamentaux entraîne la subordination par rapport à des personnes possédant le pouvoir de les satisfaire. Elle élimine donc la possibilité d'un véritable choix. Or, cette absence de choix ne touche pas les hommes et les femmes de la même façon, car les inégalités sexospécifiques aggravent en général les impacts de la pauvreté.

(b) Pour choisir véritablement, il faut donc disposer de plusieurs possibilités d'action. Mais il faut aussi avoir conscience de ces différentes possibilités d'action. Les relations de pouvoir sont plus efficaces quand elles ne sont pas perçues comme telles. Les prérogatives des hommes et des femmes, respectivement, reposent souvent sur l'acceptation pleine et entière des relations de pouvoir telles qu'elles sont. Par exemple, les femmes peuvent accepter sans protester la violence de leurs maris ou la répartition inéquitable des ressources dans leur ménage parce que toute autre attitude est inconcevable pour elles, impossible à entrevoir. Les comportements de ce type peuvent être considérés comme des « choix ». En réalité, ils témoignent au contraire d'une absence de choix.

Toutes les possibilités de choix ne possèdent pas une pertinence égale par rapport au pouvoir. En particulier, certaines ont un impact plus grand que d'autres sur la vie quotidienne. Plusieurs choix stratégiques jalonnent l'existence : Où habiter ? Se marier ou rester célibataire ? Le cas échéant, qui épouser ? Ne pas avoir d'enfants ou fonder une famille ? Le cas échéant, combien d'enfants avoir ? Qui sera chargé de les éduquer ? Quelle liberté de mouvement et d'association maintenir ? Ces choix stratégiques induisent d'autres décisions qui peuvent influer sur la qualité de vie, mais qui n'en fixent pas les paramètres déterminants.

L'autonomisation peut être analysée sous trois angles connexes l'un à l'autre : les capacités réelles d'action; les ressources; les réalisations. Les capacités réelles d'action conditionnent la mise en œuvre des choix. À ce titre, elles constituent l'un des pivots du processus d'autonomisation. Les ressources sont les outils qui permettent d'exercer les capacités réelles d'action. Les réalisations sont les produits des capacités réelles d'action telles qu'elles ont été mises en œuvre. Nous allons maintenant examiner chacune de ces trois dimensions et les relations qu'elles entretiennent entre elles dans le contexte de l'autonomisation.

Capacités réelles d'action

Les capacités réelles d'action (ou « capacités d'action ») recouvrent les actes observables dans l'exercice d'un choix (prise de décision, protestations, négociations) ainsi que les motivations, significations et intentions dont la personne investit son action. Or, ces motivations, significations et intentions dépendent en grande partie de la manière dont cette personne est perçue par son entourage et par la société dans laquelle elle vit. La notion de « capacité réelle d'action » peut être teintée d'une connotation positive ou négative.

• Dans le sens positif, la capacité d'action correspond au pouvoir personnel d'agir, de définir sa propre vie – y compris contre l'avis d'autrui.

• Dans son sens négatif, la capacité d'action correspond à l'emprise que certains acteurs peuvent avoir sur d'autres et qui leur permet de court-circuiter leur volonté d'agir, par exemple par l'autorité, la violence ou autre forme de coercition.

Ainsi que nous l'avons mentionné, le pouvoir est plus efficace quand il élimine les possibilités de choix (et donc, les capacités d'action) sans que les personnes sur lesquelles il s'exerce en soient conscientes. Les institutions peuvent ainsi restreindre les choix stratégiques des gens en éliminant certaines possibilités d'action. Les normes culturelles ou idéologiques peuvent nier l'existence des inégalités de pouvoir ou nier qu'elles sont injustes. S'ils n'entrevoient pas d'autres possibilités d'action ou si celles-ci leur semblent assorties d'un coût personnel ou social trop élevé, les groupes subordonnés ont généralement tendance à accepter le sort que la société leur réserve, voire à y adhérer.

Dans l'optique de l'autonomisation, les capacités réelles d'action consistent non seulement à choisir activement, mais à choisir d'une manière qui remette en cause les relations de pouvoir. Comme les croyances, les convictions et les valeurs jouent un rôle central dans la légitimation de l'inégalité, le processus d'autonomisation est généralement centrifuge : il part de l'intérieur de l'individu pour gagner graduellement son environnement. Pour qu'il advienne, il faut d'abord que les personnes concernées posent un regard différent sur ellesmêmes (leur estime de soi) et sur leurs possibilités d'action.

Ressources

Les capacités réelles d'action ne s'exercent pas dans l'abstrait : elles nécessitent la mobilisation de ressources – les outils du pouvoir. La répartition de ces ressources est déterminée par les institutions et par les relations qui sous-tendent la société. Or, ainsi que nous l'avons vu au chapitre 3, les institutions sont rarement égalitaires. Certains acteurs bénéficient d'une position privilégiée dans l'interprétation des normes, des conventions et des règles institutionnelles mais aussi dans leur mise en application. Grâce à la position qu'ils occupent, les chefs de famille, chefs de tribu, présidents d'entreprises, dirigeants d'organismes et autres élites de la collectivité possèdent tous une autorité décisionnelle dans certaines institutions. La répartition des ressources dépend par conséquent de l'influence respective des différents acteurs dans la définition des priorités et dans le traitement des revendications.

Dans le processus d'autonomisation, les modalités d'accès aux ressources sont tout aussi importantes que les ressources elles-mêmes. Si l'accès au travail rémunéré peut accroître les capacités d'action des femmes dans la sphère familiale, c'est parce qu'il leur assure une source indépendante de revenus et donc, qu'il leur procure une position de repli stratégique plus favorable lors des négociations. Toutefois, les conditions de ce travail rémunéré ont également leur importance. Plus l'emploi est visible, plus ses rendements sont élevés et plus il s'exerce en dehors des structures familiales d'autorité – plus il est susceptible de renforcer la position de repli stratégique de la femme.

Réalisations

Les ressources et les capacités réelles d'action définissent les possibilités des gens, le potentiel dont ils disposent pour

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Employée d'un restaurant en Afrique du Sud
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

mener l'existence à laquelle ils aspirent. Leurs réalisations mesurent le degré de concrétisation de ce potentiel. Elles constituent donc les fruits de leurs efforts. En ce qui concerne l'autonomisation, les réalisations doivent être examinées à l'aune des capacités d'action mises en œuvre mais aussi des conséquences de ces actions. Par exemple, les OMD considèrent l'emploi salarié comme un marqueur de l'autonomisation des femmes. Pour que cette autonomisation soit réelle, il faut toutefois que la femme ait accepté l'emploi salarié pour bénéficier de possibilités d'action nouvelles ou pour stimuler son propre développement et sa propre indépendance. Si elle entre sur le marché du travail uniquement parce qu'elle a besoin d'argent de toute urgence, il n'est pas sûr que cet emploi témoigne d'une véritable autonomisation. Par ailleurs, l'emploi salarié contribue à l'autonomisation des femmes s'il leur permet d'atténuer ou d'éliminer les liens de subordination qui les assujettissent à leur entourage, pas s'il leur fournit simplement les moyens de survivre au jour le jour.

Les relations entre les capacités d'action,áles ressources et les réalisations

Il faut donc établir une distinction claire entre les capacités d'action « passive », qui s'exercent alors que la personne n'a guère de choix, et les capacités d'action « dynamique » (« active »), qui renvoient à un comportement délibéré. L'accès aux ressources peut très souvent accroître les capacités d'action dynamique des femmes. Il convient néanmoins de distinguer l'efficacité des capacités d'action et leur pouvoir de transformation. L'efficacité des capacités d'action renvoie aux résultats que la femme est susceptible d'obtenir dans ses rôles et responsabilités actuels. Le pouvoir de transformation des capacités d'action renvoie aux possibilités qui s'offrent aux femmes de repenser ces rôles et ces responsabilités, de les remettre en cause et, le cas échéant, de les changer. Par exemple, nous avons constaté au chapitre précédent que l'alphabétisation des femmes en Inde entraîne souvent une réduction de la mortalité infantile et enfantine. Ce recul de la mortalité résulte d'une augmentation de l'efficacité des capacités d'action des femmes. Par contre, la corrélation que nous avons constatée entre l'alphabétisation des femmes et leur taux d'activité, d'une part, et l'atténuation des disparités sexospécifiques dans le taux de mortalité des enfants de 0 à 5 ans, d'autre part, constitue plutôt un exemple du pouvoir transformateur des capacités d'action féminines. Dans ce cas, en effet, l'accroissement de leurs capacités a permis aux femmes d'aller à contre-courant des valeurs patriarcales traditionnelles. Le présent chapitre portera essentiellement sur le pouvoir transformateur des capacités d'action et sur les réalisations qui témoignent d'un accroissement de la capacité des femmes pauvres à analyser, contester et contrecarrer les structures patriarcales qui contraignent leur existence. Pour ce faire, nous nous poserons notamment les questions suivantes :

• Comment les femmes se considèrent-elles et comment leurs proches ainsi que les acteurs plus lointains de la société les voient-ils ?

• Comment se traitent-elles elles-mêmes et comment les autres les traitent-ils ?

• Peuvent-elles prendre des décisions d'importance dans les domaines qui touchent leur propre qualité de vie, leur propre bien-être et celui de leurs enfants, en particulier leurs filles ?

• Quel rôle jouent-elles dans les autres décisions qui se prennent dans leur famille ?

• Ont-elles de l'influence dans les questions qui touchent la collectivité et la société dans laquelle elles vivent ? Si oui, cette influence est-elle déterminante ou purement symbolique ?

Nous examinerons également les liens entre le changement individuel et le changement structurel. L'autonomisation individuelle constitue un point de départ ainsi qu'un moteur des transformations sociales, mais elle peut difficilement mettre un terme à la reproduction systémique de l'inégalité si elle ne débouche pas sur une forme quelconque de changement structurel. De la même façon, l'État peut amender les lois sur la propriété pour éroder les inégalités systémiques, mais ces gains resteront strictement symboliques tant que les femmes ne se sentiront pas concrètement aptes à faire valoir leurs droits.

Les trois dimensions qui structurent le concept d'autonomisation sont en quelque sorte des voies qui rendent possible l'avènement des processus d'autonomisation. Toute évolution dans l'une de ces dimensions peut induire des changements dans les deux autres. Ainsi, les progrès réalisés dans les capacités d'action à une période donnée peuvent générer les ressources indispensables à des actions et réalisations futures. Ces processus de changement peuvent être amorcés et complétés au cours de la vie d'une personne ou d'un groupe, mais ils peuvent aussi se dérouler sur plusieurs générations, par exemple quand une mère s'efforce de donner à ses filles des possibilités dont elle n'a pas elle-même bénéficié. L'inverse est tout aussi vrai. Les inégalités du temps présent alimentent celles de l'avenir car elles empêchent certaines personnes ou certains groupes d'acquérir les capacités nécessaires pour tirer parti des possibilités futures. Ainsi, les inégalités peuvent se répercuter d'une époque à l'autre et d'une génération à l'autre.

Instruction et autonomisation des femmes

De nombreuses recherches indiquent que l'accès à l'instruction favorise l'autonomisation des femmes. D'autres soutiennent par contre que le potentiel transformateur de l'instruction est peut-être surévalué dans certains cas. Chacune à leur manière, ces deux catégories de conclusions sont porteuses d'enseignements.

Les impacts positifs de l'instruction

Les recherches de la première catégorie constatent que l'instruction favorise le changement selon différents mécanismes. Premièrement, elle a des incidences sur la cognition et sur le comportement des individus. Or, ces incidences sont pertinentes pour tous les groupes marginalisés de la société car elles accroissent leurs capacités d'action dans le sens positif du terme (le pouvoir d'agir, de s'autodéterminer). Deuxièmement, l'instruction favorise l'accès à la connaissance, à l'information, aux idées nouvelles et elle développe la capacité d'utiliser ces ressources d'une manière efficace. Ces changements s'appliquent aux jeunes hommes aussi bien qu'aux jeunes femmes. Les jeunes hommes sont toutefois plus susceptibles d'être également exposés aux possibilités et aux idées nouvelles par leurs contacts avec le monde extérieur à leur famille et à leur collectivité locale. L'ouverture aux idées nouvelles qui est induite par l'instruction pourrait expliquer la relation positive que nous avons constatée au chapitre précédent entre le niveau d'instruction des femmes et le degré de bien-être (la qualité de vie) de leur famille.

L'instruction accroît la capacité des femmes à traiter l'information nouvelle et à l'utiliser, mais plus vite pour certaines questions que pour d'autres – par exemple, dès le niveau primaire pour certaines, mais à partir seulement du secondaire pour d'autres. Au Nigéria, par exemple, les femmes moins instruites font autant vacciner leurs enfants que les femmes plus instruites; par contre, les femmes instruites sont mieux informées que les femmes non instruites sur la planification familiale; enfin, seules les femmes possédant un niveau d'instruction secondaire (ou plus élevé) comprennent bien les maladies et leur prévention.

L'instruction aide et incite les femmes à se préoccuper de leur propre qualité de vie, mais aussi celle de leur famille. Une étude menée dans les zones rurales du Zimbabwe constate que l'instruction et le travail rémunéré (parmi d'autres facteurs) accroissent la probabilité que les femmes utilisent un moyen de contraception et bénéficient de soins prénataux, deux paramètres importants de la réduction de la mortalité maternelle. À l'inverse, les femmes peu instruites sont moins susceptibles de fréquenter un établissement de surveillance prénatale. Dans les zones rurales du Nigéria, 96 % des femmes possédant un niveau d'instruction au moins secondaire avaient consulté un professionnel des soins de santé postnataux dans les deux ans précédant l'enquête, contre 53 % des femmes possédant un niveau d'instruction primaire et 47 % des femmes ayant peu ou pas d'instruction.

L'instruction peut également avoir des impacts sur les relations de pouvoir qui s'exercent dans la famille ou à l'extérieur d'elle. Elle peut ainsi conférer aux femmes un rôle plus important dans les décisions et les inciter à contester la domination masculine dans leur foyer et dans la collectivité. Des études réalisées en Sierra Leone et au Zimbabwe montrent que, par rapport aux femmes non instruites, les femmes instruites possèdent un plus grand pouvoir de négociation avec leur famille en général, et avec leur mari en particulier, et qu'elles interviennent plus activement dans la détermination des dépenses du ménage. Dans les régions rurales du Bangladesh, les recherches établissent une corrélation positive très forte entre l'instruction des femmes et le contrôle qu'elles exercent sur l'affectation de leurs propres revenus mais aussi ceux de leurs maris, et ce, même après neutralisation des paramètres que constituent l'âge, le modèle matrimonial et les caractéristiques du mari. Une étude réalisée en Inde classe les femmes selon un indice composite mesurant leur accès aux ressources, le contrôle qu'elles exercent sur ces ressources et leur influence dans les décisions économiques; elle constate que les femmes plus instruites obtiennent selon cet indice des scores plus élevés que les femmes moins instruites.

L'instruction semble par ailleurs garantir aux femmes une certaine protection contre la violence familiale. Une enquête effectuée en Inde souligne que les femmes instruites sont mieux à même de traiter avec leurs maris violents. Des recherches réalisées dans les zones rurales du Bangladesh confirment cette corrélation.

Les limites de l'instruction comme moyen d'autonomisation

Si ces recherches sont convaincantes, d'autres soulignent que l'impact de l'instruction dépend en partie du contexte social plus général. Dans les sociétés marquées par des inégalités sexospécifiques extrêmes, l'accès des femmes à l'instruction est souvent limité par les entraves à leur mobilité et par le fait qu'elles ne jouent qu'un rôle secondaire dans l'économie générale (régionale ou nationale). L'impact de l'instruction est aussi plus limité dans ces sociétés que dans d'autres. Quand le rôle social des femmes se limite à la reproduction, l'instruction des filles vise à faire d'elles de meilleures épouses et de meilleures mères ou à accroître leurs chances de trouver un bon mari. Ces aspirations n'ont certes rien d'illégitime. Toutefois, dans le contexte de la société considérée, force est de constater qu'elles n'aident pas les filles et les femmes à mettre en question le monde qui les entoure et le statut de subordonnées qui leur échoit.

Ces interactions apparaissent clairement dans une étude comparant le rôle des femmes dans les décisions intrafamiliales, leur mobilité dans la sphère publique, le contrôle qu'elles exercent sur les ressources économiques et l'incidence de la violence familiale au Tamil Nadu, dans le sud de l'Inde, et dans l'Uttar Pradesh, dans le nord. Par rapport à ces différents indicateurs des capacités d'action féminines, les femmes du Tamil Nadu s'avèrent mieux loties que celles de l'Uttar Pradesh. De plus, les déterminants de leurs capacités d'action diffèrent d'un État à l'autre. Dans le Tamil Nadu, l'emploi et l'instruction (mais surtout l'instruction) augmentent considérablement les capacités d'action des femmes. Dans l'Uttar Pradesh, par contre, c'est la soumission des femmes aux normes patriarcales qui accroît leur influence dans les processus décisionnels intrafamiliaux et qui les protège de la violence familiale – par exemple, le montant de leur dot et le nombre de leurs fils ou leur probabilité d'en avoir. En outre, l'emploi des femmes a des implications positives significatives au niveau de la plupart des indicateurs de l'autonomisation, mais l'instruction n'exerce aucune incidence majeure à cet égard.

Pour prendre leur sens, ces observations doivent être considérées dans leur contexte. Les femmes du Tamil Nadu sont moins contraintes par les normes patriarcales et sont beaucoup plus nombreuses à travailler : l'emploi n'a donc qu'un impact secondaire. Dans l'Uttar Pradesh, c'est leur soumission aux normes patriarcales qui améliore le statut des femmes dans la famille : l'emploi salarié peut donc constituer un indicateur de la pauvreté, mais il peut aussi témoigner d'une plus grande affirmation de la part des femmes (en plus de leur assurer un revenu autonome bien concret). De fait, une étude récente montre que, dans le nord comme dans le sud de l'Inde, l'obtention d'un salaire plus élevé permet aux femmes d'accroître leur mobilité et leur influence décisionnelle, alors que les salaires masculins compriment ces deux paramètres. À l'inverse, en Uttar Pradesh, l'instruction est un signe de prospérité plutôt que de pauvreté; elle est donc plus susceptible de caractériser les femmes des ménages mieux nantis. Or, dans cette partie du nord de l'Inde, les familles les mieux nanties sont précisément celles qui imposent les contraintes les plus strictes aux femmes. L'instruction peut donc accroître l'efficacité des femmes dans les rôles traditionnels qui leur échoient, mais il est peu probable qu'elle contribue à la contestation et à l'abolition des interprétations restrictives de leurs rôles. Au contraire, elle tend plutôt à les renforcer (voir encadré 7.1).

Encadré 7.1 L'instruction comme instrument de socialisation

En Inde, une étude sur le changement social réalisée de 1975 à 1987 dans un village, progressiste du point de vue des techniques agricoles, de l'État du Maharashtra montre que l'élévation du niveau de vie a fait baisser le taux d'emploi salarié des femmes et augmenter leurs temps libres, en particulier pour les mieux nanties. Cependant, il a aussi induit une réduction de leur mobilité dans la sphère publique et une diminution du contrôle qu'elles exercent sur les ressources économiques. Le niveau d'instruction a augmenté. En particulier, le niveau d'instruction des femmes de 15 à 26 ans a beaucoup plus augmenté que celui de leurs maris. Toutefois, ce phénomène a renforcé les rôles sexospécifiques et les valeurs traditionnelles entourant la féminité. En définitive, l'instruction a permis aux filles d'attirer un « meilleur » mari et aux garçons de demander une dot plus généreuse. Au total, la mobilité a sur l'attitude des femmes un impact plus grand que l'instruction.

La deuxième réserve concernant l'instruction comme outil d'autonomisation des femmes se rapporte à la manière dont elle est dispensée, en particulier dans le système éducatif formel. Souvent, le contenu des programmes reflète les inégalités sociales et les légitime. En particulier, il dénigre le travail physique (qui incombe le plus souvent aux pauvres) et les activités domestiques (qui échoient le plus souvent aux femmes). Les programmes et les manuels scolaires se font l'écho des stéréotypes sexospécifiques : les filles sont généralement dépeintes sous les traits de la timidité, de la passivité et de la modestie tandis que les garçons sont braves, affirmés, ambitieux. Ainsi, l'instruction renforce les rôles sexospécifiques traditionnels et restreint l'éventail des futurs possibles que les filles peuvent imaginer pour elles-mêmes. En outre, les décideurs conçoivent généralement l'instruction des filles et des femmes comme un outil d'amélioration de la santé et de la qualité de vie de la famille, et non comme un outil d'accroissement des capacités économiques ou de transformation sociale. Par conséquent, l'instruction renforce les préjugés des nombreux parents pour lesquels l'école doit simplement préparer les filles à bien jouer leurs rôles domestiques. Très souvent, les matières étudiées ne sont pas les mêmes pour les garçons et pour les filles : sciences et mathématiques pour les premiers, économie familiale pour les secondes. L'instruction ne permet pas aux filles d'acquérir les compétences voulues pour gagner leur vie, sauf dans des emplois occasionnels et mal rémunérés périphériques au marché du travail. Elle ne les aide pas non plus à s'écarter du chemin qui leur est tracé, ni à prendre leur vie en main.

Les relations interpersonnelles reproduisent les inégalités sociales à l'intérieur même du système scolaire. En Inde, par exemple, les enfants des familles pauvres et des castes répertoriées (considérées comme inférieures) fréquentent des écoles différentes pourvues de ressources, elles aussi, bien distinctes. De surcroît, à l'intérieur d'une même école, les enfants sont traités différemment selon le groupe auquel ils appartiennent. Ainsi, les enfants dalit (des « intouchables ») doivent parfois s'asseoir à part des autres. Ils sont injuriés, contraints de faire des courses et autres tâches subalternes, et soumis plus souvent que les autres à des châtiments physiques. Les recherches montrent que le sexisme est aussi très répandu. En particulier, les enseignants accordent plus d'attention aux garçons et déprécient les capacités des filles. Les femmes sont souvent absentes ou presque des postes d'enseignement, ce qui pose problème. En réaffirmant et en renforçant la domination masculine dans les services publics, cette prédominance des hommes dans le milieu enseignant peut entraver l'accès des filles à l'instruction et nuire à leur parcours scolaire.

En Afrique aussi, l'attitude des enseignants est clairement sexospécifiée : les garçons ont besoin d'une carrière; les filles ont besoin d'un mari. Les enseignants ont donc tendance à se montrer démotivants et méprisants envers les filles. Ils accordent plus d'attention et de temps aux garçons, qui sont d'ailleurs souvent plus exigeants que les filles à cet égard. Même quand elle incite les filles à faire carrière, l'école les pousse plutôt vers les professions du domaine du social et de la prise en charge d'autrui : enseignement et soins infirmiers. Enfin, les pratiques et programmes « occultes » des établissements réaffirment quotidiennement le statut d'infériorité des filles et rend leur apprentissage amer et difficile, contribuant ainsi à établir une culture de mésestime de soi et de manque d'ambition chez les écolières et les étudiantes (voir encadré 7.2).

Encadré 7.2 Les difficultés des filles dans les écoles du Kenya et du Zimbabwe

Au Kenya, les filles abandonnent l'école plus tôt que les garçons et obtiennent des notes moins élevées qu'eux aux examens. Les recherches montrent que l'attitude des enseignants constitue l'obstacle principal à leur apprentissage. Ils considèrent que les filles sont paresseuses et stupides et tolèrent que les garçons les intimident et les briment. Parmi les enseignants qui ont déclaré préférer enseigner à un genre plutôt qu'à l'autre, tous – hommes et femmes confondus – précisent qu'ils aiment mieux les classes de garçons que de filles. Ils donnent plus de menues tâches et corvées aux filles qu'aux garçons. Par contre, ils confient plus volontiers aux garçons qu'aux filles des responsabilités d'enseignement. Même dans les écoles où les filles obtiennent des notes équivalentes à celles des garçons lors des examens, les enseignants décernent deux fois plus de prix aux garçons qu'aux filles. Les instituteurs et professeurs instaurent ainsi un contexte propice à l'échec féminin.

Au Zimbabwe, les étudiants (garçons) plus âgés font la cour aux étudiantes plus jeunes et les humilient quand elles refusent leurs avances. En outre, les enseignants (hommes) abusent de leur position de confiance et d'autorité pour courtiser ouvertement les étudiantes et leur offrent cadeaux ou argent pour les convaincre de leur accorder des faveurs sexuelles. Si ces phénomènes témoignent de la subordination générale des filles et des femmes, la pauvreté accroît leur vulnérabilité face à ces abus. Une grande partie de filles indiquent que leur famille n'a pas les moyens de leur payer les frais d'inscription, les trajets en autobus, les repas et les livres scolaires.

Les équipes de recherche se sont moins intéressées aux contextes d'enseignement extérieurs au système éducatif formel : systèmes parallèles, formations professionnelles, programmes d'alphabétisation des adultes, etc. Les observations montrent toutefois que, à quelques exceptions près, ces autres contextes d'enseignement reproduisent la plupart des problèmes constatés dans le système formel.

Ces limites à l'instruction comme voie de l'autonomisation ne disqualifient en rien les observations plus positives que nous avons mentionnées précédemment. Elles doivent cependant nous inciter à ne pas considérer a priori que l'impact de l'instruction est le même en tous temps et en tous lieux. Elles mettent aussi en lumière plusieurs dimensions de l'enseignement qui restreignent non seulement l'effet d'autonomisation de l'instruction, mais aussi le pouvoir d'attraction et de rétention de l'école envers les filles et les femmes, particulièrement celles des familles les plus pauvres. Enfin, la conception des programmes d'enseignement du système éducatif formel ou, plus tard, du réseau de la formation professionnelle ne tient toujours aucun compte du fait que de très nombreuses femmes dans le monde contribuent d'une manière cruciale aux moyens d'existence de leur ménage et qu'elles sont de plus en plus nombreuses à assumer le rôle de chef de famille.

Travail rémunéré et autonomisation des femmes

De nombreuses observations montrent que l'accès au travail rémunéré peut accroître d'une manière déterminante les capacités réelles d'action des femmes. Même le travail rémunéré effectué à domicile peut dans certains cas modifier l'équilibre des pouvoirs dans la famille. Ainsi, une étude réalisée en Grande-Bretagne et portant sur des femmes originaires du Bangladesh et travaillant à la pièce depuis leur domicile indique qu'avec l'augmentation du chômage masculin, ces travailleuses sont souvent devenues les principales pourvoyeuses de revenus de leur ménage. Or, ce nouveau statut a légèrement modifié l'équilibre des pouvoirs intergenres dans leur famille. De la même façon, une étude de précision portant sur des femmes effectuant un travail industriel à domicile dans la ville de Mexico souligne qu'elles réussissent à se faire mieux respecter de leur entourage, surtout quand leur contribution économique s'avère déterminante pour la survie de leur famille.

Dans les zones rurales du Bangladesh, des régions où les femmes sont depuis toujours exclues de l'économie marchande, des recherches indiquent que l'accès au microcrédit permet aux femmes de changer le regard qu'elles portent sur ellesmêmes et sur leur rôle dans les décisions familiales. Cet accès au crédit induit par ailleurs une diminution à long terme de la violence familiale ainsi qu'une augmentation des actifs féminins, surtout quand ces sommes servent à amorcer ou accroître les activités lucratives de la femme elle-même, et ce, même si ce travail reste largement effectué à domicile.

C'est toutefois dans l'emploi salarié que le travail rémunéré est le plus susceptible de déstabiliser les relations de pouvoir, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la sphère familiale.

Travail salarié dans le secteur agricole

Ainsi que nous l'avons mentionné au chapitre 3, l'essor des cultures non traditionnelles d'exportation (CNTE) dans plusieurs pays d'Afrique et d'Amérique latine s'est traduit par une augmentation de l'emploi salarié des femmes dans des unités de production de taille moyenne à grande. Le revenu qu'elles y gagnent améliore leurs conditions de vie économiques et celles de leurs familles. Plusieurs études révèlent par ailleurs que les femmes jouent un rôle majeur dans l'affectation de ce revenu. Selon une recherche effectuée en Équateur, plus de 80 % des femmes qui travaillent dans la floriculture gèrent elles-mêmes leur propre salaire. Dans le secteur kenyan de la production légumière, les femmes célibataires gèrent et contrôlent leurs propres salaires; les femmes mariées administrent leurs revenus conjointement avec leur mari.

Des enquêtes sur la production légumière du Guatemala et de la République dominicaine et sur la floriculture au Mexique indiquent que le travail salarié des femmes leur confère une plus grande autonomie dans les décisions familiales. Dans certains cas, par exemple pour les travailleuses du secteur des légumes frais de la République dominicaine, il peut même les aider à échapper à des relations matrimoniales violentes. En Colombie, les femmes qui travaillent dans la floriculture indiquent que cette activité leur permet d'élargir leurs réseaux sociaux beaucoup plus facilement qu'elles n'auraient pu le faire à la campagne. Au Kenya, les travailleuses du secteur des légumes frais soulignent que ce travail leur procure une plus grande indépendance économique, mais aussi l'occasion de rencontrer des femmes d'autres régions du pays.

Travail salarié dans le secteur non agricole

Le travail salarié dans le secteur non agricole a des impacts encore plus marqués sur la qualité de vie des femmes et sur leurs possibilités d'évolution, notamment parce que l'obtention d'un emploi hors agriculture suppose souvent un exode rural. Or, en quittant la campagne pour la ville, les femmes s'éloignent aussi de la mainmise patriarcale qu'exerçaient sur elles leur parenté et leur collectivité. Au Bangladesh, les travailleuses du secteur du vêtement se disent satisfaites d'avoir un travail « décent » ainsi qu'un salaire régulier, deux améliorations majeures par rapport au travail occasionnel et mal rémunéré qui constituait jusque-là leur seule possibilité d'activité professionnelle. Un grand nombre de ces travailleuses se servent de leur capacité salariale nouvelle pour renégocier leurs relations intrafamiliales ou pour quitter une relation matrimoniale violente. Des femmes qui n'avaient jamais pu aider leurs parents vieillissants depuis leur mariage revendiquent maintenant le droit de s'occuper d'eux. D'autres utilisent leurs revenus pour retarder un mariage qu'elles jugent trop précoce et pour contester la pratique de la dot. Les travailleuses du secteur du vêtement mentionnent aussi plusieurs autres avantages de leur travail :

• Accès à de nouveaux réseaux sociaux grâce au travail en usine;

• Accroissement de leur influence dans les décisions familiales;

• Augmentation du respect qui leur est témoigné par leur entourage familial, y compris leur mari;

• Amélioration de leur estime de soi et de leurs possibilités de développement personnel;

• Accroissement de leur liberté et de leur autonomie.

D'autres enquêtes, nombreuses, font état de bilans positifs similaires. Comme au Bangladesh, les femmes de Turquie avaient jusqu'à tout récemment le droit de travailler à l'extérieur de leur domicile uniquement si cette activité s'avérait indispensable à la survie de leur famille. Dans une étude portant sur le secteur du vêtement, un nombre élevé des femmes interrogées déclarent maintenant qu'elles ne considèrent plus leur travail comme un corollaire de leur rôle familial qu'elles devront abandonner quand elles se marieront ou qu'elles auront des enfants. Au contraire, leur activité professionnelle s'inscrit désormais de manière permanente dans leur mode de vie. Une écrasante majorité de ces travailleuses ont décidé d'elles-mêmes d'entrer à l'emploi de l'usine, en particulier pour mettre à profit leurs compétences et pour sortir de la maison. Au total, 40 % de cette main-d'œuvre féminine, en grande partie de jeunes célibataires, indiquent qu'elles préfèrent travailler très loin de chez elles pour échapper au contrôle de leur famille et de leurs voisins. Elles veulent travailler dans un endroit où elles peuvent se déplacer librement pendant leur pause-repas du midi et en profiter pour rencontrer leurs amis, y compris d'éventuels amoureux.

Au Honduras, les travailleuses des maquiladoras [usines de montage à main-d'œuvre peu qualifiée] gagnent des salaires plus élevés que les autres travailleuses et soulignent des améliorations dans leurs relations familiales et conjugales ainsi qu'une augmentation de l'aide des hommes et des garçons pour les tâches domestiques. Ces femmes affichent par ailleurs un taux de participation au dernier scrutin plus élevé que les autres et se sentent plus influentes auprès du gouvernement. En outre, ces tendances s'accentuent au fil du temps. Ce phénomène pourrait expliquer que 96 % de ces travailleuses se disent très satisfaites (49 %) ou plutôt satisfaites (47 %) de leur travail, alors que la plupart des autres personnes interrogées souhaitent des améliorations de leurs conditions, en particulier salariales. De la même façon, dans plusieurs pays des Caraïbes, les travailleuses mariées des manufactures de produits d'exportation soulignent que leurs relations conjugales et familiales se sont améliorées depuis que leur contribution économique a augmenté et qu'elles participent plus activement aux décisions, conjointement avec leurs partenaires masculins.

Ceci étant, toutes ces études soulignent aussi la médiocrité des conditions de travail dans les secteurs qui recourent à l'emploi flexible pour affronter la concurrence internationale. Très souvent, ces conditions de travail relèvent carrément de l'exploitation. Les manufactures d'exportation imposent à leur effectif des journées de labeur extrêmement longues en haute saison et n'hésitent pas à les licencier pendant la saison creuse. Elles leur infligent en outre de très mauvaises conditions de travail qui peuvent dans certains cas nuire à leur santé. Au Honduras, une enquête révèle ainsi que les employés des maquiladoras ont signalé plus de problèmes de santé que les autres travailleurs dans le mois précédant l'étude; ils ont également eu moins de temps libres.

De plus, les recherches ne dressent pas toutes un bilan très positif de la capacité des femmes à prendre leur vie en main. Sur l'ensemble des femmes qui quittent la campagne pour travailler en ville afin de se faire de nouveaux amis et d'avoir une vie bien à elles, nombreuses sont celles qui n'ont en définitive jamais le temps d'atteindre ces objectifs. Il est rare que la répartition des tâches domestiques et des soins aux enfants soit renégociée entre l'homme et la femme. Même si elles travaillent plus intensivement dans la sphère rémunérée, les femmes (en particulier les femmes mariées) continuent d'assumer l'essentiel des tâches domestiques; le cas échéant, elles les partagent avec les autres femmes de leur famille, généralement leurs filles. Au total, les inégalités sexospécifiques dans la charge de travail se sont donc accentuées.

Enfin, les emplois salariés de l'agriculture et de l'industrie d'exportation des pays à faible revenu bénéficient d'une immense visibilité, mais c'est en fait dans l'économie informelle que la plupart des femmes de ces pays travaillent. Elles se consacrent à des activités qui peuvent dépendre ou non, selon le cas, de l'évolution des marchés mondiaux mais qui, systématiquement, se caractérisent par des conditions bien plus pénibles encore que le salariat dans l'agriculture ou l'industrie d'exportation. À l'intérieur de cette économie informelle, les femmes les plus pauvres se concentrent en outre dans les emplois salariés les plus occasionnels et dans le travail autonome le moins rentable. Les femmes les plus démunies de toutes travaillent essentiellement dans la prostitution, les services domestiques et le travail journalier en chantier de construction. Dans cette optique, il est bien difficile d'imaginer que leurs revenus puissent atténuer leur statut de subordination dans leur foyer ou dans leur milieu de travail

Participation politique, représentation et autonomisation des femmes

Présence des femmes dans les parlements nationaux

Le nombre des sièges occupés par une femme dans les parlements nationaux constitue le dernier des indicateurs retenus pour mesurer les progrès réalisés par rapport à l'égalité des genres et à l'autonomisation des femmes. Avec cet indicateur, l'autonomisation se déplace de la sphère privée à la sphère politique et à la représentation institutionnelle. Le droit à la représentation constitue l'un des piliers des droits civils et politiques. Si l'égalité des genres à cet égard était pleinement réalisée, 50 % de la représentation politique incomberait aux femmes. On peut considérer, moyennant certaines réserves, qu'une telle réalisation constituerait le plus ambitieux des trois changements retenus pour mesurer l'évolution de l'autonomisation des femmes. De ces trois axes, la représentation féminine pourrait par ailleurs être celui qui possède le plus grand pouvoir de transformation. En outre – mais, ici encore, moyennant certaines réserves – la représentation féminine pourrait atténuer ou éliminer une bonne partie des contraintes qui pèsent sur les possibilités d'évolution des femmes pauvres.

Les réserves que nous évoquons reposent sur les restrictions diverses qui empêchent les femmes de toutes les classes sociales et de tous les groupes de bénéficier d'une « présence stratégique » dans les parlements nationaux. Pour cette raison, la représentation politique féminine constitue le changement social le moins susceptible de se concrétiser dans un proche avenir. Indépendamment du système politique considéré, le pourcentage des femmes dans les parlements nationaux du monde s'élevait en moyenne à 13,8 % en 2000, ce qui est extrêmement peu (voir tableau 7.1). Cette proportion témoigne d'une sous-représentation extrême des femmes dans les structures dirigeantes supérieures de leurs pays respectifs. La discrimination délibérée, mais aussi différents préjugés et distorsions ayant cours dans les institutions de la société civile et dans la sphère politique, contribuent à cette exclusion des femmes, y compris celles des élites privilégiées.

La structure du politique détermine en partie le nombre des femmes candidates aux postes de pouvoir ainsi que le nombre des élues. Les possibilités de représentation féminine dépendent notamment des caractéristiques suivantes des partis politiques :

• Leur degré d'institutionnalisation;

• L'existence (ou l'absence) de règles encadrant la sélection des candidatures et, le cas échéant, le degré de précision et de clarté de ces règles;

• L'intérêt du parti considéré envers certaines questions politiques précises;

• La compatibilité (ou l'incompatibilité) de la culture politique ambiante avec la promotion de la participation féminine : force ou faiblesse de l'idéologie patriarcale; degré de pluralisme des organisations; impact de l'opposition religieuse aux réformes sexospécifiques.

Image

Une femme transportant des briques séchées dans un chantier de construction de Madagascar
ONU/DPI

Tableau 7.1 : Les femmes dans la vie politique

 

Pourcentage des sièges occupés par une femme au parlement*

Pourcentage des femmes occupant un poste décisionnel au gouvernement

 

 

 

 

Niveau ministériel

Niveau sous-ministériel

 

1987

1995

1999

1994

1998

1994

1998

MOYEN-ORIENT/
AFRIQUE DU NORD

 

 

 

 

 

 

 

Maroc

  0

  1

  1

  0

  0

  0

  8

Égypte

  4

  2

  2

  4

  6

  0

  4

Algérie

  2

  7

  3

  4

  0

  8

10

Koweït

  0

  0

  0

  0

  0

  0

  7

Oman

 

 

 

  0

  0

  2

  4

Arabie Saoudite

 

 

 

  0

  0

  0

  0

Émirats arabes unis (É. A. U.)

  0

  0

  0

  0

  0

  0

  0

Yémen

 

  1

  1

  0

  0

  0

  0

ASIE DU SUD

 

 

 

 

 

 

 

Inde

  8

  8

  8

  3

 

  7

 

Bangladesh

  9

11

  9

  8

  5

  2

  0

Pakistan

  9

  2

  2

  4

  7

  1

  1

Népal

  6

 

  6

  0

  3

  0

  0

Sri Lanka

 

  5

  5

  3

13

  6

  5

ASIE DE L'EST

 

 

 

 

 

 

 

Rép. de Corée (Corée du Sud)

  3

  2

  4

  4

 

  0

 

RPD de Corée (Corée du Nord)

21

20

20

  0

 

  2

 

Chine

21

21

22

  6

 

  4

 

Japon

  1

  3

  5

  6

  0

  8

  3

ASIE DU SUD-EST

 

 

 

 

 

 

 

Thaïlande

  3

  6

  6

  0

  4

  2

  7

Malaisie

  5

  8

  8

  7

16

  0

13

Indonésie

12

12

 

  6

  3

  1

  1

RDP lao

 

  9

21

  0

  0

  5

  0

Viêt Nam

18

18

26

  5

  0

  0

  5

Philippines

  9

  9

12

  8

10

11

19

Cambodge

21

  6

  8

  0

 

  7

 

AFRIQUE DE L'OUEST

 

 

 

 

 

 

 

Ghana

  0

  8

  9

11

  9

12

  9

Cameroun

14

12

  6

  3

  6

  5

  6

Burkina Faso

 

  4

  8

  7

10

14

10

Côte d'Ivoire

  6

  5

  8

  8

  3

  0

  3

Mali

  4

  2

12

10

21

  0

  0

Gambie

  8

 

  2

  0

29

  7

17

Sénégal

11

12

12

  7

  7

  0

15

Nigéria

 

 

 

  3

  6

11

  4

AFRIQUE DE L'EST

 

 

 

 

 

 

 

Tanzanie

 

11

16

13

13

  4

11

Kenya

  2

  3

  4

  0

  0

  4

  9

Ouganda

 

17

18

10

13

  7

13

AFRIQUE AUSTRALE

 

 

 

 

 

 

 

Zimbabwe

11

15

14

  3

12

25

  6

Zambie

  3

  7

  9

  5

  3

  9

12

Mozambique

16

25

25

  4

  0

  9

15

Malawi

10

  6

  8

  9

  4

  9

  4

CARAÏBES

 

 

 

 

 

 

 

Jamaïque

12

12

13

  5

12

17

22

Barbade

  4

11

 

  0

27

16

20

Trinité-et-Tobago

17

19

11

19

14

13

19

Guyana

37

20

18

12

15

25

22

AMÉRIQUE LATINE

 

 

 

 

 

 

 

Brésil

  5

  7

  6

  5

  4

11

13

Mexique

11

14

17

  5

  5

  5

  7

Argentine

  5

22

28

  0

  8

  3

  9

Chili

 

  8

11

13

13

  0

  8

Pérou

  6

10

11

  6

10

11

23

AUTRES COMMONWEALTH

 

 

 

 

 

 

 

Royaume-Uni

  6

10

18

  9

24

  7

19

Australie

  6

10

22

13

14

23

17

Nouvelle-Zélande

14

21

29

  8

  8

17

31

Canada

10

18

21

14

 

20

 

* Chambre unique d'un parlement unicamériste ou chambre basse d'un parlement bicamériste
Source : Les femmes dans le monde 2000, Division de la statistique des Nations Unies

Les systèmes électoraux déterminent également la représentation. Les plus susceptibles de favoriser la présence des femmes aux postes politiques sont ceux qui affichent les caractéristiques suivantes :

• Une même circonscription peut être représentée par plus d'une personne;

• Plusieurs partis sont en lice;

• Les partis sont représentés à la proportionnelle.

Les systèmes les moins favorables à l'élection de femmes à des postes de pouvoir politique sont ceux qui appliquent le principe de la majorité. Ils incitent les partis à présenter un candidat unique par circonscription et favorisent ceux qui remportent le plus grand nombre de voix, au lieu de représenter les électeurs dans leur diversité. En 1999, l'analyse de 53 assemblées législatives a montré que celles qui appliquaient un système proportionnel comptaient presque 24 % de femmes, contre 11 % dans les systèmes appliquant le principe de la majorité. Quand les femmes représentent plus de 15 % des élus, cette proportion résulte presque toujours de la mise en œuvre de mesures spéciales favorisant les candidatures féminines. Ainsi, le Mozambique compte 30 % de femmes parmi ses députés et l'Afrique du Sud, 29 %. Le Bangladesh, le Burkina Faso, l'Inde, la Tanzanie et l'Ouganda réservent des sièges aux femmes dans leurs gouvernements nationaux ou locaux respectifs.

Selon la manière dont ces quotas sont appliqués, la représentation parlementaire féminine peut être soit strictement symbolique, soit parfaitement légitime. Dans certains pays, par exemple le Bangladesh, les sièges féminins sont pourvus par le parti au pouvoir. Ils ne sont alors rien d'autre qu'une banque additionnelle de votes pour le régime en place. Dans d'autres pays, par contre, les mouvements féministes encouragent vivement leurs membres à s'investir dans la politique. C'est par exemple le cas en Afrique du Sud, où une députée a joué un rôle déterminant dans l'adoption d'un processus d'analyse sexospécifique des budgets nationaux. Fondé en 1995, le Projet Budget Femmes (Women's Budget Initiative – WBI) rassemble des députées (femmes) et des membres d'ONG (voir chapitre 8).

Il faut enfin relever qu'à l'heure actuelle, quelle que soit la région du monde considérée, les femmes qui siègent aux parlements nationaux n'émanent généralement pas des couches pauvres de la société. Par ailleurs, il n'est pas certain a priori qu'elles soient plus réceptives aux besoins et aux priorités des femmes pauvres que leurs homologues masculins (les députés hommes).

Présence des femmes dans les gouvernements locaux

Pour les femmes pauvres, la participation aux structures gouvernementales locales et l'influence à ce niveau constituent peut-être un objectif plus pertinent que l'augmentation du nombre des sièges occupés par une femme au parlement national. En définitive, ce sont les structures locales qui prennent les décisions touchant le plus directement la vie quotidienne des pauvres. Plusieurs États de l'Inde, où 33 % des sièges sont maintenant réservés aux femmes dans les gouvernements locaux, ont adopté des incitatifs supplémentaires pour amener les collectivités locales à promouvoir la participation politique féminine. Dans les assemblées publiques villageoises du Madhya Pradesh et du Kerala, par exemple, il faut que les femmes représentent au moins un tiers des participants pour que le quorum soit atteint. Au Kerala, 10 % des fonds octroyés aux conseils locaux par l'État pour le développement doivent être consacrés à des projets touchant les femmes, en plus d'être gérés par des représentantes des groupes de femmes de l'assemblée villageoise.

Encadré 7.3 Priorités et préférences sexospécifiques dans les conseils villageois du Bengale occidental

Une étude comparant l'affectation des budgets dans les conseils villageois du Bengale occidental constate que les conseils dirigés par des femmes ont plus tendance à investir dans les biens publics présentant un intérêt pratique par rapport aux besoins des femmes rurales (eau, combustibles, routes), tandis que les conseils dirigés par des hommes sont plus enclins à investir dans l'instruction. Ces répartitions budgétaires correspondent d'ailleurs aux différences sexospécifiques exprimées dans les priorités des politiques. Toutefois, les principales préoccupations des femmes constituent aussi des problèmes d'importance pour les hommes. En considérant dans leur ensemble les préférences exprimées par les hommes et par les femmes, on constate que l'eau potable et les routes arrivent en tête des priorités. Les villages dirigés par des femmes reçoivent plus souvent que les autres la visite de professionnels de la santé; par contre, les dirigeants villageois masculins investissent plus massivement dans les centres éducatifs informels et s'inquiètent plus de l'absentéisme des enseignants.

L'équipe de recherche souligne par ailleurs que les autres femmes participent plus activement aux conseils locaux quand ils sont dirigés par une femme; elles sont aussi plus enclines à poser des questions à l'assemblée et beaucoup plus susceptibles d'y soumettre des demandes ou des plaintes (selon les observations relevées dans les six mois précédant l'enquête). Enfin, les femmes occupant des sièges réservés proviennent de milieux plus pauvres et de villages plus petits que les hommes. En d'autres termes, les efforts d'accroissement de la participation féminine au niveau local peuvent en définitive modifier la composition des instances décisionnaires selon le genre, la classe et la caste.

Toutes ces mesures, y compris les politiques qui réservent un certain nombre de sièges aux femmes, sont évidemment exposées aux risques d'abus. En Inde, par exemple, les observateurs se posent régulièrement les questions suivantes : Les femmes qui occupent les sièges réservés sont-elles ou non de simples courroies de transmission de leurs maris ou d'hommes puissants de leur famille ou de leur caste ? Les villageois qui n'appuient pas les partis au pouvoir assistent-ils réellement aux assemblées ? Les femmes qui décident de l'affectation des fonds sont-elles ou non soumises à des pressions pouvant les empêcher d'utiliser ces sommes au profit des femmes les plus pauvres ? Ces questionnements sont recevables, mais il est possible qu'ils perdent de leur pertinence ou, à tout le moins, qu'ils évoluent à mesure que les femmes prennent de l'expérience dans l'arène politique. Ainsi, des études réalisées au Bengale occidental révèlent une augmentation de la confiance en soi chez la plupart des femmes élues. Elles contestent les priorités des programmes de développement du panchayat (l'assemblée villageoise), privilégient les questions qui touchent plus particulièrement les femmes (par exemple, l'accès aux combustibles et à l'eau) et commencent à bâtir entre elles des alliances élargies (voir encadré 7.3).

Capacités d'action individuelles et mobilisations collectives : les bases de l'action citoyenne

Il est clair que l'implantation de politiques publiques nouvelles ou recentrées pourrait intensifier l'impact transformateur de ces changements sociaux, économiques et politiques sur les contraintes patriarcales qui limitent les possibilités d'évolution des femmes. Il est clair aussi que des forces puissantes sont susceptibles de s'opposer à cette transformation, y compris dans la sphère des politiques publiques. Cependant, l'action publique n'est pas réservée à l'État et aux organismes inter-nationaux de développement. Au contraire, il faudra probablement que des pressions politiques ascendantes soient exercées sur les centres décisionnels pour que des mesures descendantes soient implantées. Ces pressions ascendantes proviendront notamment des groupes marginalisés cherchant à faire valoir leurs droits dans différents domaines (ou de personnes agissant en leur nom).

L'action collective constitue un pivot de la transformation sociale. Les changements décrits par les OMD représentent sans aucun doute des facteurs majeurs d'accroissement des capacités d'action des femmes, même si cette autonomisation induit une mise en cause purement individuelle des structures du pouvoir dans la famille ou dans la collectivité immédiate. Il est possible que ces actions individuelles constituent une condition préalable incontournable des processus plus généraux de transformation. Toutefois, ce sont les luttes collectives des groupes subordonnés qui forment le véritable moteur de ces changements généraux. Les pressions ascendantes en faveur d'une plus grande égalité des genres dans la sphère politique viendront par conséquent de formes nouvelles d'associations qui permettront aux femmes de se faire entendre dans la vie publique et de contester collectivement le pouvoir patriarcal dans des institutions diverses.

Les associations, qu'elles soient féminines ou non, ne sont évidemment pas en soi des moteurs de l'équité entre les genres. Certaines peuvent être mises sur pied pour préserver un statu quo élitiste ou promouvoir les femmes dans un but strictement familial. D'autres, toutefois, peuvent élargir l'espace démocratique. Ces groupes n'interviennent pas nécessairement dans la sphère politique proprement dite mais, d'une façon ou d'une autre, toutes les luttes contre l'exercice arbitraire du pouvoir par les détenteurs de l'autorité (dirigeants d'entreprises, propriétaires, présidents de parti) contribuent de fait à l'élargissement de l'espace démocratique. Pour que des procédures reconnues de participation et d'imputabilité soient établies, il faut que les personnes touchées puissent dire ce qu'elles pensent des règles qui s'appliquent à elles et, le cas échéant, les modifier. Les contestations et les luttes visant l'amélioration des services sociaux publics et leur adaptation aux besoins des pauvres participent également au processus de construction et de consolidation de l'identité citoyenne. Par conséquent, les institutions politiques officielles ne sont pas les seules instances qui déterminent la vie citoyenne : tous les organismes et les groupes d'intérêt qui œuvrent à la mise en place de conditions favorables à l'exercice des droits citoyens par toute la population ont également un rôle majeur à jouer dans ce domaine.

De nombreuses actions collectives et mobilisations sociales aident les femmes pauvres, mais aussi les hommes pauvres, à se faire entendre. Elles interviennent dans toutes sortes de contextes et prennent différentes formes. En Inde, le Centre pour la jeunesse et le développement social (Centre for Youth and Social Development – CYSD) d'Orissa et d'autres organismes similaires ont créé des groupes d'entraide de femmes qui ont permis aux plus pauvres d'entre elles de se bâtir de nouvelles appartenances – une étape décisive, considérant qu'elles ne pouvaient jusque-là appartenir à aucune collectivité qu'elles auraient elles-mêmes choisie. Ces structures leur ont en outre permis d'amorcer leur participation politique. En faisant partie de ces groupes, les femmes bénéficient d'un soutien social qui les aide à se porter candidates et à être élues à différents niveaux du système des panchayats. Au total, ces associations nouvelles ont donc permis aux femmes d'acquérir les compétences nécessaires pour participer à la vie démocratique de leur collectivité.

Au Bangladesh, l'ONG Nijera Kori organise depuis une vingtaine d'années des groupes de femmes et d'hommes sans terre autour de questions vitales telles que les salaires et les droits fonciers. Cet organisme insiste de plus en plus auprès des instances gouvernementales pour qu'elles prennent leurs responsabilités envers les pauvres et pour qu'elles leur rendent des comptes sur leur action. Ses membres s'efforcent de trouver des représentants et représentantes de talent qui sauront expliquer leur point de vue sur la pauvreté et qui, le cas échéant, se présenteront aux élections. La plupart des luttes et des protestations organisées à l'instigation de Nijera Kori rassemblent les deux genres. Les femmes interviennent dans les questions « masculines » telles que la résistance aux puissants propriétaires qui accaparent les terres; les hommes interviennent dans les questions « féminines » comme que le viol et autres agressions touchant les femmes.

En Inde, l'Association des travailleuses autonomes (Self-Employed Women's Association – SEWA) s'occupait autrefois d'organiser autour de principes coopératifs et syndicaux des groupes de femmes travaillant dans l'économie informelle. Aujourd'hui, elle exerce des pressions sur le gouvernement pour qu'il se montre plus réceptif aux besoins des femmes pauvres. Dernièrement, la SEWA a multiplié les démarches pour convaincre l'Organisation internationale du travail (OIT) de ne plus exprimer uniquement le point de vue des travailleurs organisés ou syndiqués, essentiellement des hommes, et de mieux représenter les aspirations et les intérêts des travailleuses et travailleurs des secteurs informels du monde entier. L'organisme s'est en outre associé à des regroupements de travailleurs et travailleuses du secteur informel et à des équipes de recherche d'autres régions du monde pour mettre sur pied un réseau mondial, Mondialisation et syndicalisation des travailleuses du secteur informel (Women in Informal Employment Globalizing and Organizing – WIEGO).

À Trinité-et-Tobago, le Syndicat national des employés domestiques (National Union of Domestic Employees – NUDE) cherche depuis le milieu des années 1970 à être reconnu en vertu de la Loi sur les relations de travail (Industrial Relations Act) du pays. Cette loi permet aux syndicats et aux travailleurs de soumettre leurs griefs à un tribunal du travail et oblige les employeurs à se conformer aux normes de l'État en matière d'emploi. Les travailleurs domestiques, eux, sont placés sous la Loi sur les maîtres et les domestiques (Masters and Servants Act) implantée par les Britanniques pour régir les relations entre les employeurs et les employés domestiques après l'abolition de l'esclavage. Par conséquent, ils ne bénéficient pas des mêmes garanties que les autres travailleurs. Pour appuyer ses revendications, le NUDE invoque différents accords internationaux signés par le gouvernement et s'associe à la campagne « Un salaire pour le travail domestique » (Wages for Housework Campaign).

Au Mexique, les femmes autochtones participent au mouvement zapatiste pour mettre un terme à l'oppression qui sévit dans leur collectivité. Elles ont notamment soumis un programme de revendications révolutionnaire qui conteste leur statut dans leurs familles, leurs collectivités et la société en général. Par ce programme, elles exigeaient entre autres le droit de pouvoir choisir leurs maris, d'assister à des réunions, de poursuivre leurs études au-delà du niveau élémentaire et d'être élues aux instances décisionnaires de leur collectivité. Des recherches menées auprès des Mexicaines montrent qu'elles aspirent aussi à l'implantation d'une autre culture politique, différente du modèle autoritaire masculin qui prédomine encore. Souvent, le mouvement zapatiste représente pour elle une autre voie possible.

Au Bengale occidental, un projet de sensibilisation des travailleuses du sexe aux dangers du sida a non seulement atteint ses buts premiers, mais il a aussi mené à la mise sur pied d'un groupe indépendant, le Comité de coordination des femmes Durbar (Durbar Women's Co-ordination Committee). Ce comité lutte pour que les travailleuses du sexe obtiennent le respect, la reconnaissance sociale et les droits qui leur ont toujours été refusés. L'un des axes stratégiques majeurs de ces revendications est de définir le travail sexuel comme un travail à part entière, et devant à ce titre conférer aux travailleuses du sexe des droits égaux à ceux des autres travailleurs autonomes. Cette campagne exige en outre que la loi soit amen-dée pour mieux protéger les travailleuses du sexe du harcèlement policier. L'organisme a constitué une coopérative d'épargnes et de crédit et organise des actions de solidarité avec les groupes « minoritaires » qu'il considère comme aussi marginalisés que les travailleuses du sexe. Enfin, il anime différents projets culturels visant à permettre aux membres de l'association d'exercer leur droit de s'exprimer librement en public.

Conclusion

Ce chapitre a établi entre la production et la reproduction des liens qui n'avaient pas été examinés dans le chapitre précédent. Il montre en particulier que l'accessibilité des ressources sociales, économiques et politiques détermine les capacités réelles d'action des femmes dans la renégociation de leurs rôles productifs mais aussi reproductifs, et donc, d'une manière plus générale, dans la renégociation de l'ordre patriarcal. Les résultats de recherches analysés dans ce chapitre ont des impacts importants sur la théorisation des relations hommes–femmes dans le contexte du changement social.

Comme toutes les relations sociales, les relations hommes–femmes comportent de nombreuses dimensions : elles reposent sur des idées, des valeurs et des identités qu'elles contribuent par ailleurs à redéfinir constamment; elles déterminent la répartition du travail entre les tâches et entre les différents secteurs de l'activité humaine; elles définissent la répartition des ressources; enfin, elles régissent l'octroi de l'autorité, des capacités d'action et du pouvoir décisionnel. En d'autres termes, les inégalités sexospécifiques sont multidimensionnelles et ne peuvent pas être réduites à la simple question de la contrainte matérielle ou idéologique. De plus, ces relations ne sont pas toujours cohérentes en elles-mêmes : elles sont porteuses de déséquilibres et de contradictions, en particulier quand l'environnement socioéconomique plus général évolue. En définitive, toute modification de l'un des aspects des relations sociales est susceptible d'enclencher une série d'ajustements aux conséquences imprévisibles.

Certains de ces changements laissent intacte la structure du pouvoir qui sous-tend les relations sociales. D'autres peuvent avoir des impacts, intentionnels ou non, ouvrant la voie à une transformation. Par exemple, l'entrée des femmes dans l'emploi rémunéré a eu des conséquences très diverses selon le contexte et la nature du travail considéré. Dans certains cas, elle s'est soldée par un alourdissement de la charge de travail des femmes jusqu'à des niveaux extrêmes d'épuisement. Dans d'autres, elle a induit une certaine réorganisation de la division du travail dans la sphère familiale, plusieurs tâches étant confiées aux autres femmes et aux enfants de la famille ou, plus rarement, aux hommes. Enfin, le travail rémunéré des femmes peut avoir des effets négatifs sur la répartition des responsabilités familiales, les hommes réduisant leur part des dépenses du ménage pour laisser aux femmes un fardeau financier sans cesse grandissant.

Toutefois, l'accès des femmes au travail rémunéré suscite aussi d'autres types de changements dans les relations intergenres.

• Il induit une évolution des mentalités dans la valeur que les femmes s'accordent à elles-mêmes (estime de soi) mais aussi dans la valeur que leur entourage familial ou social élargi leur reconnaît (respect d'autrui dans les sphères privée et publique).

• Il multiplie les ressources dont les femmes disposent et leur donne les moyens d'intervenir plus activement dans les décisions intrafamiliales.

• Il permet aux femmes de prendre certaines décisions stratégiques par rapport à leur propre existence, par exemple retarder leur mariage ou investir dans les chances de survie et dans l'instruction de leurs enfants (réduisant souvent, par la même occasion, l'écart sexospécifique dans ces deux domaines).

• Le travail rémunéré aide aussi certaines femmes à quitter leurs maris violents ou à renégocier les conditions de leur relation matrimoniale.

• Enfin, il fournit aux jeunes femmes les outils nécessaires pour concevoir leur propre destinée au lieu que leur avenir soit tracé par leurs proches en position de domination.

Tout en reconnaissant que l'autonomisation individuelle est d'une importance capitale et peut servir de tremplin à un changement social durable, ce chapitre a souligné l'importance de l'action collective dans la promotion de l'égalité des genres. L'action collective est en effet l'un des moyens majeurs de l'institutionnalisation des changements individuels et familiaux (niveau micro) et de leur propagation au niveau social. Si ces actions collectives n'interviennent pas forcément dans l'arène politique officielle, elles sont de nature politique en ceci qu'elles contestent le pouvoir patriarcal de la société. Bien qu'elles n'atteignent pas toujours leur but initial, elles possèdent un pouvoir transformateur indéniable par le fait qu'elles mettent en question les modèles conventionnels des relations hommes–femmes et qu'elles permettent d'envisager d'autres manières de faire. Au fil de leur évolution, en passant des problèmes individuels aux problèmes sociaux ou des campagnes nationales aux campagnes internationales, ces actions collectives témoignent également de la souplesse des mouvements de promotion de l'égalité des genres. À terme, elles contribueront à transformer l'objectif d'accroissement du nombre des sièges réservés aux femmes dans les parlements en un changement social véritablement moteur de l'autonomisation.

8. L'intégration des objectifs d'équité intergenres aux politiques institutionnelles

Introduction

Nous avons examiné dans cet ouvrage l'égalité des genres en tant qu'objectif du Millénaire pour le développement (OMD), mais aussi en tant que moyen de concrétiser plus efficacement les autres OMD. En particulier, la réduction de la pauvreté occupe une place centrale dans les projets actuels de développement, et la croissance favorable aux pauvres est maintenant considérée comme l'outil privilégié de la réalisation de cet objectif. Nous allons revenir dans ce chapitre final sur différents arguments présentés au fil de cet ouvrage mais, cette fois, sous l'angle de leurs impacts sur les politiques. Nous avons examiné dans les chapitres antérieurs les liens entre l'égalité des genres et la croissance favorable aux pauvres. À la lumière des résultats des recherches, nous tenterons ici de déterminer si ces liens relèvent de l'arbitrage, de la synergie ou des deux. Les Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP) constituent souvent le tremplin d'une intégration accrue des problématiques de la pauvreté aux politiques nationales de développement. Nous analyserons par conséquent ces documents d'un point de vue sexospécifique. Nous évaluerons ensuite les implications de l'analyse sexospécifique des budgets (ASB). Enfin, nous tenterons de définir en quoi l'intégration des compétences entourant le genre aux politiques et la mobilisation de l'électorat en faveur de l'équité hommes–femmes pourraient contribuer à maintenir à l'avant-plan de la concrétisation des OMD l'égalité des genres en tant qu'objectif en soi, mais aussi en tant qu'outil de la croissance favorable aux pauvres.

Égalité des genres et croissance économique : arbitrage ou synergie ?

Notre étude des liens entre l'égalité des genres et la croissance économique a débouché sur deux conclusions divergentes.

(a) Ces deux dimensions sont liées par une relation de synergie. La promotion de l'égalité des genres stimule la croissance économique et, inversement, la croissance économique favorise l'égalité des genres. (Ce sont notamment les conclusions de Dollar et Gatti.)

(b) Elles sont liées par une relation d'arbitrage. L'intensification de l'égalité hommes–femmes entrave la croissance économique. (Ce sont les conclusions de Seguino.)

Il est important de se rappeler que la synergie positive constatée par Dollar et Gatti entre l'égalité des genres dans la scolarisation secondaire et le revenu par habitant n'intervient qu'à partir d'un certain niveau d'instruction dans la population générale. En deçà de ce seuil, il n'existe pas de corrélation significative entre les deux variables. Selon ces auteurs, cette absence de corrélation s'explique par le fait que les sociétés où l'instruction secondaire reste rare sont en général des économies pauvres et agraires. L'instruction ne peut donc y produire des rendements économiques notables que dans les limites étroites d'un secteur formel restreint.

Si cette explication est plausible pour l'instruction secondaire, plusieurs recherches présentées dans cet ouvrage montrent que d'autres types d'inégalités intergenres peuvent avoir un impact plus direct sur la croissance économique dans les pays considérés. Ces études relèvent plusieurs obstacles qui empêchent les femmes, particulièrement celles des familles pauvres, de dégager des rendements décents de leur travail. Ces obstacles sont notamment les suivants :

• Les inégalités hommes–femmes dans les capacités humaines de base (par exemple : l'alimentation; la santé; les compétences) – Elles induisent des inégalités sexospécifiques dans la productivité du travail.

• Les inégalités hommes–femmes dans l'accès aux ressources autres que le travail (par exemple : la terre; les équipements; le financement; le soutien logistique/les infrastructures) – Elles induisent des inégalités sexospécifiques dans la capacité à générer des surplus.

• Les inégalités dans le contrôle que les hommes et les femmes, respectivement, exercent sur leur propre travail et sur leurs revenus – Elles induisent des inefficacités dans la répartition.

• Les inégalités hommes–femmes dans le rendement des capacités humaines et du capital humain – Elles témoignent d'une discrimination sexiste dans l'accès aux possibilités du marché.

Autrement dit, si Dollar et Gatti ne constatent pas de corrélation positive entre l'égalité des genres et la croissance économique dans les économies pauvres agraires, c'est au moins en partie parce que les variables qu'ils ont choisies pour mesurer l'égalité hommes–femmes ne leur permettaient pas d'en constater. Les mesures les plus pertinentes de la croissance économique diffèrent selon le niveau de développement du pays considéré, la structure de son économie ainsi que l'éven-tail des stratégies de survie (moyens d'existence) dont sa population générale dispose. Elles peuvent aussi différer selon le degré de pauvreté du groupe étudié (le plus pauvre de la population ou un groupe moins démuni). En ce qui concerne les capacités humaines et le capital humain, par exemple :

• Les investissements dans l'amélioration de l'alimentation et des soins de santé de base sont d'une importance critique pour ceux et celles qui comptent avant tout sur leur force de travail physique pour survivre, c'est-à-dire essentiellement les personnes pauvres des économies agraires pauvres;

• Les investissements dans l'instruction primaire et dans les compétences de base permettent aux bénéficiaires d'obtenir des emplois mieux rémunérés quand l'économie s'engage dans un processus de différenciation structurelle;

• Les investissements dans l'instruction secondaire et supérieure deviennent par contre de plus en plus importants quand l'économie prend le virage d'une production reposant sur le savoir et que les emplois plus qualifiés se multiplient.

Les mesures de l'égalité des genres les plus pertinentes pour les pays pauvres montrent donc bien l'existence d'une synergie. Comment concilier ces constatations avec l'hypothèse de l'arbitrage définie par Seguino ? Soulignons tout d'abord que Seguino mesure l'égalité hommes–femmes aux salaires, c'està-dire aux rendements du travail sur le marché de l'emploi (alors que la synergie intervient au niveau des ressources pouvant améliorer directement la productivité du travail). Or, la disparité salariale sexospécifique témoigne d'un écart de productivité uniquement dans les marchés en concurrence pure et parfaite. Dans la réalité, les marchés de l'emploi sont extrêmement segmentés et donc, les disparités salariales sexospécifiques peuvent être plus révélatrices des écarts entre les hommes et les femmes dans le pouvoir de négociation que dans la productivité. Plus la disparité salariale sexospécifique est grande, plus on peut en conclure, selon toute probabilité, que les femmes sont exclues depuis toujours des emplois formels reconnus. Quand un pays passe d'une industrie de substitution des importations à une industrialisation d'exportation de biens à forte intensité de main-d'œuvre, son avantage concurrentiel n'est plus de pouvoir compter sur un effectif masculin protégé et mieux rémunéré mais, au contraire, d'avoir à sa disposition une main-d'œuvre féminine non protégée et moins bien payée. Par conséquent, ce sont les pays qui ont le plus exclu les femmes de leur secteur formel qui sont maintenant les mieux placés pour remporter la bataille de l'exportation. En ce qui concerne les salaires, il semble donc bien qu'il existe un arbitrage entre l'égalité des genres et la croissance économique.

Égalité des genres et croissance favorable aux pauvres : arbitrage ou synergie ?

Cette conclusion appelle toutefois plusieurs réserves. Ainsi, l'arbitrage constaté est moins fort si l'on considère la croissance en faveur des pauvres plutôt que la croissance économique en général. Les variations de la corrélation entre croissance économique et développement humain dans différents pays illustrent ce phénomène. On constate habituellement une synergie entre ces deux dimensions. La croissance économique favorise les investissements dans les capacités humaines et ceuxci, en retour, alimentent la croissance économique. Les deux variables évoluent donc selon ce lien de corrélation « attendu ». Les pays qui affichent les revenus par habitant les plus élevés bénéficient généralement de taux élevés de croissance économique et de développement humain (« synergie positive »); à l'inverse, ceux qui affichent les revenus par habitant les plus faibles ont aussi des taux faibles de croissance économique et de développement humain (« synergie négative »).

Cependant, plusieurs pays s'écartent de cette corrélation attendue.

(a) Certains s'en écartent d'une manière positive : ils atteignent des taux de développement humain très supérieurs à ceux que l'on aurait pu prévoir au vu de leur revenu par habitant. Ces pays ont implanté des politiques gouvernemen-tales d'investissement dans les capacités humaines de base de leur population dès le début de leur processus de développement, au lieu d'attendre pour ce faire leur « décollage » économique.

(b) D'autres s'en écartent d'une manière négative : leur niveau de développement humain est très inférieur à celui auquel on aurait pu s'attendre. Aux premières étapes de leur développement, ils ont favorisé la croissance économique plutôt que les investissements dans les capacités humaines. En outre, certains de ces pays (par exemple, le Brésil) n'ont pas déployé d'efforts très soutenus pour que cette croissance améliore ensuite le niveau de vie des pauvres. D'autres, par contre, ont utilisé les fruits de la croissance pour améliorer les capacités humaines, adoptant la logique de la croissance comme moteur du développement humain. Aux stades ultérieurs de leur développement, ils ont ainsi bénéficié d'un cycle « vertueux » entre croissance et développement.

Dans l'étude de Seguino, la plupart des pays qui affichent des taux élevés de croissance économique ainsi que des disparités salariales sexospécifiques marquées se situent en Asie de l'Est. Or, la République de Corée, Singapour et Taïwan ont tous trois adopté l'approche de la croissance comme moteur du développement. L'État est intervenu très activement pour déterminer la trajectoire de la croissance. Il a suspendu les libertés syndicales et restreint les droits des travailleurs. Par contre, comparativement au reste du monde, il a implanté peu de programmes de redistribution du revenu et de sécurité sociale (mais il a investi dans l'instruction de base). L'État a par ailleurs tiré parti des normes culturelles de soumission des femmes et leur statut de travailleurs auxiliaires pour renforcer les contrôles patriarcaux qui encadrent le travail féminin et pour doter le pays d'une main-d'œuvre particulièrement docile. Les salaires réels généraux ont augmenté en République de Corée, mais le rapport des salaires féminins aux salaires masculins dans l'industrie manufacturière comme dans les services reste parmi les plus faibles des pays couverts par les statistiques des Nations Unies : environ 45 % en 1997.

Les écarts sexospécifiques ont évolué d'une manière toute différente dans les pays qui ont d'abord favorisé le développement humain. Ainsi, le Costa Rica affiche des disparités salariales sexospécifiques plus faibles que la République de Corée (environ 70 %), mais également des taux de croissance plus faibles. Cependant, l'arbitrage qui semble intervenir entre l'égalité des genres et la croissance au Costa Rica doit être analysé aussi à la lumière des objectifs que ce pays a atteints en matière de développement humain. L'État a favorisé l'accroissement des capacités humaines, notamment par l'implantation de systèmes de protection sociale et de soins publics de santé. Différents projets ont été mis sur pied pour aider les femmes à accroître leurs capacités de mères mais aussi de travailleuses. Par conséquent, le Costa Rica n'a pas bénéficié d'une croissance aussi rapide que la République de Corée, mais cette croissance a imposé des coûts beaucoup moins substantiels aux segments pauvres et défavorisés de sa population.

L'arbitrage entre l'égalité des genres et la croissance économique est donc moins marqué quand on le considère dans le contexte d'une croissance sexospécifiquement égalitaire et favorable aux pauvres, et moins encore à long terme. L'expansion des capacités humaines dès le tout début du processus de développement semble en fait plus susceptible d'amorcer un cycle vertueux à long terme que les stratégies privilégiant la croissance économique. L'investissement dans l'instruction féminine joue un rôle critique à cet égard. Une analyse de données relevées sur trois périodes (les années 1960, les années 1970 et les années 1980–1993) dans 35 à 76 pays en développement (selon la disponibilité des chiffres) constate qu'environ un tiers des pays qui avaient privilégié le développement humain dans les premières décennies ont établi graduellement un cycle vertueux entre le développement humain et la croissance économique. Par contre, l'écrasante majorité des pays qui avaient privilégié la croissance économique retombaient avec le temps dans des « cycles vicieux ». Très rares sont les pays qui ont réussi à passer directement d'un cycle vicieux à un cycle vertueux. Certains, toutefois, se sont mis, en cours de cheminement, à favoriser le développement humain, ce qui leur a permis de s'engager ensuite dans un cycle vertueux. L'analyse conclut qu'un pays ne peut pas passer directement au cycle vertueux s'il privilégie d'abord la croissance économique.

Les impacts de la croissance économique sur l'égalité des genres

Si l'égalité des genres semble avoir des impacts positifs sur la croissance économique, les recherches de Dollar et Gatti indiquent que l'inverse est également vrai : la croissance économique favorise l'égalité des genres. Ici encore, cette corrélation n'intervient qu'à partir d'un certain niveau de revenu par habitant et elle est plus marquée dans certaines régions et dans certains groupes religieux que dans d'autres. Dans les pays qui se situent en deçà de ce seuil de revenu par habitant, l'impact de la croissance économique sur l'égalité des genres est moins clair. Mais, ici encore, l'absence de corrélation positive entre ces deux dimensions dans les pays à faible revenu pourrait s'expliquer simplement par le choix des critères de mesure retenus pour analyser l'égalité hommes–femmes. Ainsi, une étude transnationale indique que la croissance économique attribuable à l'adhésion aux réseaux commerciaux mondiaux peut réduire graduellement l'écart salarial sexospécifique, en particulier dans le secteur marchand des économies nationales considérées. Or, Dollar et Gatti n'utilisent pas cette mesure dans leur recherche.

Ceci étant, plusieurs raisons peuvent expliquer que l'impact de la croissance économique sur l'égalité des genres est plus faible en deçà d'un certain seuil de revenu national. Tout d'abord, les pays qui tentent actuellement de se faire une place sur les marchés mondiaux sont exposés à une concurrence internationale beaucoup plus féroce que ceux qui les ont précédés dans cette voie. Or, la concurrence mondiale affaiblit le pouvoir de négociation des travailleurs vis-à-vis des employeurs. La mobilité internationale des capitaux permet aux entreprises de brandir la menace de la délocalisation si leurs travailleurs protestent contre la médiocrité des conditions de travail qu'elles veulent leur imposer. En son temps, le syndicalisme véritable (par opposition au syndicalisme d'État) a eu pour effet d'atténuer l'écart salarial hommes–femmes. Aujourd'hui, les syndicats sont de plus en plus impuissants face à la mobilité mondiale des capitaux; leurs revendications d'amélioration des conditions de travail ont donc de moins en moins de poids. En outre, dans plusieurs régions du monde, les organisations syndicales ne se sont pas montrées particulièrement réceptives aux besoins des travailleuses. Au total, si les femmes bénéficient de possibilités d'emploi plus nombreuses, leurs conditions de travail n'ont pas progressé d'une manière aussi favorable.

Une autre raison explique que la croissance économique n'a pas entraîné une atténuation des inégalités de genres équivalente dans toutes les régions du monde : les structures patriarcales ne sont pas les mêmes d'une région à l'autre. Les observations que nous avons citées dans les chapitres précédents montrent que l'accès grandissant des femmes au travail rémunéré (l'une des conséquences de la croissance économique) a renforcé leur pouvoir de négociation dans leur ménage, contribuant ainsi à atténuer les disparités sexospécifiques dans l'alimentation, les soins de santé et l'instruction. La mortalité maternelle a reculé dans la plupart des pays du monde et l'espérance de vie relative des femmes (leur espérance de vie par rapport à celle des hommes) a augmenté. Dans les régions de patriarcat strict, cependant, la croissance économique n'a eu aucun impact positif sur certaines formes de discrimination. Elle en a même aggravé plusieurs. Par exemple, les économies à croissance rapide de l'Asie de l'Est affichent des proportions hommes–femmes très déséquilibrées. Paradoxalement, l'écart sexospécifique dans l'instruction a diminué dans ces pays. Autrement dit, les pays peuvent progresser par rapport à certaines inégalités sexospécifiques tout en maintenant intacte la discrimination traditionnelle dans les droits humains les plus fondamentaux : le droit de vivre, de manger à sa faim et d'être soigné en cas de maladie.

Encadré 8.1 Le rôle majeur des femmes dans la réalisation des objectifs de développement au Bangladesh

Les femmes ont été aux avant-postes de trois « révolutions » majeures qui se sont déroulées au Bangladesh dans les 30 dernières années. Dans ce pays où l'accroissement démographique a longtemps été considéré comme le « principal problème de développement », les femmes ont suscité l'un des déclins de la fécondité les plus rapides que le monde ait connu. Ce sont elles aussi qui ont lancé la révolution du microcrédit, prouvant ainsi à la planète entière que les pauvres sont solvables. Enfin, ce sont les femmes qui constituent l'écrasante majorité de la main-d'œuvre du secteur émergent du vêtement d'exportation. Elles génèrent ainsi l'essentiel des devises qui entrent dans le pays et contribuent d'une manière importante au déclin récent du taux national de pauvreté.

En d'autres termes, la réalisation de l'égalité entre les genres dépend des ressources disponibles, mais elle dépend tout autant des valeurs sociales, de la volonté politique et de l'action publique. La croissance économique peut favoriser l'amendement des législations en faveur de l'égalité hommes–femmes, mais elle peut difficilement modifier les structures de l'inégalité si elle ne s'accompagne pas d'actions publiques de lutte contre les préjugés ancrés dans la société. Pour réduire la pauvreté et les inégalités intergenres, les stratégies macroéconomiques doivent s'appuyer sur une analyse sérieuse des synergies et des arbitrages, mais aussi des préjugés profondément enracinés qui interviennent dans les différents contextes. Elles ne peuvent donc pas préconiser une formule identique pour tous les pays et toutes les régions. S'ils font l'objet d'une analyse compétente, les intérêts et les capacités d'action des femmes constituent l'un des outils les plus puissants dont les décideurs disposent pour élaborer des politiques efficaces et atteindre différents objectifs de développement (voir encadré 8.1).

Les Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté : un bilan sexospécifique

Les acteurs nationaux et internationaux du développement sont maintenant beaucoup plus conscients des liens qui unis-sent la pauvreté et l'inégalité des genres et ils sont de plus en plus nombreux à s'engager explicitement à lutter contre ces deux phénomènes. Les instances et spécialistes du développement sont donc bien placés pour intégrer le genre et la pauvreté à tous les volets des politiques. Les Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP) sont vite devenus partie intégrante des stratégies d'aide et de coopération dans de nombreux pays. Ils permettent de mesurer l'intégration de la lutte contre la pauvreté et contre l'inégalité des genres à l'élaboration des politiques et à leur mise en œuvre.

Démarche et contenu des CSLP

Les CSLP comptent plusieurs étapes :

• Analyse de la pauvreté dans le pays considéré;

• Élaboration d'une stratégie de réduction de la pauvreté à partir de cette analyse;

• Affectation de ressources budgétaires à la mise en œuvre de la stratégie;

• Mise en place de procédures de suivi pour mesurer les progrès réalisés par rapport aux objectifs stratégiques fixés;

• À chaque étape, consultation des acteurs primaires et secondaires pour mesurer le degré d'acceptation des stratégies au niveau national dans tous les secteurs concernés.

Chacune de ces étapes s'avère indispensable pour élaborer et implanter une stratégie efficace adaptée à la situation du pays. L'analyse fixe les limites à l'intérieur desquelles les priorités et les politiques seront formulées. Cette première étape permet ensuite d'élaborer les stratégies (choix des principaux secteurs d'action et détermination de la nature des projets à mettre en œuvre), de définir les ressources nécessaires et de concevoir un système de suivi. Si les dimensions sexospécifiques de la pauvreté ne sont pas prises en compte d'une manière explicite dès l'étape de l'analyse, elles seront tout aussi absentes des politiques finales; au mieux, elles y seront incorporées après coup. Inversement, elles peuvent être traitées dans l'analyse, puis négligées aux étapes ultérieures.

Quel que soit leur contenu, les CSLP reposent sur une méthode d'élaboration, une démarche qui devrait en principe permettre d'éviter les écueils que nous venons de mentionner. Ainsi, les gouvernements et les donateurs s'engagent à adopter une approche participative dans leurs évaluations de la pauvreté et à tenir des consultations auprès d'intervenants nombreux et divers. Ces précautions devraient normalement permettre aux chercheurs, aux praticiens et aux militants qui possèdent une connaissance empirique des dynamiques à l'œuvre de fournir cette information aux décideurs afin que les politiques en tiennent compte. Ces consultations permettent également aux groupes d'intérêts, y compris ceux qui représentent les segments marginalisés de la population, de se familiariser avec les rouages de l'élaboration des politiques dans leur pays. Elles contribuent en définitive à renforcer l'action citoyenne : les citoyens et les citoyennes ne sont plus seulement les détenteurs d'un statut, mais deviennent de véritables acteurs du devenir de leurs collectivités.

Les questions sexospécifiques dans les CSLP

Au chapitre de la dimension genre, la première génération des CSLP n'incite pas à l'optimisme. L'équipe des questions sexospécifiques de la Banque mondiale a analysé 15 CSLP intérimaires et trois CSLP achevés début 2001. Elle constate que moins de la moitié de ces documents abordent les questions sexospécifiques d'une manière quelque peu précise dans leurs diagnostics de la pauvreté. Ils sont encore moins nombreux à intégrer l'analyse sexospécifique à leurs sections sur la stratégie, la répartition des ressources et le suivi/évaluation. Ainsi qu'on pouvait s'y attendre, les questions sexospécifiques sont plus présentes dans les rubriques sur la santé, l'alimentation et la population (le secteur reproductif) et, dans une certaine mesure, dans les rubriques sur l'instruction (un secteur quasi social). Dans les autres parties des documents, quand ces questions sont mentionnées (et elles le sont rarement), c'est souvent « dans une allusion fugace ou dans le cadre d'une vague intention ». Or, si les questions sexospécifiques ne sont pas explicitement intégrées au diagnostic, il est très improbable qu'elles fassent leur apparition aux étapes de l'action ou du suivi.

Une intégration limitée des questions sexospécifiques aux CSLP : le cas du Burkina Faso

Le CSLP du Burkina Faso illustre bien certains de ces problèmes. L'analyse souligne deux causes majeures de la pauvreté dans les campagnes : la productivité des activités agricoles et non agricoles est faible; les marchés des biens et des services sont fragmentaires et imparfaits. En ce qui concerne le genre, l'analyse mentionne les dimensions suivantes :

• Les disparités filles–garçons dans la fréquentation scolaire;

• Les taux élevés de mortalité maternelle et de fécondité des femmes;

• La prévalence élevée de la séropositivité dans certains segments de la population, par exemple les camionneurs, le personnel militaire, les prostituées et les femmes célibataires, en particulier les très jeunes femmes célibataires;

• La diminution de la proportion des femmes qui accouchent dans un établissement de soins de santé.

Une section spéciale intitulée « Femmes et pauvreté » indique que l'inégalité des possibilités d'instruction entrave l'emploi des femmes dans le secteur moderne. Toujours par rapport aux femmes, le document insiste par ailleurs sur les dimensions suivantes : nombreux problèmes de santé; accès limité aux soins de santé; taux d'alphabétisation inférieurs à ceux des hommes ; accès restreint au crédit ; faible taux de participation à la vie politique nationale et aux processus décisionnels. Par contre, il ne dit rien des liens qui peuvent exister entre les inégalités qu'il constate ici et la pauvreté générale qu'il analyse par ailleurs.

La section portant sur la stratégie affiche la même dissonance. Elle indique en termes généraux qu'une forte croissance du développement rural contribuerait à réduire la pauvreté et à faire augmenter le revenu des petits agriculteurs et des femmes rurales. Cependant, le document n'indique pas si ces femmes bénéficieraient automatiquement de la croissance économique ou s'il faudrait prendre des mesures précises pour qu'elles en retirent les fruits. Les références explicites aux filles et aux femmes sont confinées aux sections sur l'éducation et sur la santé, notamment par rapport au sida. Ici, la stratégie prévoit des actions ciblées en fonction de certains groupes bien définis. Ces activités sont assorties de postes budgétaires spécifiques, ce qui laisse à penser qu'elles pourraient effectivement être mises en œuvre.

D'une manière générale, le document est écrit en des termes neutres par rapport au genre : petits agriculteurs; commerçants; segments les plus pauvres de la population; bénéficiaires des services; groupes vulnérables; producteurs ruraux... Les auteurs ne semblent toutefois pas s'être demandé si ces termes désignent les femmes tout autant que les hommes et, dans l'affirmative, si les politiques et les mesures décrites tiennent ou tiendront compte des disparités sexospécifiques éventuelles dans les contraintes et les possibilités d'action. Par exemple, le rapport ne mesure pas l'impact probable des réseaux de transport, des infrastructures et des systèmes d'approvisionnement en eau sur les relations entre le genre et la croissance. Il ne décrit pas explicitement les contraintes socioculturelles réputées restreindre les moyens d'existence des femmes et il ne propose rien de précis pour les atténuer ou les éliminer. Les auteurs considèrent la promotion de l'industrie d'exportation comme l'une des voies de la croissance future mais ils ne semblent pas s'être inquiétés de la formation professionnelle des femmes qui, pourtant, représenteront probablement une part importante de la main-d'œuvre de ce secteur. Le sida constitue de toute évidence l'un des problèmes de développement majeurs dans ce pays mais le document l'aborde uniquement sous l'angle de la prostitution, sans parler de la pauvreté qui pousse les femmes vers cette profession – une omission qui réduit considérablement les probabilités de réussite des mesures envisagées pour endiguer la maladie. Enfin, les préoccupations sexospécifiques sont absentes des stratégies de promotion d'une bonne gouvernance. En d'autres termes, soit le document estime que les étapes qu'il décrit devraient suffire à intégrer les femmes en même temps que les hommes au processus de démocratisation de la société; soit, et c'est l'explication la plus plausible, il ne considère pas l'intégration des femmes comme une priorité. Au regard de toutes ces lacunes, les déclarations répétées sur le genre comme facteur incontournable de la croissance économique ou de la lutte contre la pauvreté prennent toutes les allures d'une incantation dépourvue de signification autant que d'intention concrète.

L'établissement de liens entre genre et pauvreté dans les CSLP : les cas du Viêt Nam et de la Gambie

Loin de greffer au corps du document des déclarations symboliques, le CSLP du Viêt Nam s'efforce concrètement d'adapter son analyse et ses stratégies aux liens entre genre et pauvreté qui sont constatés au niveau local. La pauvreté touche surtout les campagnes dans ce pays, et certaines régions plus que d'autres. Le document relève plusieurs causes de la pauvreté, notamment : taux de dépendance élevé (ratio des personnes à charge par rapport aux personnes actives); insuffisance des possibilités d'emploi; présence d'une femme à la tête du ménage; insuffisance de l'instruction et du capital; précarité due aux fluctuations saisonnières; insuffisance des terres; incapacité à diversifier l'activité agricole au-delà d'une culture unique; éloignement et manque d'accès aux marchés. Le rapport conclut que les principaux défis du gouvernement

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Tri du poisson au Viêt Nam
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

consistent à créer des possibilités d'emploi, améliorer l'accès aux services sociaux de base, et garantir à la population des moyens d'existence plus sûrs.

L'analyse des liens entre le genre, la pauvreté et la croissance favorable aux pauvres reste donc largement confinée à la constatation que les ménages pauvres souffrant de la faim présentent des taux de dépendance élevés et que, soit ils sont dirigés par une femme, soit ils dépendent de revenus féminins pour survivre. Mais au moins, ce document reconnaît dans la formulation de ses stratégies l'importance de la dimension genre dans les sphères productive et reproductive. L'objectif d'amélioration de l'accès au crédit fait référence aux pauvres, en particulier ceux des régions rurales, « avec priorité aux femmes ». Il est rafraîchissant par ailleurs de constater que ce crédit n'est pas restreint au microcrédit. Les stratégies d'amélioration de la formation, des services de vulgarisation et du perfectionnement professionnel dans le commerce, l'agriculture, la foresterie et la pêche privilégient également les pauvres, « notamment les femmes ». Les stratégies visant à favoriser l'accès des pauvres à l'instruction et aux services sociaux ainsi qu'aux soins de santé ciblent clairement les femmes et les enfants. La matrice des politiques présentée en annexe considère la promotion de l'égalité entre les genres et l'intensification de la présence des femmes à tous les niveaux dirigeants et décisionnels comme des parties intégrantes des politiques et mesures devant assurer une participation équitable à la croissance économique.

Le CSLP intérimaire de la Gambie tient également compte de l'ensemble des responsabilités des femmes, productives et reproductives. Il souligne que la division sexospécifique du travail peut restreindre l'accès des femmes aux services publics. Il énonce les activités principales des rurales (dont l'écrasante majorité pratique l'agriculture de subsistance) et souligne qu'elles ont moins accès que les hommes aux formes de mécanisation qui ont amélioré la productivité agricole masculine. Le document note que les femmes travaillent en général plus d'heures par jour que les hommes, assumant les tâches domestiques traditionnelles en plus de leurs activités agricoles. Dans les régions rurales, l'absence ou l'insuffisance des services de base (approvisionnement régulier en eau; magasins, services de transport et centres de soins de santé fiables) accroît considérablement la charge de travail des femmes. À partir de son analyse de la situation, le document recommande de promouvoir des méthodes de réduction du travail humain afin d'aider les femmes dans leurs activités agricoles, dans le traitement des cultures après la récolte et dans leurs tâches domestiques. Il propose en outre de favoriser la création d'emplois et de multiplier les possibilités d'activité lucrative pour les femmes.

CSLP et inégalités sexospécifiques dans la prise de parole, le pouvoir et l'influence

Au total, les CSLP s'intéressent peu au rôle des femmes dans l'économie productive. Ils s'intéressent encore moins aux inégalités de genre dans la prise de parole, le pouvoir et l'influence. Violence familiale, éducation politique, connaissances juridiques de base, promotion de la participation des femmes dans les gouvernements locaux afin qu'ils répondent mieux à leurs besoins : apparemment, la plupart des pays estiment que ces questions n'ont aucun rapport avec la lutte contre la pauvreté.

On relève néanmoins plusieurs exceptions. Ainsi, le CSLP intérimaire du Nicaragua est l'un des rares qui abordent d'une manière directe la violence sexospécifique. Il souligne qu'elle touche plutôt les citadines pauvres et les femmes ayant peu d'instruction. Les dangers les plus fréquents pour les femmes pauvres sont la prostitution ainsi que les violences sexuelles et physiques, mais les collectivités les plus démunies ne possèdent généralement pas les structures formelles nécessaires pour les protéger. Le document propose différentes initiatives de prévention et de répression de la violence familiale ainsi que des mesures d'aide aux victimes. En outre, un plan d'action national de lutte contre la violence familiale sera mis sur pied et devrait mener à la formulation de projets de loi.

Le CSLP intérimaire du Rwanda compte au nombre des quelques documents de ce type qui abordent le droit et la loi dans leurs dimensions sexospécifiques. Plus précisément, il étudie les amendements récents au code matrimonial. Celuici offre maintenant aux couples le choix entre plusieurs régimes de propriété, y compris la communauté de biens. De plus, le CSLP propose de renouveler le code du travail et la législation foncière pour abolir les restrictions aux possibilités de travail des femmes et à leur accès à la propriété personnelle.

Le CSLP de la Tanzanie est celui qui présente l'analyse la plus approfondie des consultations élargies. Pour assurer une participation active aux rencontres, les villageois ont été regroupés selon leur religion et leur sexe, les femmes représentant 22 % des participants. Le CSLP souligne le point suivant : un sixième des groupes de discussion ont déterminé que la discrimination sexospécifique constitue un obstacle à la réduction de la pauvreté, surtout en ce qui concerne les règles coutumières de propriété, l'emploi salarié et la prise des décisions au niveau des ménages ainsi qu'au niveau national. Le document note par ailleurs que les groupes de femmes ont exprimé leur inquiétude face à l'alcoolisme masculin.

Toutefois, ces exemples restent fragmentaires. Ils ne relèvent pas d'une prise en compte systématique de la sexospécificité dans l'analyse de la pauvreté et dans l'élaboration et l'implantation des stratégies antipauvreté. Ainsi que la Banque mondiale le souligne, la plupart des documents se contentent d'allusions pour la forme et d'intentions vagues (par exemple : « Accroître l'accès des filles à l'instruction »). Les mesures concrètement mises en œuvre n'ont pas encore fait l'objet d'une évaluation. Toutefois, l'analyse des documents constate déjà qu'ils s'intéressent peu à la dimension genre dans leurs diagnostics et que, par conséquent, il est très improbable que les actions proposées puissent réduire la pauvreté d'une manière optimale ou très efficace. En outre, ce sont les sections sur le suivi et l'évaluation qui accordent le moins de visibilité à la dimension genre. Les auteurs des documents semblent donc considérer que l'objectif d'égalité sexospécifique n'a aucun rapport avec la lutte contre la pauvreté et que, par conséquent, il est inutile de mesurer le chemin parcouru vers l'égalité hommes–femmes dans leurs programmes de suivi de la pauvreté.

Les enseignements des CSLP

Déprimants à lire, les CSLP qui ont été soumis jusqu'à présent s'avèrent néanmoins instructifs à plusieurs égards.

Une approche inspirée de la Banque mondiale et du FMI

Notre section précédente s'inspire en grande partie d'un bilan des CSLP établi par l'équipe des questions sexospécifiques de la Banque mondiale. Il convient toutefois de constater que les distorsions et les omissions relevées dans ce bilan correspondent en fait à celles que la Banque commettait dans ses propres évaluations de la pauvreté dans les années 1990 (voir chapitre 4). La manière dont la dimension genre est abordée dans les CSLP est en effet conforme en tous points aux pratiques – mais pas forcément aux discours – de la Banque mondiale et d'autres banques multilatérales de développement (BMD). L'analyse des investissements des BMD montre en effet qu'elles accordent rarement quelque attention que ce soit aux disparités sexospécifiques, exception faite des sommes investies dans l'instruction des filles, dans la santé génésique (mère et enfant) et dans le microfinancement.

En outre, les recoupements que nous observons entre les analyses présentées par les CSLP et les bilans de la pauvreté réalisés par la Banque mondiale ne se limitent pas au genre. Ils ne relèvent pas non plus de la coïncidence. Les CSLP sont présentés comme des documents établis de manière indépen-dante et émanant des instances nationales. Toutefois, des doutes persistent à ce sujet. En particulier, certains observateurs avancent que les pays pourraient hésiter à envisager des approches différentes de celles que préconisent la Banque mondiale et le Fond monétaire international (FMI), car ils connaissent les limites des politiques que les institutions financières internationales sont prêtes à accepter. Par conséquent, les gouvernements font largement appel aux conseils techniques extérieurs dans la préparation de leurs analyses, ce qui a pour effet d'écarter les experts locaux et de faire reculer les capacités locales. De plus, ce phénomène entraîne une uniformisation du vocabulaire, de la forme et du contenu, mais aussi des conclusions des CSLP – alors même que ces documents émanent de pays très différents les uns des autres.

L'impact des facteurs externes sur les politiques nationales

De surcroît, l'éventail des possibilités d'action qui est décrit dans les CSLP dépend de facteurs qui peuvent difficilement être endigués par des politiques nationales, mais qui restreignent très concrètement la capacité des pays pauvres à s'extraire de la pauvreté.

Le plus important de ces facteurs consiste en l'ensemble des règles mondiales du commerce. La dynamique commerciale actuelle constitue l'une des principales entraves qui empêchent les pays pauvres de tirer pleinement avantage des promesses de la mondialisation. Malgré les discours libre-échangistes des pays riches, les marchés mondiaux restent régis par une pléthore inextricable d'accords commerciaux bilatéraux et multilatéraux, d'obstacles tarifaires et non tarifaires, de normes encadrant le travail à l'échelle internationale et de codes de conduite propres aux différentes entreprises. Au total, les pays en développement qui exportent leur production vers les marchés des pays riches sont assujettis à des tarifs douaniers quatre fois plus élevés que ceux qui s'appliquent aux pays riches euxmêmes. Ces droits de douane leur coûtent 100 milliards de dollars par an, soit deux fois plus que les sommes qu'ils reçoivent au titre de l'aide internationale.

En fermant leurs marchés aux pays pauvres, les pays riches leur barrent également l'accès à l'une des voies de sortie de la pauvreté les plus importantes qui soit. Le dernier OMD qui traite des partenariats mondiaux pour le développement engage la communauté internationale à lever les droits de douane et les quotas qui restreignent les exportations des pays les moins développés. L'Union européenne et certains pays du Commonwealth (Australie et Canada) ont effectivement pris des mesures en ce sens. Mais il reste encore beaucoup à faire pour fournir aux exportations des pays les plus pauvres de la planète un accès réel aux marchés.

Le poids de l'orthodoxie économique dans les politiques nationales

Un autre facteur restreint la capacité des décideurs à élaborer et implanter des stratégies efficaces de réduction de la pauvreté : les préjugés solidement enracinés de l'orthodoxie économique, notamment en ce qui concerne la déflation, la marchandisation et l'homme pourvoyeur.

1. Le préjugé de la déflation. Pivot de l'orthodoxie économique, le préjugé déflationniste sous-tend la vision du monde que défendent la Banque mondiale et le FMI. Pour ces instances, les « bonnes » politiques économiques reposent sur la stabilité des prix et la lutte contre l'inflation galopante, l'élimination des déficits financiers, la privatisation et l'instauration d'un climat favorable aux investissements étrangers. Toute entorse à ces principes est considérée comme une « prodigalité » de la part des gouvernements. Les arguments favorables à cette « bonne » politique économique constituent l'un des principaux chapitres du manuel élaboré par la Banque mondiale pour aider les pays en développement à rédiger leurs CSLP. Ils sont d'ailleurs reproduits dans la plupart de ces documents. En matière de politiques, le discours dominant présente ces règles comme relevant du simple « bon sens » économique. En réalité, la qualité des politiques macroéconomiques doit se mesurer aussi à l'aune de la justice sociale, pas seulement à celle de la croissance économique. La stabilisation des prix et la prévention des poussées inflationnistes excessives n'empêchent pas les pays d'élargir leurs services publics de santé, d'éducation ou de sécurité sociale. De la même façon, la réduction des déficits ne justifie pas l'imposition de frais d'utilisation dans les services publics sans égard aux impacts qu'ils peuvent avoir sur la liberté et sur la qualité de vie de la population dans son ensemble, en particulier les pauvres. Il n'est pas exclu qu'il existe des arbitrages entre la réduction des déficits budgétaires et l'obtention d'une croissance durable ou sexospécifiquement équitable et favorable aux pauvres.

2. Le préjugé de la marchandisation. Ce préjugé résulte de l'incapacité généralisée des décideurs à déterminer la valeur des activités qui n'ont pas de prix sur le marché. Or, la dimension genre est d'une importance capitale ici, car le préjugé marchand rend invisible le travail non rémunéré, productif aussi bien que reproductif, et qui incombe principalement aux femmes – en particulier les femmes des ménages les plus démunis des pays pauvres. La marchandisation des services publics les rend souvent inaccessibles aux ménages démunis et elle alourdit la charge de travail des femmes qui, à leurs longues heures de travail productif, doivent ajouter un surcroît de responsabilités relevant de la reproduction sociale.

3. Le préjugé de l'homme pourvoyeur. Nous avons examiné d'une manière assez détaillée le préjugé de l'homme pour-voyeur dans les chapitres précédents. Il s'exprime très clairement dans toutes les mesures et les politiques reposant sur l'hypothèse que les ménages sont dirigés par un homme et que cet homme fournit les revenus indispensables à la satisfaction des besoins des personnes à charge : femmes, enfants, malades, handicapés, aînés. Ce préjugé de l'homme pourvoyeur sous-tend même certaines mesures et politiques de maintien et de promotion des moyens d'existence. Il abolit plusieurs droits économiques des femmes, y compris ceux qui sont censés assurer une protection en période de crise, et ce, même si les femmes assurent une part cruciale des moyens d'existence des ménages et qu'elles jouent un rôle central dans leurs stratégies de survie et d'évolution.

Considérés dans leur ensemble, ces préjugés débouchent sur des politiques qui privilégient la croissance économique par les forces du marché et par l'action individuelle sans tenir compte des inégalités dans l'accès aux possibilités générées par le marché. Or, ces politiques ont peu de chances d'instaurer la croissance sexospécifiquement équitable et favorable aux pauvres que les OMD réclament à la communauté internationale. Il reste à convaincre les décideurs obnubilés par la croissance économique que toutes les dépenses publiques qui accroissent le capital humain et les capacités humaines ne peuvent pas nécessairement se justifier par des gains économiques à court terme. Certaines alimentent la croissance économique à plus long terme. D'autres s'avèrent nécessaires pour des raisons bien différentes, mais tout aussi valables, par exemple la lutte contre la pauvreté ou la promotion de la justice sociale.

Des voies nouvelles pour l'intégration de la dimension genre

Ces propos allant à l'encontre des idées communément admises dans les cercles économiques orthodoxes, il faudra évidemment compiler toutes les données disponibles pour les faire valoir. Mais il faudra surtout que les groupes de défense des femmes ainsi que leurs alliés mettent sur pied des actions collectives pour assurer une mobilisation forte autour de ces revendications. Avec leur parti pris affiché pour la consultation, la participation et la prise en charge nationale du processus, les CSLP semblent constituer un forum idéal à cet égard. Toutefois, les bilans actuels des Cadres stratégiques de différents pays montrent que leurs échéanciers trop serrés empêchent souvent la société civile de participer pleinement à leur élaboration, même quand sa participation avait été voulue et annoncée.

Néanmoins, l'adoption du principe de la consultation représente un pas important dans la bonne direction. Elle ouvre la voie à la participation d'intervenants plus nombreux et plus divers qu'auparavant. Par ailleurs, les CSLP sont accessibles au public par le site Web de la Banque mondiale, ce qui favorise l'analyse et la réflexion citoyennes ainsi que la circulation de l'information d'un pays à l'autre. Les constatations des processus en cours ou menés à leur terme peuvent être diffusées et utilisées stratégiquement pour promouvoir la prise de parole. En définitive, l'une des leçons les plus importantes que l'on puisse tirer jusqu'à présent de l'élaboration des CSLP est que la mobilisation collective peut favoriser considérablement l'intégration de l'objectif d'équité intergenres à ces Cadres stratégiques (voir encadré 8.2).

Encadré 8.2 L'impact de la mobilisation citoyenne au Rwanda et au Kenya

Le CSLP intérimaire du Rwanda contient des allusions dispersées aux questions sexospécifiques, des paragraphes manifestement greffés, des références ad hoc. Il ne témoigne pas d'une volonté constante et soutenue d'intégrer la dimension genre au processus de réflexion et d'action. Cette lacune s'explique en partie par son échéancier d'élaboration très serré. Les auteurs n'ont pu mettre sur pied qu'une seule ronde de consultations auprès des instances ministérielles chargées de l'égalité intergenres, des femmes et du développement. Néanmoins, l'étroitesse des relations de coopération entre ces instances et les organisations féministes du pays a permis aux femmes de se faire entendre et d'obtenir en définitive que soit réalisée une analyse plus clairement sexospécifique dans le CSLP lui-même. Un atelier a rassemblé des représentants de secteurs gouvernementaux et non gouvernementaux très divers. Un comité interorganismes du CSLP a également été mis sur pied pour superviser le travail. Enfin, une instance de consultation formée à la dimension genre a travaillé avec le Ministère à l'élaboration du CSLP. Au Kenya, le Centre de coopération Genre et développement (Collaborative Centre for Gender and Development) a participé très activement à l'élaboration du cadre budgétaire décrit dans le CSLP. Il maintient clairement les questions féminines à l'ordre du jour, parallèlement aux questions dites « générales », afin d'éviter la dilution ou la disparition pure et simple des préoccupations des femmes. Ces efforts ont porté fruit, puisque le document final accorde des budgets plus généreux aux projets Femmes et Genre.

Dans le manuel de la Banque mondiale sur l'élaboration des CSLP, le chapitre sur le genre recommande de ne pas agglomérer les questions sexospécifiques à la masse des autres afin d'éviter qu'elles ne perdent de leur visibilité. Ce document préconise en outre d'examiner explicitement ces questions sexospécifiques à toutes les étapes du processus d'élaboration des CSLP, mais surtout lors de l'analyse de la pauvreté – faute de quoi l'intégration de la dimension genre aux stratégies proposées sera nécessairement limitée. Pour atteindre cet objectif, les pays peuvent par exemple se doter d'un plan d'action national sexospécifique de lutte contre la pauvreté. Ce document contiendrait un examen sérieux des problèmes, lacunes et écarts sexospécifiques relevés dans l'analyse de la pauvreté, une étude de leurs causes ainsi qu'une évaluation des politiques, projets et programmes susceptibles de les atténuer ou de les résorber. Certaines des lacunes et des contraintes sexospécifiques les plus pressantes pourraient ensuite être intégrées stratégiquement au noyau même du CSLP.

Encadré 8.3 Le rôle des CSLP dans l'amélioration des politiques nationales

En Ouganda, la réforme du secteur financier a entraîné l'adoption de plusieurs règlements et lois visant à corriger les faiblesses de la législation bancaire, mais aussi à élever le cadre juridique du secteur bancaire ougandais au niveau des normes internationales. Tout en considérant ces mesures de surveillance comme indispensables, la section ougandaise du Conseil pour l'autonomie économique des femmes en Afrique (Council for the Economic Empowerment of Women in Africa – CEEWA) souligne qu'elles ne tiennent aucun compte des écarts sexospécifiques dans l'accès au crédit. La nouvelle législation impose des restrictions aux institutions de microfinancement. Or, celles-ci constituent souvent la seule source de crédit possible pour les femmes du pays, les pauvres comme les mieux nanties. Les normes relatives au capital érigent des barrières à l'entrée du secteur qui gênent les organismes non gouvernementaux désireux d'acquérir le statut de banque ou d'institution de crédit formelle, mais parallèle. En outre, la formule d'évaluation du risque des actifs bancaires pénalise les institutions dont les actifs se composent essentiellement d'avances et dissuade les banques d'investir dans les prêts de microfinancement. Un CSLP pourrait soulever ces problèmes afin d'amender la législation financière.

Il faut également se rappeler que les CSLP constituent seulement l'un des volets des politiques nationales plus larges, qui sont le lieu de l'action publique. Même si les questions sexospécifiques sont bien intégrées aux programmes antipauvreté, il n'est pas certain que les inégalités hommes–femmes en général reculent dans les institutions de la société. Par contre, si la population participe effectivement à l'élaboration des CSLP et qu'elle s'approprie le processus, ces documents peuvent faire progresser les questions sexospécifiques au-delà du cadre national des thèmes et des secteurs prioritaires. Les CSLP qui stimulent effectivement la participation peuvent ainsi améliorer les politiques nationales, surtout dans les pays où les politiques d'équité intergenres sont encore peu développées (voir encadré 8.3).

Les stratégies sectorielles de lutte contre la pauvreté

Les processus participatifs peuvent également intervenir à l'étape de la formulation des priorités et stratégies en politiques et programmes sectoriels. Cette participation s'avère indispensable pour que l'analyse relève les véritables contraintes et possibilités d'action à l'intérieur de chaque secteur, mais aussi au niveau intersectoriel. L'association d'une microanalyse et d'une macroanalyse permet de mieux comprendre les interactions sectorielles, qui interviennent au niveau intermédiaire (méso) : (a) la microanalyse des moyens d'existence définit l'éventail des mesures prises par les pauvres pour combler leurs besoins actuels et assurer leur subsistance future; et (b) la macroanalyse de la croissance générale mesure l'importance du capital humain, social, financier, naturel et physique.

Les stratégies de réduction de la pauvreté s'avèrent évidemment plus efficaces si elles tiennent compte des synergies sexospécifiques à l'intérieur des secteurs et entre eux. Par exemple, nous avons vu que la pénurie de temps restreint considérablement la productivité agricole féminine en Afrique. La faiblesse de cette productivité et celle des rendements non agricoles confinent les femmes à des revenus médiocres et les empêchent d'engager tous les travailleurs dont elles auraient besoin et d'acheter tous les intrants agricoles nécessaires. Les hommes sont donc mieux placés qu'elles pour investir le surcroît de leurs revenus agricoles dans la diversification hors agriculture. Les bénéfices de ces entreprises non agricoles peuvent ensuite être investis dans l'amélioration de la productivité des cultures. Évidemment, il n'est pas impossible que les hommes partagent leurs bénéfices avec les femmes de leur famille. S'ils ne le font pas, toutefois, plusieurs mesures pour-raient atténuer la pénurie de temps qui touche les femmes, par exemple la diffusion (subventionnée) de techniques de réduction du travail humain ou l'élargissement de l'accès au crédit.

De plus, des investissements dans les infrastructures pour-raient diminuer la charge de travail des femmes et celle des hommes. Ainsi, l'amélioration des systèmes sanitaires et de l'approvisionnement en eau potable avantagerait la population dans son ensemble. Des estimations récentes indiquent que les Africaines consacrent en moyenne une heure par jour (et jusqu'à 100 minutes dans les régions rurales) à la corvée d'eau. Les rurales marchent plus d'un kilomètre pour s'acquitter de cette tâche. L'absence ou l'insuffisance de l'approvisionnement en eau potable et des systèmes sanitaires accroît l'incidence des maladies, ce qui contribue encore à alourdir la charge de travail des femmes et à restreindre le temps qu'il leur reste pour leurs autres activités. Quand une femme doit consacrer une ou plusieurs heures par jour aux malades de sa famille à cause des compressions dans les services de santé, le temps qu'elle peut investir dans son activité agricole s'en trouve réduit d'autant. Cette corrélation témoigne d'un autre type d'interaction entre l'agriculture et la santé. Un bilan des programmes de travaux publics au Bangladesh illustre bien les synergies intersectorielles (voir encadré 8.4).

Encadré 8.4 Les synergies sexospécifiques intersectorielles

Au Bangladesh, un programme de travaux publics conçu à l'origine pour accroître la praticabilité des routes en toutes saisons a permis en outre d'offrir de l'emploi aux femmes pauvres et de favoriser la concrétisation de certaines cibles des OMD. Le revenu des ménages a augmenté grâce à l'essor du commerce en bordure de route, à l'amélioration des possibilités de commercialisation des produits agricoles et à la multiplication des emplois salariés dans les activités non agricoles (en raison de l'augmentation de la mobilité des travailleurs). Le bilan du programme constate aussi un accroissement de l'accès à l'instruction, aux programmes des ONG et aux services gouvernementaux, en particulier pour les filles et les femmes.

Sans analyse sexospécifique explicite, toutefois, il est bien difficile d'évaluer avec justesse les arbitrages et les synergies qui interviennent dans chacun des secteurs et entre eux, et qui peuvent contribuer à la réduction des inégalités hommes–femmes. Les données ventilées par genre sont évidemment indispensables à ces évaluations, mais elles doivent impérativement s'appuyer sur une analyse sexospécifique de la pauvreté. Il est important par ailleurs que cette analyse aille au-delà des causes et des effets immédiats pour examiner les inégalités structurelles sous-jacentes qui ont généré ces causes et ces effets et pour évaluer leurs impacts à plus long terme. La distinction que nous avons établie entre les trois types de contraintes sexospécifiques – sexospécifiques sociales, accentuées par le genre et sexospécifiques imposées de l'extérieur – peut s'avérer utile au moment de la formulation des résultats d'analyse en objectifs et en plans d'action. Elle permet notamment d'établir une démarcation entre, d'une part, les projets qui s'adressent directement aux femmes ou aux hommes et, d'autre part, ceux qui touchent les relations intergenres. Les secteurs de la santé et de l'instruction nous permettront d'illustrer l'utilisation qui peut être faite de ces concepts.

Santé

Dans le domaine de la santé, certaines des disparités constatées dans les résultats obtenus sont attribuables aux déséquilibres qui interviennent dans la prestation des services. Plusieurs besoins ou problèmes de santé sont déterminés par le genre. Chez les femmes, par exemple, ils se rapportent notamment à la fonction reproductive. Ainsi, la mortalité maternelle est un problème de santé sexospécifique. (Sa réduction compte par ailleurs au nombre des cibles définies dans les OMD.) L'accès à la contraception est un besoin de santé sexospécifique en ceci que l'absence de contraception pénalise les femmes plus que les hommes. D'autres besoins et problèmes proviennent des activités professionnelles. Dans plusieurs cultures, les hommes sont plus exposés à certaines maladies en raison de leurs responsabilités traditionnelles de pourvoyeurs principaux. Pour les femmes, la prostitution et le travail sur chaînes de montage à forte intensité de main-d'œuvre présentent des risques bien précis pour la santé. Enfin, plusieurs problèmes et besoins communs aux hommes et aux femmes sont aggravés pour les uns ou pour les autres par les inégalités intergenres dans l'accessibilité et dans la prestation des services de prévention ou de traitement. Si les pauvres et les démunis ont généralement moins accès que les mieux nantis aux services de santé, ce désavantage peut frapper les femmes plus durement encore que les hommes car leur qualité de vie et leur état de santé sont moins valorisés que ceux des hommes dans la sphère familiale; ce sont les hommes qui prennent les décisions entourant les consultations et les dépenses en santé; la mobilité des femmes dans la sphère publique est restreinte. Les femmes peuvent aussi être soumises à des désavantages imposés de l'extérieur, par exemple quand les contraintes qui pèsent sur elles ne sont pas prises en compte, que les professionnels de la santé se comportent d'une manière discriminatoire envers elles, ou que le sexe de ces intervenants représente un obstacle à la prestation des soins.

Instruction

Dans le domaine de l'instruction aussi, la sexospécificité des besoins et des intérêts renvoie aux inégalités dans l'accès aux services et dans leur prestation. Par exemple, un bilan d'analyses pansectorielles des politiques de l'éducation en Ouganda montre que les autorités s'engagent dans leurs politiques nationales à réduire l'écart sexospécifique dans l'instruction. Toutefois, les mesures implantées reposent sur une analyse très incomplète de la dimension genre. En particulier, les préoccupations sexospécifiques sont pour l'essentiel restreintes à l'égalité d'accès, sans mention ou presque de l'égalité dans les résultats. En ce qui concerne les résultats, le plan souligne la nécessité d'analyser les manuels scolaires à la lumière de critères de qualité et d'équité, y compris des critères sexospécifiques. Il comporte de l'information et des instructions visant à faciliter les communications directes avec les parents et les collectivités. Les autorités reconnaissent aussi qu'il faut inciter les filles à s'intéresser à des matières et des parcours professionnels non traditionnels, et qu'il faut former des enseignantes pour accroître l'accès des filles aux niveaux post-primaires. Cependant, les causes sous-jacentes des inégalités sexospécifiques dans l'accès à l'instruction et dans ses impacts positifs ne sont nullement examinées. Une telle analyse aurait pu porter par exemple sur les points suivants :

• Les conséquences des longues journées d'école pour les enfants les plus pauvres, particulièrement les filles, qui supportent des charges de travail plus lourdes;

• La mise en œuvre de projets de communication pour sensibiliser la collectivité aux questions sexospécifiques;

• Le harcèlement sexuel dans les établissements scolaires, de la part des enseignants mais aussi des garçons, et la réponse que les structures d'encadrement des professeurs apportent à ces problèmes.

De plus, pour maintenir les gains obtenus dans l'accessibilité, il faut absolument que les niveaux décisionnaires supérieurs accordent une attention plus soutenue à la dimension genre et qu'un programme cohérent d'accroissement des capacités soit mis en œuvre dans le secteur considéré.

Pour la santé comme pour l'instruction, les recherches citées dans cet ouvrage montrent que l'autonomisation des femmes peut favoriser la concrétisation des buts visés dans les OMD. En effet, les femmes pauvres qui accèdent à l'autonomisation sont mieux outillées dans les domaines suivants :

• Se procurer des moyens de contraception et obtenir des services ciblés de santé maternelle;

• Assurer la survie et la santé de leurs enfants et des autres membres de leur famille;

• Favoriser l'instruction de leurs enfants;

• Réduire la discrimination sexospécifique contre leurs filles dans la santé et dans l'instruction et leur assurer des conditions de vie plus favorables que celles qui ont été les leurs;

• Convaincre leurs partenaires (maris ou autres) d'adopter des pratiques sexuelles sûres afin de réduire le risque d'infection au VIH/sida.

L'analyse sexospécifique des budgets (ASB)

Nous avons indiqué la nécessité d'intégrer les questions sexospécifiques à toutes les sections des CSLP et à toutes les étapes du processus. L'efficacité de la stratégie mise en œuvre ainsi que sa pertinence par rapport à la dimension genre dépendent en grande partie des ressources consacrées à son implantation et de leurs impacts sur les pauvres, en particulier les femmes. L'examen des budgets des CSLP montre si les engagements annoncés envers la dimension genre dans l'analyse et dans l'élaboration de la stratégie s'accompagnent ou non des ressources financières correspondantes. Indépendamment même des CSLP, plusieurs pays s'intéressent de plus en plus à l'analyse sexospécifique des budgets (ASB; ou analyse budgétaire sexospécifique; ou analyse genre des budgets). Selon la manière dont elle est mise en œuvre, cette analyse peut contribuer à la concrétisation de différents buts.

• Elle peut accroître la transparence des processus d'élaboration et d'implantation des politiques, contribuant ainsi à démystifier les rouages décisionnels officiels longtemps considérés comme hermétiques et secrets.

• Elle compare les intentions politiques à l'affectation réelle des ressources et permet par la même occasion de déter-miner si les engagements politiques gouvernementaux envers la dimension genre relèvent d'une intention concrète ou d'un discours creux.

• Elle peut inciter les citoyens ainsi que les autres intervenants à s'informer sur la manière dont les fonds publics sont dépensés, obligeant dès lors les autorités à rendre des comptes à la population.

L'analyse sexospécifique des budgets peut être menée à diffé-rents niveaux : un pays, une région, un secteur ou même un programme. Elle peut être réalisée par le gouvernement, en collaboration avec lui ou indépendamment de lui. Les résultats obtenus dépendent en partie de l'approche choisie. Toutefois, les observations relevées dans différents pays montrent que cette analyse doit bénéficier d'un climat politique favorable pour orienter concrètement la conception des politiques. En Australie, en Afrique du Sud et au Royaume-Uni, par exemple, c'est l'accession au pouvoir de partis politiques progressistes qui a permis à l'ASB de se frayer une place dans les cercles gouvernementaux. Ces analyses semblent ainsi être plus associées à certains types de plateformes politiques que considérées comme des parties intégrantes de la stratégie de développement.

Dans plusieurs pays du Commonwealth, les États membres ayant confié au Secrétariat le mandat de promouvoir l'égalité intergenres à tous les échelons de l'association, les ministres responsables des questions sexospécifiques et de la condition féminine ont bénéficié d'un climat politique favorable à l'implantation de l'ASB au niveau gouvernemental, en collaboration avec le Secrétariat. En ce qui concerne le Secrétariat lui-même, cette mission de sexospécification des budgets gouvernementaux a ouvert une brèche stratégique vers l'intégration pleine et entière de la dimension genre aux politiques macroéconomiques. Comme elle touche tous les ministères et organismes gouvernementaux, l'analyse budgétaire sexospécifique offre aux représentants de tous les secteurs l'occasion concrète d'incorporer la dimension genre à leurs sphères d'activité respectives. Enfin, puisque les finances et la planification jouent un rôle central dans l'édification des budgets et dans les décisions politiques générales, l'ASB devrait favo-riser la prise en compte des questions sexospécifiques dans les opérations quotidiennes et dans la gestion financière du gouvernement.

L'implantation des ASB s'est faite jusqu'à présent par la mise en œuvre d'approches et d'instruments très divers. Ainsi, les répercussions sexospécifiques des décisions entourant le niveau général des déficits ou des surplus peuvent être examinées à la lumière de leurs impacts probables sur le temps de travail non rémunéré ou à celle des coûts économiques des stratégies susceptibles d'avoir des incidences différentes sur les hommes et les femmes (par exemple, les plafonnements salariaux dans le secteur public). Les modèles d'équilibre général calculable (MÉGC) peuvent également s'avérer utiles pour établir ces estimations et pour prévoir les impacts de différents scénarios et, par conséquent, pour faciliter la planification (voir encadré 2.6). Il est envisageable par ailleurs de solliciter le point de vue des femmes et des hommes sur les politiques proposées (voir encadré 8.5). Les évaluations des bénéficiaires (ou analyses des bénéficiaires) réalisées dans les pays en développement portent généralement sur des programmes précis, mais rien n'empêche de les appliquer à des politiques plus générales.

La plupart des ASB s'intéressent en priorité aux dépenses, en partie parce qu'il est plus facile d'évaluer les impacts directs sur la satisfaction des besoins et sur la promotion des possibilités d'action. Plusieurs analystes proposent une désagrégation en trois volets des dépenses gouvernementales des ministères et organismes :

1. Le dépenses qui ciblent spécifiquement les femmes (par exemple, l'implantation de projets lucratifs pour les femmes);

2. Les dépenses visant à promouvoir l'égalité des genres dans le secteur public (par exemple, la formation de femmes cadres ou la mise sur pied de garderies);

3. Les dépenses budgétaires globales ayant des impacts sexospécifiques, par exemple : Indépendamment des programmes spéciaux pour les filles ou les femmes, quel est l'impact du budget global de l'éducation sur l'égalité intergenres dans la société considérée ? Qui fréquente le plus les établissements de soins de santé ? Qui bénéficie le plus du soutien agricole ?

Encadré 8.5 Les consultations publiques sur les politiques proposées

La Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL – Women's International League for Peace and Freedom, WILPF) a demandé aux femmes ce qu'elles pensaient de la manière dont leur gouvernement utilisait leurs budgets. Aux États-Unis, la WILPF a mis sur pied un Projet de budget pour les femmes en 1996. À l'époque, la « crise » de la dette nationale et la nécessité de restreindre les dépenses gouvernementales pour réduire le déficit public faisaient chaque jour les manchettes. Soulignant que très peu de femmes bénéficient des dépenses militaires (parce qu'elles sont très sous-représentées dans les forces armées, mais aussi chez les sous-traitants et les fournisseurs de l'armée), l'équipe du projet a estimé les coûts de programmes de défense et les a comparés à ceux de différents programmes sociaux. Elle a ensuite demandé aux femmes comment elles souhaiteraient que les fonds publics soient dépensés. L'équipe du projet a par ailleurs déterminé la manière dont les économies réalisées par les compressions envisageables dans les dépenses militaires pourraient financer des services bénéficiant aux femmes.

L'analyse de l'incidence des dépenses publiques (ou analyse de l'incidence des avantages) aide à répondre à certaines de ces questions : elle consiste à calculer le coût unitaire (par personne) d'un service en particulier ainsi que la manière dont l'utilisent les femmes et les hommes, les filles et les garçons (voir encadré 8.6). Plusieurs autres outils peuvent faciliter l'analyse des budgets, par exemple : l'évaluation sexospécifique des politiques et des programmes (qui peut déterminer leur impact probable, positif ou négatif, sur les inégalités de genre); et la formulation de récapitulatifs des ASB qui résument les principales constatations et définissent les répercussions de différentes configurations revenus/dépenses.

Encadré 8.6 L'utilité de l'analyse de l'incidence des avantages dans l'évaluation des budgets gouvernementaux

S'appuyant sur une analyse de l'incidence des avantages, une étude réalisée au Ghana montre que les dépenses gouvernementales dans la santé et l'instruction sont contrebalancées en partie par un recouvrement des coûts qui diminue les subventions consacrées à ces services. En ce qui concerne l'utilisation, l'enquête constate que les filles reçoivent 45 % des subventions au niveau primaire d'instruction alors que leur taux brut de scolarisation s'élève à 67 %. Cette distorsion sexospécifique est plus marquée encore parmi les ménages pauvres. Les pauvres étant moins susceptibles de se faire soigner quand ils tombent malades, les mieux nantis recourent plus souvent qu'eux aux services de santé publics et privés. Cependant, les femmes tirent plus avantage que les hommes des subventions publiques dans la santé, notamment parce qu'elles bénéficient de services sexospécifiques conçus en fonction des besoins féminins.

Les projets nationaux d'ASB

L'analyse sexospécifique des budgets de plusieurs pays a permis de mieux comprendre l'impact des décisions budgétaires sur la population masculine et sur la population féminine. En Australie, par exemple, un « budget Femmes » a été intégré pour la première fois au budget fédéral en 1984, ce qui constitue l'une des premières initiatives de cette nature au niveau mondial. Ce projet a beaucoup contribué à sensibiliser les ministères aux incidences de leurs politiques sur les femmes, favorisant ainsi la prise en compte de la dimension genre dans les programmes. Ainsi, le ministère de l'Industrie, de la Technologie et du Commerce, un ministère « économique », a constaté grâce à ce projet que les réformes macroéconomiques avaient des répercussions très différentes sur les hommes et sur les femmes : le gouvernement avait octroyé des fonds pour atténuer l'impact des ajustements – mais beaucoup plus dans les secteurs qui employaient majoritairement des hommes (par exemple, l'automobile) que dans les secteurs à main-d'œuvre essentiellement féminine (vêtement, textile, chaussure). Une allocation spéciale de formation professionnelle a été établie pour les femmes mariées du secteur du vêtement. Jusque-là, le revenu de leurs maris leur interdisait l'accès à cette me-sure.

Après l'Australie, l'Afrique du Sud a été l'un des premiers pays du monde à mettre sur pied un Projet Budget Femmes (Women's Budget Initiative – WBI), une initiative née de la collaboration entre des députées soucieuses d'équité sexospécifique et deux ONG de recherche en politiques. L'équipe du Projet s'est tout d'abord intéressée aux questions qui touchent les plus défavorisées – c'est-à-dire celles qui, en plus d'être femmes, sont noires, rurales et pauvres. Les études ont montré par exemple que les budgets publics (considérables) qui avaient été affectés à la réforme foncière ne pouvaient guère bénéficier directement aux femmes, notamment parce que la loi restreignait leur droit à posséder leurs propres terres et à conclure des contrats. Aujourd'hui, le ministère responsable des questions foncières intègre l'analyse sexospécifique à ses programmes de suivi et d'évaluation et forme son personnel en ce sens. Le Projet Budget Femmes s'est également intéressé à un problème qui touche les femmes de toutes les classes sociales, de toutes les races et autres segmentations : la violence contre les femmes. Il a ainsi examiné trois volets du financement gouvernemental des programmes de lutte contre la violence infligée aux femmes. Les résultats de ce bilan ont ensuite été transmis au Comité parlementaire sur l'amélioration de la qualité de vie et du statut des femmes. Ce comité travaille en priorité sur la violence contre les femmes, la pauvreté et le VIH/sida, qu'il considère comme les problèmes féminins les plus importants dans le pays.

Au Sri Lanka, les analyses sexospécifiques des budgets qui ont été réalisées par le ministère de la Planification nationale ont permis de constater que la réduction du secteur public n'avait pas eu sur les femmes l'impact disproportionné auquel on s'attendait. Au contraire, la fermeture d'institutions semi-gouvernementales a eu une incidence plus grande sur l'emploi des hommes. De leur côté, les femmes ont bénéficié de l'essor de l'emploi qualifié au niveau national et provincial. L'analyse a révélé en outre que les services sociaux étaient relativement égalitaires dans l'accessibilité comme dans l'utilisation. Par contre, les femmes étaient sous-représentées au niveau des services économiques offerts par le gouvernement dans l'agriculture et dans l'industrie. Or, ainsi que le rapport le souligne, il est important que les femmes aient accès à ces services et qu'elles les utilisent, sinon l'élévation de leur taux d'instruction ne pourra avoir aucun impact positif sur la productivité et les revenus.

Les possibilités d'action politique qui émanent de l'ASB

L'analyse sexospécifique des budgets met en lumière un certain nombre d'axes politiques envisageables, notamment :

• Redéfinir les priorités au lieu d'instaurer de nouveaux programmes, par exemple investir moins dans l'instruction tertiaire pour favoriser plus activement la formation et la scolarisation de base des adultes ainsi que les projets préscolaires – en Afrique du Sud, seulement 1 % du budget de l'éducation était affecté à ces programmes, qui peuvent pourtant bénéficier directement aux enfants et aux femmes pauvres;

• Assurer une répartition plus judicieuse des dépenses, par exemple énoncer les caractéristiques des programmes de travaux publics qui sont les plus susceptibles de favoriser la participation des femmes pauvres en même temps que celle des hommes pauvres;

• « Dégraisser » : éliminer les extravagances salariales et les avantages indus dont bénéficient les hauts fonctionnaires (pour la plupart, des hommes) et consacrer les ressources ainsi libérées à l'amélioration des conditions de travail des responsables de première ligne de la prestation des services (dont la motivation professionnelle détermine en grande partie la qualité des services offerts);

• Évaluer d'une manière rigoureuse la pertinence des dépenses militaires.

Intégration de la dimension genre à l'élaboration des politiques institutionnelles

Les décideurs sont maintenant beaucoup plus conscients des questions sexospécifiques et disposent de recherches et d'analyses nombreuses sur ce thème. Néanmoins, les politiques et les programmes qu'ils élaborent continuent de n'accorder qu'une attention restreinte et fragmentaire à l'équité hommes–femmes. Les CSLP qui ont été examinés jusqu'ici en sont la preuve. Plusieurs facteurs expliquent cette contradiction, notamment les deux qui sont décrits ci-dessous.

1. Les instances d'élaboration des politiques ne considèrent toujours pas la prise en compte du genre comme une compétence fondamentale – ni au niveau des organismes internationaux de développement, ni aux niveaux nationaux ou locaux. Par conséquent, elles ne se sont pas dotées des connaissances et savoir-faire nécessaires pour intégrer la dimension genre à leurs activités. Quand elles possèdent quelques connaissances et savoir-faire dans ce domaine, ils portent essentiellement sur : (a) les secteurs traditionnellement associés aux femmes et au genre; et (b) les programmes qui touchent directement les préoccupations des femmes ou la promotion de l'égalité intergenres.

2. Les milieux les plus touchés par la dimension genre sont encore peu consultés. La participation directe des pauvres aux processus de consultation pourrait prendre du temps. Toutefois, les instances qui élaborent les politiques ne prennent généralement même pas la peine (ou alors, seulement d'une manière symbolique) de consulter les organismes qui travaillent avec les pauvres et ceux qui œuvrent à la concrétisation des objectifs d'équité intergenres. En outre, quand des organismes de ce type sont consultés, ce sont souvent ceux qui sont déjà en relation avec les gouvernements et les donateurs.

Cela fait longtemps que les analystes reconnaissent la nécessité d'institutionnaliser les objectifs d'équité intergenres, de les intégrer aux activités des instances d'élaboration et d'implantation des politiques au niveau national et international. À ce jour, les progrès constatés sont variables dans les instances nationales et internationales, et dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Plusieurs obstacles entravent le processus, notamment :

• Manque de volonté politique;

• Sous-financement des unités et des ministères chargés de l'intégration de la dimension genre;

• Marginalisation et relocalisations fréquentes des unités dans l'appareil d'État;

• Institutionnalisation des intérêts patriarcaux dans les normes, les règles et les pratiques organisationnelles;

• Résistance profonde des différentes divisions face à la prise en charge de questions et de problèmes transversaux susceptibles d'empiéter sur leurs ressources budgétaires – par exemple, le genre.

Dans les pays à revenu élevé (par exemple, l'Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande), les revendications féminines et les groupes de femmes bénéficient souvent du soutien généralisé ou presque des instances et des groupes de la société, ce qui leur a permis de survivre aux gouvernements conservateurs. Dans certains de ces pays, néanmoins, l'État responsable de la justice sociale a reculé face à l'adoption, dans les années 1990, de la logique du marché comme principe privilégié de la résolution des problèmes, obligeant les organisations de femmes à se rabattre sur une « politique du moindre mal » pour limiter les dégâts.

Le Système de gestion sexospécifique (SGS)

Le Système de gestion sexospécifique (SGS – Gender Management System, GMS) établi par le Secrétariat du Commonwealth s'appuie sur les enseignements tirés de projets comparables à ceux qui viennent d'être cités. Le SGS est un ensemble de concepts et de méthodes visant à mettre sur pied un réseau exhaustif de structures, de mécanismes et de procédures qui intègrent la dimension genre aux projets, programmes, plans et politiques de développement. Dans cette optique, l'implantation d'un Plan d'action sexospécifique s'avère indispensable pour assurer l'intégration de la dimension genre aux activités gouvernementales. Ce plan doit :

• Fournir une analyse complète des inégalités de genre dans la société considérée ainsi qu'un examen de leurs causes et de leurs effets;

• Proposer un ensemble d'interventions stratégiques susceptibles d'éliminer ces inégalités, ainsi qu'une hiérarchie des priorités établie selon les synergies, les complémentarités et les arbitrages les plus probables;

• Mesurer le coût de ces interventions et de leurs impacts;

• Instaurer une structure de suivi qui permettra de mesurer le chemin parcouru et obligera les responsables à rendre compte des actions mises en œuvre et des résultats obtenus.

L'intégration de la dimension genre nécessite en outre l'établissement d'un bilan complet des plans de développement nationaux et des CSLP, mais aussi des cycles réguliers d'élaboration des politiques, de planification et de mise en œuvre des différents ministères.

Pour atteindre ce but, il faut des mécanismes, des capacités, une volonté concrète ainsi qu'un appui politique qui permettront d'implanter le changement dans les institutions. Le SGS s'intéresse avant tout à la création de structures nationales susceptibles d'atteindre ces buts. Cependant, certaines des constatations établies à ce niveau peuvent être extrapolées à d'autres types d'organisations. Ainsi que le souligne le Secrétariat du Commonwealth, le SGS a été conçu pour susciter des changements fondamentaux et durables dans la société considérée dans son ensemble. C'est toutefois au changement organisationnel à l'échelon gouvernemental qu'il s'intéresse en premier lieu car, fondamentalement, c'est l'État qui est chargé de représenter les intérêts de tous ses citoyens. Plusieurs structures institutionnelles s'avèrent indispensables pour atteindre ce but :

• Un organisme directeur jouant le rôle de fer de lance du changement (le plus souvent, l'appareil gouvernemental chargé de la promotion des femmes);

• Une équipe de gestion regroupant les représentants des ministères et de la société civile et chargée de coordonner la stratégie de mise en œuvre;

• Un réseau de « têtes de ponts » chargées de promouvoir la sexospécificité dans leurs ministères respectifs et d'assurer les relations avec les autres ministères dans ce domaine;

• Un comité directeur interministériel qui supervise les relations entre les ministères;

• Un Comité parlementaire de la dimension genre composé de députés/députées déterminés à concrétiser les objectifs d'égalité hommes–femmes et chargés de les promouvoir dans l'arène politique formelle;

• Une structure de liaison entre ces équipes et la société civile afin d'assurer une circulation bilatérale de l'information et une véritable discussion entre le gouvernement et la société dans son ensemble.

Plusieurs leviers doivent être mis en place pour provoquer ce changement organisationnel. Dans le cadre des SGS, les trois leviers ci-dessous s'avèrent essentiels :

1. La sensibilisation. Ce levier regroupe les activités entourant l'analyse et l'élimination des normes formelles et informelles, des règles, attitudes et comportements qui institutionnalisent les inégalités dans une organisation donnée. Jusqu'ici, la formation aux questions genre a toujours été considérée comme le moyen privilégié de sensibiliser les intervenants. Cette formation ne peut toutefois pas atteindre ses objectifs si elle est dispensée dans le cadre d'activités ponctuelles. Pour porter ses fruits, il faut qu'elle devienne une partie intégrante du développement organisationnel. Le levier de la sensibilisation doit être utilisé pour définir les obstacles qui entravent l'égalité entre les genres au niveau collectif dans l'organisation.

2. Les communications. L'information et les résultats des analyses doivent circuler rapidement et sans entraves dans le système afin que toutes les politiques et tous les programmes tiennent compte de la dimension genre. Pour ce faire, il faut investir pour doter l'organisation dans son ensemble de connaissances et de savoir-faire relatifs à la dimension genre et intégrer ces compétences aux différents secteurs – au lieu qu'elles soient la chasse gardée d'un groupe isolé de spécialistes chargé de tous les questionnements et problèmes gouvernementaux concernant le genre.

3. Les incitations. Dans la foulée de la réforme globale du secteur public, la plupart des gouvernements ont adopté des mécanismes d'évaluation reposant sur le rendement. Les membres du personnel sont de plus en plus souvent évalués en fonction des résultats qu'ils obtiennent par rapport aux objectifs du gouvernement ou du ministère considéré. L'intégration de la dimension genre nécessite l'incorporation à tous les systèmes d'évaluation du rendement d'incitations et de pénalités déterminées par la concrétisation des objectifs d'équité sexospécifique.

D'autres mécanismes généraux peuvent aider ces entités et réseaux à atteindre leurs objectifs se rapportant à la dimension genre, notamment : la mise sur pied d'une structure législative qui défend les droits des femmes en tant que droits humains; l'instauration d'un contexte politique qui favorise l'intensification de la présence des femmes aux postes décisionnels; le soutien d'organismes internationaux, par exemple le Secrétariat du Commonwealth. Il s'avère indispensable en outre d'établir des relations de coopération avec la société civile. En effet, dans les démocraties, ce sont les pressions exercées par la société civile qui légitiment la présence des objectifs d'égalité intergenres dans la structure gouvernementale et qui leur confèrent le poids politique nécessaire pour assurer leur concrétisation.

La mobilisation en faveur des objectifs d'équité intergenres : la construction d'un militantisme citoyen

L'insuffisance des connaissances et des savoir-faire entourant les questions sexospécifiques constitue une entrave majeure à l'intégration de la dimension genre aux priorités et aux activités des instances chargées de l'élaboration des politiques. Un autre facteur peut expliquer que les politiques et les programmes continuent de n'accorder qu'une attention très secondaire à l'égalité intergenres : l'insuffisance des consultations auprès des intervenants et intervenantes de premier rang. Le meilleur moyen de régler ce problème serait d'établir des organismes et des regroupements actifs et bien organisés dans la population elle-même afin qu'ils exercent des pressions en faveur de la concrétisation des objectifs d'égalité intergenres et qu'ils demandent aux gouvernements, aux donateurs et aux organismes internationaux de rendre compte de leurs actions ou de leur inaction dans ce domaine.

Nous avons vu au chapitre précédent plusieurs exemples de mobilisation ascendante en faveur des objectifs d'équité intergenres. Nous avons constaté que, malgré la diversité de leurs objectifs et de leurs stratégies, tous ces acteurs contestent la structure des classes et le patriarcat dans le contexte qui est le leur. La génération précédente des organisations de femmes privilégiait la sensibilisation et la promotion de l'autonomie. D'une manière générale, elle se situait dans une dynamique de confrontation par rapport à l'État. Depuis quelques dizaines d'années, les organisations de femmes s'efforcent plutôt de prendre leur place dans le processus politique afin de l'orienter dans le sens de leurs objectifs. Pour ce faire, elles ont développé les connaissances et les savoir-faire de la société civile par rapport aux politiques en général mais aussi, en particulier, par rapport à l'analyse des dimensions genre des politiques.

Ainsi, tous les projets d'analyse sexospécifique des budgets n'émanent pas nécessairement de l'appareil d'État. L'équipe du Projet Budget Femmes (Women's Budget Initiative – WBI) de l'Afrique du Sud, par exemple, se compose essentiellement de membres de la société civile, députées et membres d'ONG. Ce cas illustre l'impact direct que l'accroissement du nombre des femmes au parlement peut avoir sur les politiques favorables aux pauvres. En plus de multiplier les démarches auprès du gouvernement, l'équipe du Projet Budget Femmes informe la population, produit des documents écrits dans plusieurs langues locales, mais toujours dans un style accessible. L'Ouganda propose un autre exemple d'intégration des femmes de différentes classes de la société aux structures politiques de leur pays (voir encadré 8.7).

Encadré 8.7 Les consultations populaires auprès des femmes en Ouganda

Les instances gouvernementales ougandaises chargées de la promotion des femmes ont lancé en 1990 un processus sans précédent de consultation auprès des femmes de toutes les régions du pays pour connaître leur point de vue sur la Constitution nationale en vue de soumettre leurs commentaires à la Commission constitutionnelle. C'est peut-être la première fois de l'histoire que les citoyennes d'un pays participaient de manière aussi active à l'élaboration de leur Constitution. Utilisant des manuels de formation simplifiés, l'équipe des consultations a interrogé des femmes de tous horizons pour établir une série de recommandations qui témoignent des points de vue des femmes dans toute leur diversité, aussi bien leurs consensus que leurs divergences. Dans la foulée de cette politisation féminine autour des questions constitutionnelles, 30 femmes se sont portées candidates aux élections de l'Assemblée constituante de 1994. Cette politisation a également eu des impacts durables sur le ministère de la Condition féminine : aujourd'hui, il s'intéresse aux préoccupations des régions rurales de beaucoup plus près que la plupart de ses équivalents des autres pays.

Au Bangladesh, des ONG œuvrant dans le domaine du droit des femmes ou de la lutte contre la pauvreté (Nari Pokhho, Nijera Kori, Proshika) ont entrepris d'observer la prestation des services gouvernementaux au niveau local. Leur initiative a sensibilisé les prestataires à la nécessité de rendre compte de leur action et de leurs résultats à la population. Il s'est avéré cependant que les capacités réelles d'intervention de ces prestataires étaient entravées par l'insuffisance de la décentralisation vers les gouvernements locaux, la résolution des problèmes structurels restant du ressort du gouvernement central. Au total, l'analyse a ainsi donné un poids supplémentaire aux revendications plus générales en faveur d'une décentralisation démocratique.

Au Mexique, le Groupe d'éducation populaire des femmes (Grupo de Educación Popular con Mujeres), qui travaille à l'accroissement des capacités économiques des femmes dans les collectivités démunies, a mis sur pied un processus d'apprentissage participatif reposant notamment sur la réflexion et la discussion en continu. Au fil du temps, les femmes du groupe ont graduellement délaissé leurs préoccupations premières (formation technique et projets générateurs de revenus) pour s'intéresser davantage aux transformations politiques. Ayant obtenu la création d'un bureau de la condition féminine dans l'un des paliers de gouvernement, elles ont ensuite travaillé avec les instances législatives de l'État à l'élaboration d'un plan biennal de résolution de leurs problèmes sexospécifiques.

Ailleurs dans le monde, l'UNIFEM (le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme) contribue très activement à l'instauration d'un dialogue entre les instances de la société civile pour promouvoir l'analyse sexospécifique des budgets. Dans les Andes, les méthodes de travail qui ont émergé de ces interactions contribuent maintenant à la construction, dans la population en général, d'une meilleure connaissance des rouages et mécanismes des plans et des budgets de développement nationaux et municipaux. En Bolivie, par exemple, la réforme décentralisatrice prévoit la participation de la société civile à l'élaboration des budgets. Toutefois, les groupes de femmes n'ont pas été intégrés à la mise en œuvre et au suivi des budgets. Ici, les efforts se sont essentiellement portés sur les plans de dépenses associés

Image

Récolte familiale de pommes de terre en Bolivie
ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL

au CSLP. L'objectif de cette initiative est de donner aux femmes et à leurs organisations les moyens d'influer sur les décisions budgétaires, mais aussi de mieux cibler et d'intensifier leurs démarches auprès des différents paliers de gouvernement par le perfectionnement de leurs compétences budgétaires techniques.

Conclusion

La route qui mène à l'égalité des genres est sinueuse. Pour chacune des victoires que remportent les personnes, les instances officielles et les groupes populaires qui œuvrent à la promotion de cet objectif dans le monde, les revers sont nombreux. L'oppression patriarcale reste très forte. Toutefois, quand on dresse le bilan des recherches, des actions et des mobilisations qui sont intervenues ces 30 dernières années dans le domaine du développement, on constate que d'importants progrès ont été réalisés sur plusieurs fronts. Pour que le mouvement de promotion de l'égalité garde son espérance et sa vigueur, il est important de souligner ces réussites. Ainsi,

• L'écart sexospécifique dans les chances de survie, dans la santé et dans l'instruction s'est resserré;

• Les femmes sont devenues beaucoup plus visibles dans les économies de leurs pays respectifs et, si leurs emplois ne leur assurent pas une protection égale à celle dont les travailleurs hommes ont pu bénéficier à une certaine époque, ils les aident néanmoins à éroder le mythe de l'homme pourvoyeur et à atténuer la dépendance économique des femmes;

• Les femmes sont maintenant beaucoup plus conscientes de leurs droits – celles des milieux instruits et relativement nantis qui possèdent un certain accès aux cercles du pouvoir mais aussi, de plus en plus, celles des collectivités pauvres.

En ce qui concerne les instances chargées de l'élaboration des politiques, la principale constatation qui émane du présent ouvrage est la suivante : l'accroissement des capacités d'action des femmes peut jouer un rôle déterminant dans la concrétisation de la plupart des OMD. Or, ces instances peuvent améliorer l'accès des femmes aux ressources et amener la société à mieux valoriser leur apport. De telles mesures généreraient sans aucun doute des impacts positifs très importants.

Des progrès restent à faire pour convaincre les hommes de participer au mouvement de promotion de l'égalité sexospécifique. Tout renoncement à des privilèges, quels qu'ils soient, est nécessairement difficile – surtout s'il oblige à redéfinir son identité et qu'il ne semble rapporter aucun gain dans l'immédiat. Néanmoins, les hommes sont de plus en plus nombreux à participer au mouvement, et ce, pour des raisons diverses : volonté humanitaire; considérations d'efficacité; ou simplement, sentiment de solidarité envers un groupe opprimé.

Si les régimes autoritaires peuvent réaliser l'égalité des genres dans ses dimensions matérielles, l'espace démocratique reste beaucoup plus propice à l'auto-organisation des groupes défavorisés ainsi qu'à l'obtention de droits en lieu et place de la charité. Les militants et les militantes de l'équité intergenres participent de plus en plus directement au processus d'élaboration et d'implantation des politiques. Qu'importe qu'ils aient pu être lancés par calcul ou par intérêt, les appels à la participation que les instances politiques multiplient depuis peu constituent une occasion à ne pas manquer. Ce-pendant, dans un monde qui se caractérise par une interdépendance grandissante des acteurs et dans lequel les actions menées dans un pays ont souvent de nombreuses ramifications dans d'autres, l'engagement national ne peut donner que des résultats limités. Au 21e siècle, le principal défi que les militantes et militants de l'égalité des genres devront relever sera de tisser des alliances, entre eux et avec d'autres, pour établir un ordre international plus équitable et pour maintenir l'objectif d'équité intergenres à l'avant-plan de la revendication et de l'action.

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Glossaire

Agrégation – Incorporation de plusieurs entités économiques à une même catégorie. Par exemple, les données sur le commerce international agrègent les biens et les services en différents groupes afin de faciliter l'analyse. Dans les bilans macroéconomiques, tous les biens et les services sont généralement agrégés dans une même catégorie.

Analyse sexospécifique des budgets (ASB; analyse budgétaire sexospécifique; analyse genre des budgets) – Méthode d'évaluation de l'impact des budgets gouvernementaux, surtout nationaux, sur différentes catégories d'hommes et de femmes. L'ASB porte notamment sur les affectations sexospécifiques (par exemple, les programmes qui ciblent spécifiquement les femmes). Elle fournit aussi une désagrégation sexospécifique des dépenses générales effectuées dans tous les secteurs et tous les services. Enfin, elle fait le point sur les affectations budgétaires et les politiques d'égalité des chances dans les services gouvernementaux.

Budget – Énoncé annuel des changements apportés à la politique fiscale du gouvernement. Le budget décrit les modifications proposées à la structure des taxes et des impôts pour l'année fiscale suivante, ainsi que la manière dont le gouvernement compte dépenser ces revenus.

Cadre stratégique de lutte contre la pauvreté (CSLP) – Document décrivant les politiques et programmes macroéconomiques, structurels et sociaux de promotion de la croissance et de réduction de la pauvreté d'un pays donné, ainsi que ses besoins correspondants en financement extérieur.

Croissance endogène – Croissance générée directement ou indirectement par les forces internes d'un système. En économie, ce système est généralement l'État.

Croissance exogène – Croissance générée directement ou indirectement par les forces extérieures au système considéré.

Désagrégation sexospécifique des données (ventilation des données par genre) – Mesure de facteurs et d'impacts en ce qu'ils se rapportent particulièrement aux femmes ou aux hommes (aux filles ou aux garçons) ainsi qu'à leurs rôles et responsabilités respectifs dans la société. Par exemple, la distance qui sépare le domicile des sources d'eau ou des combustibles n'a pas le même impact sur les femmes que sur les hommes, car ce sont généralement les femmes qui assurent la collecte de l'eau et des combustibles.

Exogamie – Coutume consistant à épouser un partenaire (homme ou femme) extérieur à la tribu, à la famille, au clan ou à une autre unité sociale.

Genre – Sexe « social ». Le genre d'une personne est défini par les règles, normes, coutumes et pratiques qui transposent les différences biologiques entre les individus mâles et femelles de l'espèce humaine en différences socialement construites entre hommes et femmes et entre garçons et filles. Les deux genres ainsi définis ne sont pas valorisés également et ne bénéficient pas des mêmes possibilités d'action et d'évolution.

Indifférence au genre (insensibilité à la dimension genre; absence d'intégration de la dimension genre) – Absence de prise en compte des rôles, responsabilités et capacités socialement déterminés des hommes et des femmes, respectivement. Une politique est insensible au genre quand elle repose sur des données décrivant exclusivement l'activité masculine ou quand elle considère que toutes les personnes touchées par les mesures envisagées ou implantées présentent les mêmes besoins et les mêmes intérêts, en l'occurrence, ceux des hommes.

Inefficacité dans l'allocation des ressources – Perte de ressources causée par le fait qu'elles ne sont pas réparties de la manière la plus productive possible.

Intégration de la dimension genre – Approche consistant à « évaluer les incidences pour les femmes et pour les hommes de toute action envisagée, notamment dans la législation, les politiques ou les programmes, dans tous les secteurs et à tous les niveaux. Il s'agit d'une stratégie visant à incorporer les préoccupations et les expériences des femmes, aussi bien que celles des hommes, dans l'élaboration, la mise en œuvre, la surveillance et l'évaluation des politiques et des programmes dans tous les domaines – politique, économique et social – de manière que les femmes et les hommes bénéficient d'avantages égaux et que l'inégalité ne puisse se perpétuer. Le but ultime est d'atteindre l'égalité entre les sexes. » (Conclusion concertée du Conseil économique et social des Nations Unies 1997/2)

Macroéconomie – Étude du comportement d'une économie considérée dans son ensemble, par exemple du point de vue de l'inflation, du chômage ou de la production industrielle. L'analyse macroéconomique s'intéresse notamment au niveau des revenus ou de la production de l'économie, y compris l'emploi, l'investissement global, la consommation totale et l'offre monétaire.

Marchandisation – Attribution d'une valeur commerciale à des biens et services précédemment considérés comme non échangeables sur un marché défini par l'offre et la demande.

Matrilinéarité – Établissement des liens de filiation et transmission de l'héritage par les femmes.

Ménage dirigé par une femme cheffe « de facto » – Ménage dont les hommes sont absents, généralement parce qu'ils ont migré pour trouver du travail.

Ménage dirigé par une femme cheffe « de jure » – Ménage dirigé par une femme en raison d'un divorce, d'un veuvage ou d'un abandon marital, ou parce qu'il s'inscrit dans une relation conjugale polygame.

Microéconomie – Étude du comportement des unités économiques, par exemple les consommateurs considérés dans leur individualité, les ménages ou les entreprises. L'analyse microéconomique s'intéresse notamment à la détermination des prix qui induisent le comportement de ces agents, y compris le prix des salaires et le rendement des fonds investis. Elle examine également l'offre et la demande, la répartition des ressources et le niveau de vie.

Neutralité quant au genre – Caractéristique des politiques qui ne s'adressent pas particulièrement aux femmes ni aux hommes et qui sont réputées avoir un impact égal sur les deux genres. Il est à noter que certaines politiques considérées comme neutres quant au genre sont en fait indifférentes au genre (voir ce terme).

Organisme non gouvernemental (ONG; organisation non gouvernementale) – Regroupement volontaire à but non lucratif de citoyens au niveau local, national, régional ou international. Les ONG assurent des fonctions humanitaires et fournissent des services très divers. Elles font connaître les préoccupations des citoyens aux gouvernements, évaluent l'implantation et les répercussions des politiques et favorisent la participation politique dans les collectivités. Certaines s'intéressent à des domaines précis tels que les droits humains, l'environnement ou la santé.

Patrilinéarité – Établissement des liens de filiation et transmission de l'héritage par les hommes.

Patrilocal – Qui se rapporte au lieu de résidence du clan ou de la famille du mari.

Produit intérieur brut (PIB) – Total de la production de la main-d'œuvre et de la propriété qui intervient physiquement à l'intérieur des frontières du pays considéré au cours d'une période donnée (habituellement, un an).

Produit national brut (PNB) – Valeur marchande de tous les biens et services finaux produits pour la consommation au cours d'une période donnée (habituellement, un an) par les citoyens du pays considéré, qu'ils se situent à l'intérieur ou à l'extérieur de ses frontières.

Programme d'ajustement structurel (PAS) – Programme visant à rétablir une balance des paiements viable, réduire l'inflation et instaurer les conditions d'une croissance durable du revenu par habitant. Les PAS prévoient généralement des compressions des dépenses dans le secteur public ainsi que la mise en œuvre d'une politique monétaire très stricte. Dans les années 1980, au moins 75 pays en développement ont adopté des PAS dans la foulée de prêts leur ayant été consentis par la Banque mondiale et le FMI. Certains analystes estiment que ces programmes ont des impacts disproportionnés sur les femmes, car ils ne prennent pas en considération le rôle qu'elles jouent dans le secteur reproductif, ni la division sexospécifique du travail, ni les inégalités dans la répartition des ressources à l'intérieur des ménages.

Secteur reproductif – Ensemble des tâches garantissant le maintien, voire l'accroissement, de la main-d'œuvre actuelle et future, mais aussi de la population humaine en général. Ces tâches consistent notamment à abriter, protéger, nourrir et habiller les personnes qui composent la famille. Le travail fourni dans le secteur reproductif est généralement non rémunéré et exclu des comptes nationaux. Il incombe essentiellement aux femmes et elles y consacrent une portion extrêmement importante de leur temps.

Système de comptabilité nationale (SCN; système des comptes nationaux) – Ensemble de tableaux, de bilans et de données macro-économiques reposant sur des concepts, définitions, classifications et règles comptables dont la définition et l'adoption font l'objet d'un consensus international. En 1993, la révision du SCN recommandait d'intégrer à la mesure de l'activité économique tous les biens produits par les ménages pour leur propre consommation. Le travail non rémunéré (par exemple, les soins prodigués aux enfants et aux personnes âgées) reste toutefois exclu du SCN.

Transition démographique – Passage d'un pays donné d'un taux élevé à un taux faible de naissances et de décès. Dans les pays développés, cette transition a commencé au 18e siècle et se poursuit de nos jours. Les pays moins développés l'ont amorcée plus tard et se situent encore à ses premiers stades.

Usufruit – Droit de travailler une terre et d'en utiliser les productions, mais pas de la posséder.